mercredi 23 juin 2021

Poétique du décalage

Des anges mineurs d'Antoine Volodine


Comme Francis Berthelot (devenu depuis démiurge), Jacques Barbéri (devenu depuis dealer de mondocame) ou Lionel Evrard (devenu depuis éditeur, et donc organisateur de féeries monstrueuses), Antoine Volodine a fait partie du célèbre groupe Limite, qui avait pour la SF française de grandes ambitions formelles.


Comme celle de ses anciens collègues, son oeuvre a suivi depuis une trajectoire singulière, qui l'a amené à créer son propre courant, le post-exotisme, renouvellement, comme son nom l'indique, de l'exotisme en vogue au début du vingtième siècle (en sus d'être une boutade pour journalistes et blogueurs avides de catalogues, comme moi).


Simplement, là où Pierre Loti et consorts cherchaient juste à offrir au lecteur dépaysement et instruction, histoire d'en faire une sorte de touriste en chambre, Antoine Volodine ambitionne, beaucoup plus radicalement, de déporter son lecteur ou sa lectrice dans un ailleurs plus mental que géographique, où se trouveraient cristallisés tous les phénomènes politiques qui ont marqué le vingtième siècle (alias le siècle des camps) – et donc de lui offrir, à terme, une connaissance de son époque plus que de son monde.


Cette volonté de "décrire des mondes intérieurs, des zones où se rencontrent la pensée consciente, le fantasme et l'inconscient sous sa double forme : l'inconscient individuel et l'inconscient collectif", comme il l'a dit dans la revue Chaoïd, c'est aussi et avant tout une manière de rendre la fiction étrangère à elle-même (dans une sorte de distanciation narrative que n'aurait pas renié Bertolt Brecht).


Ce décentrement de la fiction se traduit par des techniques littéraires spécifiques, dont celle, décrite par Volodine lui-même, toujours dans la revue Chaoïd, qui consiste à fausser l'effet de réel en donnant à ces personnages des noms hybrides : ainsi Enzo Mardirossian a un prénom italien et un nom arménien. De même, les lieux, quoique assez précisément rendus, sont rarement assignables à un point précis de la mappemonde, y compris quand ils sont ceux d'endroits réels...


Dans un texte comme Des anges mineurs, "archétype du roman volodinien" d'après Nicolas Winter, même si techniquement parlant on est plutôt devant un fix-up, le décentrement contamine jusqu'à la structure même de l'oeuvre, et en fait un parfait exemple de ces fictions rhizomatiques chères à Gilles Deleuze & Félix Guattari (autre exemple récent : Saccage de Quentin Leclerc).


Comme l'observe fort bien Marianne de la librairie Charybde, nous sommes devant "quarante neuf histoires qui se répondent en miroir", le texte numéro 1 renvoyant au numéro 49, le numéro 2 au 48, et ainsi de suite. Le miroir est tout autant thématique (les larmes du 1 se retrouvent dans le 49, les ourses du 3 dans le 47) qu'actantiel (les numéros symétriques reprennent soit un même personnage, par exemple Ismaïl Dawkes pour la paire 5-45, soit une déclinaison d'un même archétype, voir la paire 11-39).


Il en découle presque, un peu comme chez le Léo Henry de Point-du-jour, un second ordre de lecture, différent du linéaire, donc un brouillage de la structure de l'oeuvre – et ce brouillage est accentué par le fait que le texte numéro 25, censé être central, est en fait un flash-back situé entre les textes 6 et 7...


Cela dit, l'ordre linéaire permet de suivre à peu près, d'un texte à l'autre, le parcours d'un certain nombre de personnages fondamentaux, presque tous "des figures d'épuisés, entre la vie et la mort" (dixit Antoine Voldine lui-même dans une leçon prononcée à la BNF) :

– Will Scheidmann, un "homme de chiffons" (texte 35) créé par des chamanes immortelles pour changer le monde, mais qui ne trouvera rien de mieux à faire que d'y rétablir le capitalisme (textes 6, 7, 17, 18, 22, 25, 30, 32, 33, 38, 43, 44, 47) ;

– Varvalia Lodenko, la chamane chargée de réparer les errements de Will (textes 12, 16, 25, 29, 30, 31, 33, 35, 38, 40, 43, 44) ;

Laetitia Scheidmann, la chamane à l'origine de la création de Will (textes 6, 7, 10, 12, 17, 22, 25) ;

– Khrili Gompo, le voyageur, expédié dans d'autres réalités que la sienne, sans doute par les chamanes, et sans doute pour y espionner Will (textes 4, 9, 14, 16, 28, 41, 46) ;

– Fred Zenfl, écrivain et (peut-être) compagnon d'infortune de Will (textes 2, 8, 40, 45, 46, 47, 48) ;

– Sophie Gironde, la femme que le narrateur (Will ?) retrouve en rêve (textes 3, 8, 42, 47).


Au mythe du golem convoqué par Antoine Volodine (à travers Will) se superpose peu à peu celui de Schéhérazade, quand on comprend (au texte 22) que les 49 textes composant l'oeuvre sortent en fait de la bouche d'un Will avide de retarder son exécution en racontant des "narrats étranges".


Evidemment, cette attribution ne fait que complexifier la structure de l'oeuvre, Will étant lui-même rêvé, dans le narrat 43, par le personnage de Maria Clementi... Sait-on vraiment qui raconte, au final ?


De fait, et de façon semblable à Alain Robbe-Grillet, mais pour faire le portrait d'un monde en déliquescence plutôt que d'un tueur en série ou d'un savant fou, Antoine Volodine brouille aussi l'attribution à tel ou tel personnage des pronoms "je" et "on" (d'où les formules récurrentes "quand je dis", "en disant", "quand je parle" qui reviennent à de nombreuses reprises dans le texte pour préciser le sens de telle ou telle expression).


Le contenu lui-même des narrats est volontairement décevant, il vise essentiellement à saisir, plutôt qu'une histoire dans sa globalité, un moment précis, hors de tout contexte, et à en restituer au lecteur tout le potentiel émotionnel ; comme l'explique le prologue aux narrats eux-mêmes, il s'agit de proposer l'équivalent littéraire de "brèves pièces musicales" ou de diapositives, ces "images organisées" (voire du fameux instant fécond de Gotthold Ephraim Lessing).


De fait, aussi bien la musique (via un travail sonore discret mais bien réel) que l'imagerie (via notamment pléthore d'adjectifs de couleur) sont au rendez-vous de cette tentative synesthésique, qui s'étend parfois jusqu'aux odeurs : "les constellations étaient lisibles d'horizon à horizon, et la chaleur du jour persistait jusqu'aux étoiles et vibrait, porteuse des parfums de la steppe, tandis que sur nos visages se déposaient des flocons d'absinthe, des mouches nocturnes" (narrat 12, avec des allitérations sur les consonnes bilabiales P, B, M, mais aussi les labio-dentales, F, V).


Les narrats étranges tels que les conçoit Will Scheidmann servent à réparer la mémoire défaillante des chamanes immortelles, en se substituant à leurs souvenirs ; lus par de simples mortels, ces épiphanies miniatures gardent néanmoins quelque chose de leur force incantatoire – et font donc vivre une authentique expérience de lecture, marquée par ce même "parti pris poétique de décalage" que Dick Jerichoe récuse dans le narrat 40.


De ce point de vue-là, il est logique que Des anges mineurs ait reçu le prix du Livre Inter en 2000 (3 ans après Nancy Huston, avec qui il partage un goût occasionnel pour les longues phrases, et une certaine vision "étrangère" de la langue française, dans la lignée de Samuel Beckett).



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire