mercredi 22 septembre 2021

Rendez-vous avec le rêve

La Maison de rendez-vous d'Alain Robbe-Grillet


C'est un truisme de le dire : l'oeuvre d'Alain Robbe-Grillet a évolué au travers les années, jusqu'à revêtir au moins trois aspects différents. Dans un article intéressant, Renato Barilli suggère de leur conférer la même appellation que certains ensembles de nombres manipulés par les mathématiques ; ainsi :

– les textes réels, ceux des années 50, peuvent encore se rattacher à "cette nouvelle orientation de la littérature vers une description froide et minutieuse", dixit Jean Pierrot dans sa petite étude sur Le Rêve ;

– les textes (et les films) imaginaires, ceux des années 60-70, surgissent (dès Dans le labyrinthe en 1959) quand, selon Jean Pierrot, l'oeuvre révèle soudain "la dimension imaginaire et plus particulièrement onirique qu'elle recelait sans doute dès le départ" et cherche à "construire un espace et un temps purement mentaux", comme le dit Alain Robbe-Grillet lui-même dans son introduction au scénario du film d'Alain Resnais, L'Année dernière à Marienbad (1961) ;

– les textes complexes, ceux des années 80-90, et notamment la série des Romanesques, travaillent sur le plan imaginaire un matériel autobiographique, a priori réel donc.


De ces trois aspects, le plus connu est (hélas) le premier ; mais le plus intéressant est sans doute (du moins pour un amateur de bizarreries tel que moi) le deuxième, qui annonce aussi bien le post-exotisme d'Antoine Volodine que le cinéma de David Lynch, comme je l'ai expliqué à propos de Souvenirs du triangle d'or (1978), voire les décentrages narratifs d'Alain Damasio et de Quentin Leclerc, comme je l'ai soutenu à propos de Topologie d'une cité fantôme (1976).


Gérard Klein ne me contredirait pas, qui consacrait, à sa sortie, un article brillant à La Maison de rendez-vous (1965), objet de la présente chronique, pour souligner la parenté de Robbe-Grillet avec Jorge Luis Borgès : selon lui (je résume outrageusement), "les lunettes déformantes du roman policier ou du roman d'espionnage" (voire du fantastique, le vampirisme étant convoqué pages 167 et suivantes) servent à scruter "l'état mental, pour ce que j'en sais, où s'aventure l'écrivain dans la jungle foisonnante des possibles de son thème" (j'y reviendrai, pour nuancer un peu l'analyse).


Comme Jorge Luis Borgès en effet, Alain Robbe-Grillet relève de ce genre qu'un ouvrage collectif dirigé par Patricia Merivale et Elizabeth Sweeney appelle le "roman policier métaphysique", qui n'utilise les codes du polar que pour mieux poser des questions "à propos de la narration, de l'interprétation, de la subjectivité, de la nature de la réalité et des limites de la connaissance" (ma traduction).


Dans un tel genre, l'auteur ne défie donc pas le lecteur à une course avec son représentant dans le texte, le détective ; du reste, dans La Maison de rendez-vous, la seule figure d'enquêteur disponible, celle du lieutenant de police, est au mieux marginale, au pire inefficace, et la mort d'Edouard Manneret, dont il existe plusieurs version différentes, n'est clairement pas l'enjeu de l'oeuvre, qui défie de surcroît toute chronologie.


Autrement dit, comme Alain Robbe-Grillet l'a lui-même théorisé dans l'introduction au scénario que j'évoquais plus haut, ce type de roman (ou de film) réclame un lecteur (ou un spectateur) qui ne cherche pas "à reconstituer quelque schéma "cartésien", le plus linéaire qu'il pourra", mais qui au contraire s'abandonne à cette "sorte de rengaine à répétitions cycliques, où l'on reconnaît toujours les mêmes passages à intervalles réguliers" (La Maison de rendez-vous, page 64, à propos d'une musique qui ressemble fort au roman, du moins dans sa première partie).


Comme dans un polar classique, le lecteur doit donc collecter des détails, qui lui serviront, non à résoudre un mystère et à démasquer un criminel, mais à construire un espace mental et à identifier la personne qui en est à l'origine – la signification de l'oeuvre lui apparaîtra alors avec clarté.


Aidé par le ralentissement (ou plutôt l'étirement) que Robbe-Grillet imprime soudain à son récit (page 82, "on dirait que tout s'est arrêté"), le lecteur ou la lectrice ne résoudra sans doute pas "l'irritant problème du chien" (page 143) qui se pose périodiquement au narrateur quand il évoque l'arrivée de Kim dans un immeuble, ce problème qui est l'équivalent métaphysique du "bizarre incident du chien pendant la nuit" de Conan Doyle.


En revanche, aidé.e par les changements successifs de couleur d'un vieux canapé, ou intrigué.e par la mention réitéré d'un voisin fou tapant sur le plancher, il ou elle comprendra que le roman ne l'immerge pas à Hong Kong, mais dans la tête d'une personne qui n'a plus que la fiction pour l'aider à vivre (voir les deux versions de la même scène finale, page 186 et 208).


Derrière le jeu narratif pratiqué ici par Alain Robbe-Grillet, ce "Buster Keaton de la littérature", comme l'écrivait Gérard Klein, se cache donc l'authentique mélancolie propre à tout clown de génie ; et La Maison de rendez-vous se révèle, au bout du compte, comme un vibrant hommage au pouvoir consolateur de la littérature.



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