lundi 28 août 2023

Mèche à souvenirs

Les Choses immobiles de Michael Roch


Fragmenté comme une glaise


La première chose qui frappe en ouvrant le dernier texte de Michael Roch (lu en service de presse), outre la langue (toujours exceptionnelle, dans la lignée de Moi, Peter Pan, Le Livre jaune ou Tè mawon), c'est la division du texte en fragments (non numérotés), analogue à celle utilisée par luvan dans TysT (les deux textes partagent également un même goût pour ce que j'appellerai volontiers l'anticipation discrète, un futur où les innovations ne sont pas omniprésentes).


Chacun de ses 118 fragments (répartis en 8 sections, #1-32, #33-38, #39-41, #42-55, #56-70, #71-88, #89-93, #94-118, la numérotation est de mon fait) est comme un aperçu que Michael Roch nous donne sur l'esprit de son narrateur, à la "mémoire en forme de fenêtre" (#90) – ce n'est pas un hasard si chaque description de lieu se fera avec l'anaphore "fenêtre" (voir en #8, #34, #53, #58, #76 ou #90), c'est la façon d'être au monde du personnage ("Dans ton esprit, tout est fragmenté", #117).


Dit autrement, avec les mots du Syndrome Quickson, le récit est "nébuleux et désarticulé, à l'image de son protagoniste", dont il épouse la remémoration, à un moment décisif de sa vie (qui ne nous sera révélé qu'à la toute fin) :

– "durant de longues minutes, tu déroules la mèche, ta mèche à souvenirs" (fragment #5, qui se prolongera en #102 puis, avec un sens légèrement différent, en #117 et #118, les derniers fragments) ;

– "C'est une histoire opaque, malgré nous. Une expérience qui nous appartient, mais qui à la fin nous échappe, à tous. Un truc mal ordonné qu'il faut aller gratter, fragmenter, remodeler comme une glaise sans forme ni couleurs" (toujours le fragment #5, qui donnera lieu au constat "tu grattes" en #62 ou à l'injonction "gratte" en #17, #20, #29, #38, #50, #55, #88, #99, #102, puis en #117, avec là encore un sens différent).


Cette construction d'un texte sous forme d'un gigantesque flash-back (pas forcément ordonné, le billet d'avion présent en #82 vient par exemple du #90), c'est une technique empruntée au roman noir (au sens de polar) – et ça tombe bien, parce que malgré ses incursions hallucinées dans le fantastique (voir les fragments #10, #32 et surtout les #82-83 avec le chienlari, mais aussi le #110 avec l'anguille, deux fragments sur lesquels je reviendrai) voire le cyberpunk (en #89, j'en reparlerai un peu aussi), Les Choses immobiles est avant tout un (grand) roman noir (toujours au sens de polar pour l'instant).


Fidèle à son habitude d'utiliser un genre préexistant pour l'illustrer à sa façon toute personnelle (voir Le Livre jaune ou Tè mawon), Michael Roch met en scène, dans Les Choses immobiles, une intrigue policière classique : après avoir tué son père (#6), Charles Gaspard, un homme "en triste cavale" (#4), part se mettre au vert (ici, en Martinique) ; mais sa rencontre avec une femme fatale, Tanya, "plus belle que toutes les gueules nocturnes" (#26), va lui valoir des ennuis supplémentaires (principalement liés à la lutte armée pour l'indépendance de l'île).


Quoique la figure obsédante de Tanya soit très classiquement contrebalancée par une autre femme (Gloria), mais aussi (c'est plus original) par un homme (Jidé, j'y reviendrai), elle n'a au final rien de classique, pour au moins deux raisons :

– d'abord, c'est un type de femme fatale post-Gibson, à la Molly Millions, que le #89 me semble clairement évoquer ("Mes ongles sont cannibales, dit-elle, en réalité, ce ne sont pas seulement des petits miroirs, ils capturent et prélèvent des informations, des algorithmes et des data") ;

– surtout, plutôt que de séduire Charles (et le pousser à sa perte par la même occasion), elle va tenter de le libérer du "male gaze" (#60), ce qui l'amène à nier son statut de femme fatale ("je ne suis pas que des lèvres, je ne suis pas que des seins, je ne suis pas seulement des ongles", #58).


Violent comme une anguille


En bonne logique, qui n'est pas celle du polar classique donc, Michael Roch refuse tout autant d'exacerber la virilité que la féminité, et ça commence par la relation de Charles avec Jidé (comme le Marlon James de Brève histoire de sept meurtres, Michael Roch parie notamment sur l'homosexualité pour désamorcer le virilisme, pour le dire vite et mal) ; l'idée sous-jacente est que "l'héroïsme fataliste" (#93) ne conduit qu'à répéter encore et encore les mêmes mortelles erreurs (j'y reviendrai).


