vendredi 9 avril 2021

Un peu de mondocame ?

Mondocane de Jacques Barbéri


"Un vortex d'images et de bourdonnements d'étoiles", c'est comme ça que Lucien Raphmaj décrit la "mondocame" que constitue selon lui le roman de Jacques Barbéri, Mondocane (le mot-valise est d'autant plus justifié que les personnages du roman consomment de l'amphécafé ou du scotch-benzédrine comme nous, simples mortels, du thé à la rose).


Cela n'est pas si mal vu dans la mesure où, comme son titre l'indique, Jacques Barbéri a lorgné, pour construire son roman, non vers la forme aristotélicienne du film hollywoodien, mais bien vers la forme syncopée propre au genre du "chocumentaire" (ou "mondo"), tel que l'inventent en 1962 Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti & Franco Prosperi avec Mondo Cane, justement.


Dans From the Arthouse to the Grindhouse, John Cline & ‎Robert Weiner soulignent que les propos de Jacopetti sur le mondo mettent en avant "une utilisation du montage pour créer des significations traumatiques et critiques dans la lignée d'Eisenstein" ; dans Sweet & Savage, Mark Goodall renchérit en affirmant que "le montage mondo suit scrupuleusement les théories d'Eisenstein" ; dans Brechtian Cinemas, Nenad Jovanovic explique, elle aussi, que "le 'montage des attractions' d'Eisenstein supporte la comparaison avec les films mondo, qui présentent souvent des épisodes géographiquement et thématiquement différents, reliés par un commentaire en voix off".


En bon cinéphile, Jacques Barbéri s'inspire donc lui aussi de ce fameux "montage des attractions" (ou "assemblage de numéros", une traduction qui serait plus correcte) de Sergueï Eisenstein, aussi bien que du théâtre épique de Bertolt Brecht et ses scènes s'enchaînant en spirale plutôt qu'en ligne droite : Mondocane se compose ainsi d'une suite de tableaux percutants (2 de prologue, 6 de narration principale après 7 ans de pause, et 1 très bref d'épilogue).


Ici, point de montée vers un climax attendu de longue haleine, quoique Jacques Barbéri sacrifie, dans le tableau 8, à la tradition du "Combat" final, qui donne un sens au destin du personnage principal (à la façon désespérée, cela dit, du Terry Gilliam de Brazil) : on est plutôt dans un roman picaresque qui permet, à travers les errances de son mauvais garçon (le "picaro" Jack Ebner, lointain cousin barbérien de Gregor Ebner), d'examiner toutes les couches de la société, depuis les militaires d'avant l'apocalypse (le tableau 2, "Guerre et paix") jusqu'aux petites gens d'après l'apocalypse (la famille de quasi-mutants du tableau 3, "L'Amour montagne").


Toujours en bon cinéphile, d'un tableau à l'autre, Jacques Barbéri varie les tonalités et, bien sûr, les personnages : la romance du tableau 1, "Le Ravissement de la lune", cède presque aussitôt la place à un film de guerre, aussi satirique que le Dr Folamour de Stanley Kubrick (notez, au passage, que la lecture de ce tableau 2 est fortement recommandée à tous les militaires désireux de créer une "red team"), puis à un remake du Freaks de Tod Browning, avant de revenir, après maintes circonvolution, au film de guerre façon Francis Ford Coppola dans le tableau 6, "Les Etoiles sont le Styx" (le clin d'oeil à Apocalypse now est visible jusque dans le nom et le physique à la Marlon Brando du personnage de Kurtz).


L'intérêt de cette construction tabulaire (repérée avant moi par Bertrand Bonnet dans Bifrost) réside bien sûr dans les réflexions qu'elle fait naître sur le monde post-apocalyptique présenté par Jacques Barbéri : en vertu de quelles certitudes naïves les humains peuvent-ils bien croire qu'ils parviendront, après une apocalypse quelconque (le Covid, par exemple), à reconstituer tel quel le monde d'avant ? Mondocane, ce n'est pas Walking Dead : d'une façon ou d'une autre, tous les survivants sont des zombies, ils ont été atteints dans leur chair même par l'apocalypse…


Cet impact de l'apocalypse sur les corps, Jacques Barbéri nous le fait presque toucher à travers sa langue volontiers charnue (quoique parfois la segmentation en paragraphes amoindrisse quelque peu la densité de sa prose) : "la guitare et le sax expulsaient de minuscules paquets de notes, qui tournoyaient comme des pierres et fracassaient le temps en copeaux de lumière" (tableau 1, page 50 de l'édition poche, avec un jeu notamment sur les consonnes bilabiales, P, B, M, les vélaires, K, G, et les sifflantes, S, Z).


Souvent, le travail sonore de Jacques Barbéri (digne du musicien qu'il est) vient admirablement renforcer ses images, par exemple les métaphores culinaires utilisées tout au long du roman pour décrire les paysages : "la peau du lac floculait légèrement sous la morsure du gel naissant" (tableau 1, page 15, avec un jeu sur les liquides, L, comme sur les bilabiales, P, B, M, et les sifflantes, S, Z) ; "l'horizon était une barre de nougat, caramélisé à point" (tableau 4, page 124, avec un jeu sur les uvulaires, R, les bilabiales ,P, B, M, et les vélaires, K, G).


Alors, Mondocane, une lecture idéale pour les cinéphiles privés de salles obscures en ces temps apocalyptiques ? Sans aucun doute, mais n'oubliez pas : l'abus de mondocame nuit gravement à la santé mentale... Du moins, il vous empêchera de croire naïvement au retour à l'identique du monde d'avant le Covid !



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