vendredi 24 mars 2023

Palais mémoriel

Un château sous la mer de Greg Egan


Pour Apophis, cette novella de Greg Egan, auteur porte-drapeau de la hard SF s'il en est, illustre pourtant "la récente tendance qu'à l'auteur à glisser de l'ultra-Hard SF qui l'a fait (re)connaître à quelque chose de beaucoup plus léger, entre ce que j'appelle de la 'light Hard SF' voire, dans certains cas, pratiquement… de la Soft SF."


Ceci dit, il me semble que Greg Egan conserve tout de même, dans Un château sous la mer, ses bons vieux réflexes narratifs, à savoir distiller ses interrogations scientifiques au moyen d'un alambic policier ; loin d'être artificiel, ce mélange entre deux genres coule de source, comme l'a plutôt bien exposé Paul Kincaid dans sa critique (en anglais) d'Incandescence – je traduis ici ses intéressantes réflexions.


"Pourquoi lisons-nous de la hard SF ? On le sait : dans un récit de hard SF, les personnages sont tenus par les lois de l'univers, et la menace qu'ils affrontent est façonnée par les règles immuables de la nature. En d'autres mots, la science est reine, et la physique, la chimie ou, de temps en temps, la biologie fournit la menace affrontée, et la résolution s'il y en a une. C'est la science-fiction à son point maximal d'austérité intellectuelle, laissant peu de place pour la romance ou l'aventure endiablée. La hard SF prend majoritairement la forme d'un problème à résoudre, mais le problème dépend de l'état de nos connaissances scientifiques. On peut donc se demander pourquoi ne pas lire, à la place, un livre scientifique ? ou si le problème est ce qui nous attire, pourquoi ne pas essayer un bon roman policier ?"


La réponse de Greg Egan à ces deux questions est donc, dans Un château sous la mer, mais pas seulement, de proposer les deux à la fois, un livre scientifique et un roman policier, l'enquête virant très vite à la quête métaphysique...


Dit autrement, Un château sous la mer relève de ce genre postmoderne qu'est le "roman policier métaphysique", tel que l'ont défini Patricia Merivale & Susan Elisabeth Sweeney (voir mes chronique sur Gnomon de Nick Harkaway ou La Maison de rendez-vous d'Alain Robbe-Grillet pour des exemples concrets).


Page 8 de l'ouvrage fondateur qu'elles ont co-dirigé figurent 6 thèmes essentiels de ce type d'histoires, qui s'appliquent fort bien à Un château sous la mer, on va le voir (je traduis) :

"(1) le détective vaincu, qu'il soit un détective en fauteuil ou un privé ;

(2) le monde, la cité ou le texte vu comme un labyrinthe ;

(3) la lettre volée, le texte incrusté, la mise en abyme, la contrainte textuelle ou le texte comme objet ;

(4) l'ambiguïté, l'ubiquité, l'étrange trop-plein de sens ou la pure absence de sens des indices et des preuves ;

(5) la personne disparue, "l'homme dans la foule", le double et l'identité perdue, volée ou échangée" ;

et (6) l'absence, la fausseté, la circularité ou la nature autodestructrice de toute forme de clôture de l'enquête."

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Même si certains points feront plus l'unanimité que d'autres, on peut, me semble-t-il, tous les appliquer à Un château sous la mer :

– personne ne pourra nier que la triple (en)quête de Rufus, Silus et Caius pour retrouver, dans tous les sens du terme, leur frère Linus n'est pas une franche réussite (voir notamment le chapitre 12) ;

– même si les quadruplés vivent dans un monde géographiquement maîtrisable en apparence (grâce à l'avion ou au train), il ne l'est en fait pas numériquement parlant, car "les réseaux sociaux" (pages 36 ou 40) y sont si hypertrophiés qu'une simple "reconnaissance sur Street View" est "une requête à dix mille dollars" (page 46) ;

– dès lors, leur seule solution pour retrouver une trace de leur frère dans ce labyrinthe virtuel va être, comme ils le disent eux-même page 41, une "supercherie", assez semblable sur le principe à la façon dont le voleur planque son butin dans la célèbre nouvelle de Poe ;

– comme il est dit page 22, en disparaissant "Linus n'avait laissé derrière lui aucun effet personnel ni indice révélateur", donc l'enquête traditionnelle à laquelle se livre Rufus dans les chapitres 1 et 2 tourne très vite court, l'obligeant à recourir momentanément à une "vraie" détective (chapitres 3 et 4) ;

– Linus est évidemment la personne disparue, à la fois physiquement et mentalement, puisqu'il a coupé le "lien neural" (page 27) qu'il partage avec ses frères depuis leur enfance (et leur séjour forcé sur le Physalis), et cette disparition a un évident enjeu identitaire pour ses 3 frères (j'en reparle tout de suite) ;

– comme le souligne Artemus Dada, la novella se termine par une "chute, autrement dit, un épilogue censé changer radicalement la parallaxe qu'on avait jusqu'à maintenant du texte qu'il clôture", et le moins qu'on puisse dire, c'est que cette chute interpelle dans la blogoSFère, voir par exemple les chroniques d'Aelinel, de Baroona, du Chien critique, du Maki ou de Yuyine (en revanche, le Syndrome Quickson a adoré, non sans raison).


