La Maison des jeux 2 – Le Voleur de Claire North
Si vous jugez impossible de confectionner, avec les mêmes ingrédients dans les mêmes proportions (ou peu s'en faut), un deuxième gâteau s'écartant suffisamment du premier pour être autant apprécié, alors vous devriez lire le deuxième tome de la trilogie de Claire North (qui peut se déguster indépendamment du premier, même si je conseillerai personnellement de les avaler dans l'ordre).
Avec une maestria de cuisinière accomplie (également remarquée par Albedo ou CélineDanaë), l'autrice revisite en effet tout ce qui faisait le sel du premier tome de sa trilogie :
– côté fond, ce style de bonimenteur (ou de commentateur sportif pour Ryan Lawler) parfaitement adapté à la thématique ludique de l'ouvrage, avec ce "nous" décomposable en "vous et moi" (pages 11, 19, 24, 35, 107), vous le lecteur ou la lectrice, moi l'un des arbitres du jeu (possiblement joueur lui aussi), tous deux étant pareillement "les observateurs qui ne prennent pas part au jeu, les arbitres qui jugent tout un chacun mais ne peuvent être jugés" (page 33) ;
– côté forme, cette apparente primauté accordée à l'action (parfois spectaculaire), qui n'empêche pas pourtant une certaine profondeur psychologique (et critique) de se faire peu à peu jour, sous le vernis ludique (j'y reviendrai).
"C'est normal que Le Voleur n'ait pas tout à fait le même goût que Le Serpent" me direz-vous, vu que l'autrice fait varier sa recette initiale en changeant d'époque (1938 au lieu de 1610), de jeu (une partie de cache-cache, en deux temps bien marqués, les chapitres 5 à 39 et les chapitres 40-41, plutôt qu'un jeu des Rois, avec sa succession quasi-ininterrompue de coups fourrés), mais surtout d'échelle : là où Le Serpent se déroulait pour l'essentiel dans une ville, Venise, Le Voleur se déroule dans un pays, la Thaïlande (le troisième volet de la trilogie, lui, aura le globe tout entier pour théâtre).
Ce changement géographique n'est pas qu'une simple astuce narrative, les lieux utilisés étant étonnamment adaptés à la psychologie du joueur ou de la joueuse qui y évolue – dit autrement, comme le Michael Roch du Livre jaune ou de Moi, Peter Pan (qui ressemble par ailleurs au Voleur pour l'importance accordée aux rencontres), Claire North décrit, sans en avoir l'air, des paysages plus mentaux que physiques, l'esprit de ses personnages se reflétant sur le décor dans lequel ils jouent (pour moi, l'histoire de Remy Burke n'aurait donc pas pu se tenir ailleurs que dans la Thaïlande de 1938, contrairement à ce que prétend Gillossen).
Cette équivalence entre personnage et paysage était déjà présente, de façon voilée, dans Le Serpent (je songe par exemple à la page 54, où Thene "sort dans l'obscurité", et où le narrateur commente : "c'est son obscurité, sa nuit, sa cité ; si cela se plie à quoi que ce soit, ce sera à sa volonté") ; c'est encore plus évident dans Le Voleur, où le parcours de Remy Burke à travers la Thaïlande l'amène à retrouver une partie de lui-même qu'il croyait perdue (les deux premiers volets de la trilogie de Claire North parlent donc, sans en avoir l'air, de quête de soi dans un monde qui ne s'y prête pas, car trop matérialiste).
Pour son habituelle apparition en fin d'ouvrage, la Maîtresse des Jeux résume cette évolution (page 151) d'une façon évidemment simpliste, qui mettra d'ailleurs Remy Burke en "colère" : "un joueur qui 'perd son intérêt pour le jeu'" l'aurait retrouvé en en battant un autre, Abhik Lee – dans le monde très capitaliste de la Maison des Jeux, le seul sentiment avouable est bien sûr l'intérêt...
Au contraire, comme Claire North le souligne avec sa technique favorite, le rapprochement (que le lecteur ou la lectrice peut toujours choisir de ne pas faire), Remy Burke, outre la conscience de ce que le jeu lui ôte (voir sa "colère" de la page 83, après sa très belle rencontre avec Fon), a expérimenté (page 101 ou 149) la même fusion avec le monde qu'un moine lui a auparavant décrite (page 90) :
"Tandis qu'il respire, il lui semble que son souffle est le vent, que le vent est l'air, que l'air tournoie à travers le monde, à travers les poumons d'Abhik Lee, lequel attend le train en marchant de long en large sur le quai de Lampang, à travers les narines enflammées des joueurs et des pièces de la Maison des Jeux, à travers les eaux du Chao Phraya et en haute mer. Il lui semble un moment qu'il n'est rien du tout, et il n'a pas peur." (page 101, traduction de Michel Pagel)
Ce n'est pas un hasard si Remy Burke finira par se présenter, notamment auprès de Fon ou du pêcheur (deux personnages importants, je suis d'accord avec Stéphanie Chaptal), comme un "pélerin" (page 96) ou un homme en "pélerinage" (page 67, 68, 69, 72 ou 73) : outre une conscience renouvelée de la valeur des vies humaines, son voyage lui servira aussi à se rappeler, suivant le mot de Fon (page 71), que "le monde est plus grand que ses pensées".
L'envers de cette humanité (résumée sommairement par l'expression "code de conduite" employé autant pour Remy que pour Thene, pages 79, 121 ou 135), c'est bien sûr le profond mépris des puissants pour tous les subalternes dont ils décident à leur guise du destin (voir les chroniques d'Hugues Robert, de Jean-Marc Laherrère ou de Nicolas Winter pour une analyse similaire – et non, les rimes en R ne sont pas volontaires).
Le personnage d'Argent (et futur narrateur du troisième volet de la trilogie) le résume fort bien page 112 (traduction de Michel Pagel) :
"Nous estimons les parties que nous livrons distrayantes, sportives, égoïstes, joyeuses. Mais nous jouons avec des pays. Nous commandons des armées. Nous nous amusons avec des biens économiques, avec des idées et des hommes."
Divertissant, Le Voleur ? Indéniablement (Jean-François Micard a même pu parler de "vrais page-turners" à propos des deux premiers volets de la trilogie) – mais c'est aussi, sous couvert de divertissement, un texte sensible et, sinon engagé, du moins quelque peu critique.
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