Tombant de Fabien Clouette
Comme je l'écrivais ici, suivant Laurent Kloetzer, la science-fiction (et les littératures de l'imaginaire en général, rajouterai-je hardiment) est, plutôt qu'un genre, une "manière de faire".
Ce point de vue prend toute sa pertinence devant le dernier roman de Fabien Clouette, Tombant (et sans doute aussi devant bon nombre d'autres textes publiés par les éditions de l'Ogre, dont Saccage, La Rouille, Tiger, ou Capitale Songe).
En effet, dans un tel texte (comparable par certains aspects au récent TysT de luvan), le traitement (onirique, pour le dire vite) du récit importe plus que les thèmes les plus directement science-fictifs du roman.
Certes, nous sommes dans un monde futuriste marqué par la recrudescence des catastrophes naturelles, que ce soient les "inondations au niveau des polders" (page 179) ou "l'incendie du commissariat" (page 142) – sans parler des technologies (plus rêvées que réelles ?) comme les "écrans fabriqués en peau de seiche" de la page 191.
Toutefois, cet univers à venir importe moins que la façon dont le personnage principal le perçoit ; ainsi, les catastrophes valent surtout pour l'ambiance onirique qu'elles instaurent – les personnes arrêtées par la police se retrouvant, par exemple, enfermées dans des aquariums vidés de leur eau...
Cet onirisme permanent indique assez que la partie la plus science-fictive de Tombant est bien, à la manière de l'Alain Robbe-Grillet des années 70 (La Maison de rendez-vous, Topologie d'une cité fantôme, Souvenirs du triangle d'or, Projet pour une révolution à New York) cette façon d'explorer les diverses strates de réalité ("la sédimentation de souvenirs", page 369) qui s'agrègent autour d'un seul et même personnage (le point focal, ici confondu avec le narrateur).
Fabien Clouette part du classique motif de l'homme qui revoit sa vie (ici, son dernier été) défiler devant ses yeux avant de mourir – le temps que sa voiture tombe au fond de l'eau, comme dans Inception de Christopher Nolan (premier niveau de réalité).
Simplement, les images qui lui viennent (et qui constituent le deuxième niveau de "réalité) comportent presque autant de souvenirs bien réels que d'extrapolations, puisqu'il invente par exemple, tout au long du livre, ce que fera sa compagne, V., après sa mort (page 16, "je l'imagine contempler les flashs à la recherche du pire") – pour moi, il n'est donc clairement pas ce "narrateur omniscient" que décrit Hugues de la librairie Charybde (qui a apprécié le roman autant que moi), ou alors il l'est autant que son imagination le lui autorise.
Par ailleurs, ses souvenirs font également la part belle aux scènes qu'il s'est représentées en écoutant ses ami.e.s lui raconter un épisode de leur vie (voire un de leurs rêves), ajoutant ainsi une troisième strate de réalité (née d'une voix iconogène, dirait Michel Chion) aux deux précédentes – normal, "à la première inspiration de mer dans les poumons, les souvenirs se brouillent et se mélangent aux souvenirs des autres" (page 80).
Notez que cette troisième strate de réalité se compose aussi de souvenirs dans les souvenirs, comme lors de cette plongée décrite page 220, qui le ramène à son ancien travail : "dans la profondeur du champ d'amphores, il y a des lignes, comme des rails de train, comme des tapis roulants. Ici, ces rails deviennent ceux d'une usine salaison."
Toutes ces "petites hypnoses" (page 370) composent le portrait (quasi-fantastique) d'un homme à la vie imaginaire si riche qu'il s'est même inventé un double (il dit aussi "un fantôme", voir page 98), Ponce, auquel il va peu à peu renoncer au cours de l'été – sous l'influence de V. ?
Forcément, plus nous découvrons les infinies ramifications de cette vie intérieure, marquée par le brouillage de "la frontière entre la fiction et la réalité" (page 128), plus nous nous interrogeons sur la fiabilité des anecdotes déroulées tout au long du roman – ou du moins sur la façon dont le narrateur n'en retient que ce qui l'arrange (par exemple, les noms très symboliques des bateaux de la page 196, Braveheart II et L'Espoir III).
V. a-t-elle vraiment pu recevoir un appel téléphonique "du futur" (page 198) ou avoir autant de prémonitions des événements (page 281, "elle a dit qu'on était du genre à rêver de mourir jeunes et noyés") ? Le narrateur n'est-il pas plutôt en train, suivant l'heureuse formule de Pasolini, d'opérer un "montage fulgurant" de sa vie, via cette mort par quoi "tout ferait sens" (page 373) ? Ne vise-t-il pas à nous offrir, et l'auteur avec lui, "un bijou de temps" (page 345) ?
En tout cas, Fabien Clouette prend soin, exactement comme Andrée Michaud dans Bondrée, qui raconte aussi un été tragique, de souligner le côté possiblement reconstitué des dialogues en les fondant, sans tirets ou guillemets, dans les paragraphes narratifs, via toutes les modalités du discours (direct, direct libre, indirect, indirect libre).
Un exemple, pris page 26, avec discours indirect, puis direct, puis direct libre : "il demande à V. quelques informations sur sa soeur. V. regarde les spots d'hélicoptère balayer la mer comme des lasers de discothèque. Dites-moi tout, dit le flic. Il cherche sur le papier sur lequel il a écrit les prénoms. Dites-moi tout sur Stella."
Fabien Clouette suggère également l'artificialité probable des souvenirs du narrateur en recourant fréquemment (comme cette chronique d'ailleurs) au vocabulaire photographique ou cinématographique, par exemple page 156 : "sur l'eau que l'appareil fouette comme un sol meuble se dessine une croix discrète, faux raccord des ailes".
Réinventés ou non, ces souvenirs mis bout à bout finissent par dessiner un itinéraire mental aussi émouvant qu'instructif, celui d'un homme décidé, même s'il n'en est pas forcément conscient, à "désamorcer l'arme qu'on est parfois pour soi-même" (page 166).
Comme le dit Hugue de Charybde, Tombant est bel et bien "une formidable tentative d'appréhension d'un assemblage possible de réponses à la question souveraine : qu'est-ce que la vie réelle ? Et les échos de ces réponses liquides nous hanteront longtemps après avoir refermé ce livre."
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