Raptor de Dave McKean
Le précédent chef d'oeuvre de Dave McKean, Black Dog, était, suivant les propres mots de l'auteur dans un entretien avec Dean Simons (je traduis), "une série de moments, ou de rêves, qui donnaient un aperçu de la biographie et de la vie intérieure de Paul Nash" (un peintre marqué par les atrocités de la Grande Guerre).
Dans le même entretien, Dave McKean insiste sur le fait que Raptor est plutôt une "narration linéaire classique", même compte tenu de son parallélisme (nous suivons alternativement Sokol et Arthur, j'y reviendrai) et de son éventuelle circularité (la "fin" de l'histoire de Sokol annonce clairement qu'elle va se répéter), sans parler de ses scènes oniriques (j'en reparlerai un peu).
De plus, bien que l'ouvrage n'insiste pas sur la chose, Raptor est tout autant tiré de faits réels que Black Dog, et plus précisément de l'année 1899 : comme il l'avoue dans un entretien avec Brigid Alverson, Dave McKean s'inspire de la vie de "l'écrivain gallois Arthur Machen, et particulièrement son implication dans l'ordre occulte de la Golden Dawn après la mort de sa femme – son désir fou de la revoir."
Les patronymes employés en font foi : la femme morte d'Arthur s'appelle Amy (diminutif d'Amelia Hogg, la femme de Machen), et son ami le plus proche, Ed (diminutif d'Edward) Waite ; par ailleurs, l'usage de lames du tarot dans la cérémonie magique de Raptor rappelle que le même Waite est également le co-créateur, avec l'illustratrice Pamela Colman Smith, du fameux tarot Rider.
Dave McKean utilise toutefois sa propre version du tarot dans son oeuvre, et c'est l'un de ses arcanes mineurs, "le Deux de Denier – le Soi" (page 44), qui livre peut-être la clé de Raptor : Arthur et Sokol sont le recto et le verso de la même pièce, et pareillement en quête d'eux-mêmes (notez aussi que la pièce de monnaie que Sokol tient entre ses mains page 119 ressemble exactement à celle qui figure sur la carte).
Recto-verso : Sokol – mot signifiant faucon en polonais – est précisément le maître d'un rapace, dont il prend possession, au prix de séquelles physiques, pour affronter des monstres dignes des shoggoths de Lovecraft ; Arthur, lui, baptisait sa femme morte "mon petit oiseau" (page 28, 53 ou 99) – même si l'une d'elle est suivie du réveil de Sokol, nous pouvons raisonnablement penser que les séquences oniriques de transformation aviaire des pages 34-37 ou 80-84 sortent tout droit du cerveau d'Arthur.
Dès ses pages d'ouverture (5-19), et la superposition de narratifs imputables à Arthur (voir page 24) sur des images montrant Sokol (une technique rappelant évidemment l'Alan Moore de Watchmen), Raptor suggère que ses deux personnages sont liés par une relation d'interdépendance narrative : Arthur écrit l'histoire de Sokol, et Sokol lit l'histoire d'Arthur, les deux livres changeant au gré de leurs humeurs respectives, ce qui les amènera évidemment à entrer en contact (via entre autres "le miroir" de la page 94).
Comme le souligne Greg Burgas (je traduis), "l'astuce n'est pas originale, mais elle n'est pas non plus mauvaise", d'autant que Dave McKean l'exploite magistralement, sans doute beaucoup mieux que l'Alexandre Clérisse des Feuilles volantes (une bande dessinée fascinante, mais à la fin un peu décevante – est-ce dû à l'absence de Thierry Smolderen sur le projet ?)
Pour commencer, les deux lignes narratives sont dessinées en usant de deux techniques différentes, comme l'explique Dave McKean dans son entretien avec Brigid Alverson : "l'histoire du Raptor est dessinée à l'encre noire, celle de l'écrivain au pinceau" (et les séquences oniriques que j'évoquais plus haut sont, elles, "peintes", une variété de techniques suffisamment rare en bande dessinée pour être soulignée).
Le résultat est emblématique de la classique opposition plume / pinceau, et Greg Burgas analyse fort bien ces choix graphiques fait par McKean :
– "pour les parties mettant en scène Sokol, il utilise une ligne plus épaisse, avec beaucoup d'aplats de noirs", pour un rendu de gravure, plutôt nerveux, donc bien adapté aux scènes d'action ;
– "quand il passe à l'histoire d'Arthur, il utilise une ligne plus fine et plus douce", en phase donc avec l'humeur mélancolique du personnage.
Malgré cette opposition graphique, les histoires respectives d'Arthur et de Sokol vont au final converger vers une forme de réappropriation de leur destin, pour le dire vite et mal – comme le remarque encore Greg Burgas, "ce n'est pas l'histoire la plus originale du monde, mais McKean la raconte très bien".
Chez Arthur, cette renaissance va prendre la forme d'une de ces épiphanies profanes que j'évoquais à propos des Chants de Nüying d'Emilie Querbalec : une simple promenade en forêt va le pousser à s'exclamer "l'infini est au coin de la rue" (page 123), manière de signifier que l'homme n'a pas besoin d'un quelconque au-delà pour ressentir le sentiment de sublime.
En sus de perpétuer la classique dialectique entre grotesque (les monstres qu'affronte Sokol) et sublime (l'épiphanie d'Arthur), ces deux modalités du sense of wonder pour Itsvan Csicsery-Ronay, Dave McKean rejoint donc "le nature writing et la littérature de voyage contemporaines", une influence qu'il revendique explicitement dans son entretien avec Dean Simons (voir aussi les chroniques de François Rissel ou Leo Sutherland).
Ainsi, un ouvrage qu'on pourrait croire a priori éloignée des problématiques contemporaines (qui se soucie encore d'Arthur Machen, à part les fanatiques de fantastique comme moi ?) résonne en fait fortement avec l'urgence qu'il y a à se réinsérer dans notre écosystème plutôt qu'à le détruire – et sans surprise, cet impératif, porté par Arthur, va de pair avec "une critique acerbe du système politique" (dixit François Rissel), véhiculée elle par Sokol.
Dans son entretien avec Dean Simons, Dave McKean avoue avoir "toujours espéré un monde où les bandes dessinées seraient simplement considérées comme une autre forme d'art, unique en leur genre" (l'Hicksville de Dylan Horrocks, quoi) ; Raptor est assurément un des chefs d'oeuvre qui font advenir un tel monde, autant par la diversité de leur forme que par la profondeur de leur fond (comparables seulement à L'Eternaute 69 ou à The Department of Truth).
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