mardi 15 août 2023

Je suis la rage créatrice

Moi, Peter Pan de Michael Roch


"Je suis la jeunesse, je suis la joie, je suis un oisillon tombé du nid" déclarait le Peter Pan de James Matthew Barrie (l'originel) lors de son duel contre le capitaine Crochet ; mais celui qui était l'insouciance incarnée, au point d'en être amnésique parfois, faisait également, quand il dormait, de terribles cauchemars (un point occulté par Disney, parmi tant d'autres).


Il n'est pas si facile de s'emparer, sans en trahir la complexité intrinsèque, de ce symbole, non d'immaturité comme on le dit trop souvent, mais au contraire de sagesse, cette sagesse qui refuse les incompréhensibles conventions sociales du monde dit "adulte", comprenez "vieux" (dixit Hugues Robert) – ce sont ces mêmes conventions, poussées jusqu'à l'absurde, auxquelles se heurte, dans le Wonderland, un autre personnage emblématique de la littérature dite "jeunesse", l'Alice de Lewis Carroll, j'en parlerai un peu ; ce sont toujours ces mêmes conventions qui interpellent le héros de L'Attrape-coeurs de Salinger.


"Je suis la rage créatrice, la pulsation d'un coeur naissant, un feu permanent" déclare (page 94 de l'édition poche) le Peter Pan de Michael Roch (l'auteur du Livre jaune et de Tè mawonainsi que du récent Les Choses immobiles, que je chroniquerai bientôt) ; mais point n'est besoin d'attendre le chapitre 10 de Moi, Peter Pan pour savoir que Michael Roch, comme Régis Loisel en son temps, mais dans un tout autre registre, a réussi son pari (les deux oeuvres, si disparates soient-elles, ont au moins en commun le fait que Peter n'est que le deuxième Pan, voir pages 21 et 122).


Même s'il reconduit les patronymes issus de la tradition Disney (Clochette au lieu de l'originel bruit de casseroles Tinker Bell, et le Pays Imaginaire au lieu du Neverland), il est visible dès le chapitre 1 que Michael Roch a lu de près le texte de Barrie, avec lequel il tisse des liens subtils mais solides (Nicolas Winter et Yossarian font peu ou prou le même constat).


Jugez-en : chez Barrie, on apprenait dès le chapitre 1 que Mme Darling, au coucher de ses trois petits anges, démêlait, en même temps que leurs cheveux, l'écheveau confus de leurs rêves (c'est d'ailleurs comme ça qu'elle apprend l'existence de Peter Pan) ; chez Michael Roch, on apprend dans le chapitre 1 que Peter Pan, au réveil, fait de même avec les enfants perdus, en prenant grand soin de ne pas déranger leurs poux (on apprendra aussi, page 115, que Wendy faisait comme sa mère avec Peter).


En quelque sorte, Michael Roch fait retourner l'épouillage mental de Barrie à sa forme physique originelle ; plus subtilement, il utilise les "poux" (pages 11, 12, 18, 24, 25, 45, 58, 59, 90, 110, 120, 130, 133, 134 ou 135), non seulement comme le vecteur d'un certain réalisme cru (voisin de celui de Loisel), mais aussi comme un symbole de vitalité, opposé aux "bébêtes" (pages 12, 14, 26, 31 ou 58) et aux "bestioles" (pages 15, 18, 25, 26, 31, 32, 74, 100 ou 103) mentales qui taraudent, entre autres, Peter Pan.


En effet, même le chantre de la vitalité, l'infatigable combattant du "confortable immobilisme de l'âme" (page 132, voir aussi page 107) peut être, tout comme les gens qu'il console, en proie aux doutes – surtout après le départ incompréhensible de son "âme soeur" (pages 66, 67 et 69), Wendy (au passage, notez que le même chapitre rend hommage au romantique "rayon vert" de Jules Verne, page 66).


C'est là l'originalité du texte de Michael Roch : plutôt que d'être une préquelle (ce qui était peu ou prou le cas de la bande dessinée de Régis Loisel) ou une séquelle de l'oeuvre de Barrie, il en est une version alternative, dans laquelle Wendy a quitté le Pays Imaginaire par lassitude, sans ses frères (voir page 115) ; de même, le fameux duel final avec Crochet n'a pas eu lieu (pas encore ?), et le crocodile n'a donc pas cessé de tic-taquer (voir page 88).


