lundi 24 octobre 2022

Près des humains meurtris

L'Avenir de Catherine Leroux


Certains livres semblent cristalliser tout entier autour de leur titre, et c'est incontestablement le cas de L'Avenir, qui interroge le concept lui servant de titre, un peu à la manière du "Bonheur" de Léo Ferré.


Cette interrogation détermine à la fois l'époque (une uchronie contemporaine) et le lieu (une version francophone de Detroit) de ce brillant "roman post-apocalyptique déguisé", marqué par "une Apocalypse par glissements plutôt que par fracture", une déliquescence plus qu'une chute spectaculaire (comme l'a fort bien remarqué Nicolas Winter).


Elle explique aussi pourquoi les "humains meurtris" (page 176) qui sont les protagonistes de L'Avenir recourent si souvent (du moins les adultes) à des moyens de divination (les horoscopes, les cartes), qui servent aussi, subrepticement, d'annonces narratives à Catherine Leroux ; cette interrogation explique enfin pourquoi la croyance au nain rouge annonciateur de catastrophes (l'équivalent canadien du petit homme rouge des Tuileries, quoi) est si répandue (surtout parmi les enfants).


J'ai parlé d'adultes et d'enfants, ce n'est bien sûr pas un hasard : l'avenir, pour Catherine Leroux, ce sont clairement les enfants, et les adultes ne sont là que pour les aider, ce qu'ils oublient souvent (d'où l'importance du thème de la mère dans l'oeuvre, voir pages 211-212 : "bien sûr, c'est la mère qui porte tout, elle qui génère les vies qui vont ensuite, par sa faute ou non, se fracasser les unes contre les autres, sur les angles les plus tranchants du monde").


Comme elle l'explique dans un entretien éclairant, Catherine Leroux voulait avant tout "explorer la notion de l'équité intergénérationnelle" et "discuter du droit des jeunes générations à confronter celles qui saccagent leur monde" (spoiler : c'est réussi, le roman ne virant jamais au didactisme, mais nous faisant ressentir ces interrogations de l'intérieur).


L'univers de L'Avenir se partage donc, à première vue, entre deux mondes irréconciliables :

– celui des adultes, tentant de survivre dans une ville abandonnée par les autorités (les forces de l'ordre n'interviendront guère que quand le sort d'une usine sera en jeu, et sans efficacité aucune, voir page 264 : "ils ont intimidé une population déjà accablée sans élucider quoi que ce soit") ;

– celui des "gamins perdus", des "enfants sans famille" (page 112), "des kids de familles rough qui ont fait des fugues ou que les services sociaux ont échappé. Des orphelins d'overdose, des filles de parents incarcérés" (page 172), tentant eux de survivre dans la forêt (d'où leur vulnérabilité à la fois aux conditions climatiques et à la pollution humaine), mais aussi de "stopper l'avancée de la ville et réussir l'exploit de ne pas grandir" (page 117).


Cette opposition reflète évidemment celle entre monde réel et Neverland, car le modèle assumé de L'Avenir (voir le même entretien), c'est évidemment le Peter Pan de James Matthew Barrie (même si d'autres références peuvent venir en tête, comme Quinzinzinzili de Régis Messac, Toxoplasma de Sabrina Calvo, ou les films Lost River de Ryan Gosling et Ame et Yuki de Mamoru Hosoda) :

– comme le fait remarquer Nicolas Winter, les enfants portent, plutôt que de vrais prénoms, des "sobriquets qui renvoient immédiatement aux enfants perdus d'un certain Peter Pan", et ils doivent quitter leur pays (le Ravin) quand ils grandissent ;

– quand l'histoire (à la troisième personne) est contée du point de vue de Bleach ("javel", parce qu'elle est albinos), Catherine Leroux nous dit que c'est une "fée", qui possède des "ailes" (page 108) et un "pouvoir vertigineux sur le temps" (page 261), libre à nous de la croire ou non (comme le remarque Stéphanie Chaptal, Catherine Leroux injecte dans L'Avenir "une bonne dose de réalisme magique") ;

– avant que Bleach, justement, ne s'en mêle, la première rencontre entre Gloria (grand-mère de deux gamines planquées dans les bois) et les enfants perdus de Catherine Leroux allait rejouer celle entre Wendy et les enfants perdus de James Matthew Barrie (voir page 144).


Oui, j'ai bien dit "rencontre" : l'intérêt du roman de Catherine Leroux, c'est bien sûr que ces deux univers vont progressivement entrer en contact l'un avec l'autre, non sans frictions (un bon exemple est le destin d'Iggy, page 242) ; cela se traduit notamment par une structure singulière, quatre parties et un épilogue qui se superposent plus ou moins sur le plan temporel :

– dans la première partie (pages 11-91), exclusivement du point de vue de Gloria, surviennent de menus incidents (impliquant un matelas page 7, des plants de fraisiers page 44, des pommes page 54) ou un événement (impliquant la tour du Lys, page 79) qui vont être revus, dans la deuxième partie (page 95-168) du point de vue des enfants (pages 110, 113, 126, 139) ;

– de la même manière, des incidents de la deuxième partie, vue exclusivement du point de vue des enfants, page 159 ou 163, vont être revus dans la troisième partie (pages 171-267, avec des points de vue mixant adultes et enfants), page 182, ou dans la quatrième (pages 271-284, du point de vue des petites-filles de Gloria), page 274, avec une superposition moins prononcée donc, mais bien réelle ;

– symptomatiquement, à l'image de ces parties qui cherchent à entrer en contact les unes avec les autres, chaque partie se termine plus ou moins par une expédition, un passage d'un monde à un autre (Gloria cherchant à visiter les enfants dans la première, les enfants descendant la rivière en radeau dans la deuxième, les petites-filles de Gloria réapparaissant dans les troisième et quatrième) ;

– le début de la troisième partie trouve Gloria à l'endroit exact où elle était à la fin de la première, comme si sa visite aux enfants avait duré tout le temps de la deuxième partie, qui couvre pourtant une temporalité plus large (page 171, "la nuit a été courte, pourtant il lui semble qu'une vie entière s'est écoulée").


Au contact des enfants, les adultes vont peu à peu être contaminés par leur manière de voir le monde, qui préfère, aux instants productifs, les petits moments de grâce (les épiphanies, comme dans Les Chants de Nüying d'Emilie Querbalec), voir par exemple page 148 : "la paix s'installe, Fidji sent au plus profond d'elle-même que tout est à sa place, elle est enfin le sujet de quelque chose, un bébé que la forêt berce dans ses bras de bois, elle n'a plus rien à faire, rien à choisir, rien à gagner".


Autrement dit, et l'épilogue des pages 285-288 le confirmera, il n'y a pas d'avenir sans attention portée au présent ; comme le souligne Nicolas Winter, cet optimisme doux-amer doit toute sa force au "style vraiment sublime de Catherine Leroux, aérien et léger", un style qui lorgne du côté de "la poésie en prose", comme l'observe fort justement Stéphanie Chaptal.


J'en ai déjà, je pense, donné un bon aperçu à travers les citations qui parsèment cette chronique, mais en voilà encore un exemple, pour la route, pris page 187 : "Gloria reste figée, les poings serrés. Des larmes à la texture de pétrole collent à ses paupières."


Comme Gloria, L'Avenir vous laissera pétrifié.e, avec parfois des larmes au coin des paupières, notamment quand le roman s'aventure dans "l'horreur" (page 166) ; passée la pétrification, il s'installera peut-être une réflexion sur cette "propension pour les naufrage extrêmes" (page 211) qui est le propre de notre (triste) espèce.




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