De ces 6 points, le plus important dans Un château sous la mer est sans doute le cinquième (le bon vieux thème du double), notamment parce que, comme on va le voir, il donne sa forme même à la novella (et aussi, dans la version originale, son titre, You and Whose Army, voir pages 34 et 66).


Chacun des treize chapitres d'Un château sous la mer nous est en effet présenté, à la troisième personne, suivant le point de vue d'un des quatre frères, qui ont chacun, outre un "registre de langue" spécifique (dixit Apophis), une façon différente de gérer leurs "souvenirs partagés" (page 21) – donc leur identité (thème central de la novella).


Plus précisément, par ordre chronologique, mais aussi, de fait, par ordre de complexité croissante des techniques mémorielles adoptées par les 4 frères :

– les chapitres 1 à 4 nous offrent le point de vue de Rufus, qui laisse librement les souvenirs de ses frères se mêler aux siens (c'est donc le personnage idéal pour commencer la narration) ;

– les chapitres 5 et 6 nous présentent celui de Silus, qui incarne les souvenirs des ses frères dans des "doppelgängers" (page 39 pour la première occurrence du terme), avec lesquels il peut mener une conversation imaginaire ;

– les chapitres 7 à 11 sont dévolus à Caius, qui a "construit à partir des souvenirs partagés de Linus" (et donc sûrement de ses deux autres frères) un véritable "palais mémoriel" (page 49), à savoir un espace mental peuplé d'objets propre à évoquer tel ou tel souvenir (une technique d'orateur analysée en détail dans le célèbre livre de Frances Yates, L'Art de la mémoire) ;

– enfin, dans les chapitres 12 à 13, nous entrons dans la tête de Linus pour y découvrir finalement le "château sous la mer" de la page 28 (et du titre français, choix malin du traducteur, Feyd Rautha), une construction encore plus complexe que celle de Caius, puisqu'elle met en jeu une dimension supplémentaire (je reste volontairement évasif pour ne pas spoiler la chute).


On le voit, la courbe du récit est à la fois sous-tendue par une logique scientifique (nous offrant quatre façons différentes de s'accommoder d'une mémoire plurielle, par ordre de complexité croissante) et par une logique policière de dévoilement (le point de vue de Linus, le plus attendu, arrivant à la fin), les deux se combinant pour déboucher sur ce "vertige cognitif" dont parle Artemus Dada, signe certain du sense of wonder.


Tout polar qui se respecte comprenant son lot d'indices, cette affinité particulière de Linus avec la mémoire (chose éminemment plastique s'il en est, d'après les travaux d'Elisabeth Loftus) nous est signifiée d'entrée par son goût pour la natation (et plus subtilement par son goût pour la littérature française, incluant bien sûr, page 73, Proust).


Page 23, Rufus associe en effet explicitement la nage à la remémoration (je cite aussi en VO, pour montrer que Greg Egan, et Feyd Rautha le rend bien, travaille aussi la forme de ses textes, et pas que leur fond) :

"His memories of Linus stayed silent on the matter, just gliding through the water, content with the rhythm of his stroke."

"Ses souvenirs de Linus restaient silencieux, glissant simplement sur l'onde, satisfaits du rythme de sa nage."


D'autres petites subtilités (comme l'évocation page 36 des frères Karamazov de Dostoïevski, qui sont 4 en tout si l'on compte le bâtard, ou celle de la physalie, entité composée de 4 polypes aux fonctions bien définies, comme le remarque fort justement Apophis) ne font que confirmer, selon moi, le statut de "roman policier métaphysique" de la novella, qui joue avec le lecteur ou la lectrice autant que, peut-être, Linus le fait avec ses frères.


Finalement, le seul défaut de cette "nouvelle brillante" (dixit son traducteur) serait de n'exister, en traduction française, que sous forme d'un hors-série (le quatrième, évidemment) de la célèbre collection Une-Heure Lumière, donc d'être difficilement trouvable – encore que, chez Scylla...



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