L'autre originalité du texte de Michael Roch (également remarquée par Nicolas Winter et Yossarian, mais aussi par Blog-o-Livre, Psylook ou Walkyrie), c'est que, plutôt que de constituer une histoire suivie avec un début et une fin, "une énième aventure de Peter Pan" quoi (dixit Michael Roch lui-même dans un entretien accordé à Nicolas Winter), il prend la forme d'une série de rencontres, au cours desquelles Peter Pan tour à tour console ou est consolé, suivant un mécanisme qui évoque moins les dialogues socratiques (on y pense parfois en raison de leur côté maïeutique) que les entretiens des philosophes chinois.


Comparées aux interactions décevantes que l'Alice de Lewis Carroll a dans le Wonderland (elle ne fait que se heurter à des adultes vivant suivant des règles absurdes), celles que le Peter Pan de Michael Roch noue dans le Pays Imaginaire sont bien plus fructueuses (comme il le dit lui-même page 126, "chaque relation est unique"), même s'il est aussi confronté à "ces déjà-morts ambulants, ces pirates ventripotents, ces mange-feux-de-joie, ces croque-fureurs-de-vivre" (105) que sont les adultes.


En fait, chez Michael Roch, la nécessité de repousser les pirates faisant des incursions dans le Pays Imaginaire (voir le chapitre 12, mais aussi le 15) ne fait que refléter la nécessité de repousser les idées noires de son esprit (pour le dire vite et mal) ; autrement dit, chez Michael Roch (autre originalité, chère au coeur de l'auteur, voir Le Livre jaune), le Pays Imaginaire est tout autant un paysage mental, celui de Peter lui-même, voir la description des montagnes page 40 :

"Elles ont la couleur de l'affaissement, de la vie pesante, de la fatalité inébranlable. Elles sont lourdes de tout ce que je ne veux pas porter, mais que j'accumule, l'air de rien, sans rien dire, sans rien paraître, sans rien souffler."


On comprend dès lors pourquoi Moi, Peter Pan recourt autant au vocabulaire de la peinture ("couleur" pages 18, 22, 23, 39, 40, 42, 72, 73, 74, 92 ou 104 ; "palette" page 50 ; "peintre" pages 39 ou 49 ; "peinture" pages 22, 47 ou 68 ; "pinceau" page 67 ou 74 ; "tableau" pages 23, 48, 49, 62 ou 67 ; "teinte" page 73 ; "toile" pages 50 ou 67 ; "ton" pages 38 ou 82) : ce paysage mental peut être tout autant façonné (pour retrouver sa joie de vivre) qu'il peut être contemplé (pour se connaître soi-même).


S'il y a, chez Peter Pan, et par extension chez tout esprit libre, "indivision du moi et de la nature" (page 20), c'est donc aussi parce que l'un est le reflet de l'autre (presque au sens où Baudelaire pouvait dire :

"Homme libre, toujours tu chériras la mer !

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.")


"A quoi sert-il d'exister, si c'est pour vivre le supplice de notre histoire ?" se demande Peter Pan page 90, et au fond dans tout le livre ; à cette question angoissée, il ne répondra pas par l'amnésie pure et simple, comme chez Barrie, mais par une forme de réappropriation apaisée (page 94) :

"Je n'ai pas peur de mes souvenirs, ils sont les ancres de mon présent."


La novella de Michael Roch est donc bien plus qu'une brillante relecture du Peter Pan de James Matthew Barrie (dans un style exceptionnel, comme les citations dont j'ai émaillées cette chronique ont dû vous le faire comprendre, sinon voyez avec Blog-o-Livre, Lux, Nicolas Winter, le Syndrome Quickson ou Walkyrie) ; elle en approfondit la leçon de façon quasi "philosophique" (dixit Capridegh ou Walkyrie), débouchant sur un texte au fond pas si éloigné du Voyage en Orient d'Hermann Hesse, et comme lui porteur d'espoir (page 116) :

"Les lunes roses reviennent toujours."




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