Dit autrement, Michael Roch cherche à analyser les sources de la violence (masculine) et sa propension à se propager, exactement comme Cormac McCarthy (autre ressemblance, purement formelle elle, il n'y a aucun guillemet dans Les Choses Immobiles, mais pour compenser, Michael Roch ne met pas de majuscule en début d'une phrase prononcée par le même interlocuteur que la phrase précédente, afin que la lecteur ou la lectrice comprenne quand même qui parle).


Si ces réflexions se retrouvent dans les dialogues (y compris ceux que Charles a avec lui-même) sous une forme parfois très élaborée (la théorie des quatre violences du #107), elles sont aussi et surtout véhiculées par un véritable réseau métaphorique : comme l'a fort justement remarqué Fungi Lumini, "la symbolique dans ce roman est aussi très importante, celle du serpent qui mue, mais aussi celle de l'anguille qui étouffe."


Plus que le serpent (voir #23), il est intéressant de suivre la trace de l'anguille dans Les Choses immobiles, toutes ses apparitions étant pareillement significatives :

– l'animal sert d'abord de métaphore pour un mauvais rêve, lié évidemment au sentiment de culpabilité du narrateur ("je ne me rappelle pas de mon cauchemar. Il s'est glissé hors de moi, anguille venue d'une sphère céleste, monstre qui perspire", #32) ;

– l'animal est ensuite réellement présent, comme un élément du décor, dans une des scènes les plus apaisées du roman, sans doute pour signaler que le mal n'est jamais bien loin sous la surface des choses ("Sur le tapis de sable, tu crois voir la fuite d'une anguille, qui file se cacher", #45) ;

– il est aussi représenté dans un tableau inquiétant découvert par le narrateur dans une maison abandonnée ("Pêcheur ou pêcheuse, peut-être, qui tord le cou d'une anguille dont la tête sectionnée repose sur un carré de cuir, disposé sur ses genoux", #54) ;

– le tableau en question semble prendre vie un peu plus loin ("L'homme au ventre si énorme qu'il en cache son sexe te regarde et grimace derrière les sursauts de l'anguille", #57) ;

– les emplois métaphoriques de l'animal reprennent peu après, pour illustrer une certaine forme de violence ("je la vois qui scintille, farandole d'étincelles, l'anguille géante, dans un ciel d'électricité statique", #69) ;

– dans une vision de Gloria, l'animal se révèle comme le vrai fatum de l'histoire, beaucoup plus que Tanya ("j'ai vu une anguille secouer sa vie autour de ton ventre, croquer ton âme, jouer avec ton esprit", #94) ;

– un nouvel emploi métaphorique conforte le lien avec la violence ("Chaque nuée est dense d'anguilles brunes, trop basses, bien trop près de moi, qui poussent des cris d'horreur et mille rires impensables", #98) ;

– un autre emploi métaphorique lie l'animal au sexe masculin, dans un contexte trouble ("Une anguille danse sous la douche", #105) ;

– plus loin, la vision de Gloria semble déborder dans la réalité, un peu comme le tableau, et avec le même effet hallucinatoire ("l'anguille surgit, boule vomie de son cri", dans le #110, suite directe du #87) ;

– enfin, l'animal fait une dernière apparition (en #117 et #118, les derniers fragments), toujours pour symboliser, de façon quasi-fantastique, le fatum pesant sur le personnage ("L'anguille s'échappe, elle tourbillonne dans le temps en catastrophe et laisse dans sa traîne une matière noire, étendue", #117).


On le voit, Fungi Lumini avait raison de parler d'étouffement à propos de l'anguille, qui serait donc, métaphoriquement parlant, la vraie fatalité pesant sur le personnage, cet héritage de violence auquel il est si difficile d'échapper (comme le Laurent Pépin de Monstrueuse féerie, Michael Roch parle aussi de la façon dont les adultes cabossent leurs enfants, propageant la violence de générations en générations).


Marron comme un morne


Difficile, mais peut-être pas impossible (c'est là une autre différence majeure avec le roman noir classique), à condition d'aller au-delà du simple aveuglement volontaire ("Je ne veux pas le voir" du #85, écho évident, par-delà Federico Garcia Lorca, au Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, auquel Les Choses immobiles font parfois penser, et pas seulement pour cette façon de mettre en relation deux fragments narratifs).


Au contraire, un minimum de prise de conscience est nécessaire, pour essayer de ne pas intégrer les "cycles de haines et de martyres" (et accessoirement sortir de l'alternative "noir intégré ou noir terroriste", #89) :

"C'est l'occident qui, à travers ta voix, veut le crever, lui. le makoumé, c'est l'occident qui le tue, qui te dit de le tuer, parce que c'est l'occident et sa haine qui se répandent déjà en toi. c'est l'occident et ses idées, que rien n'est naturel, que tout ce qui n'est pas lui doit être exclu ou détruit. c'est l'occident qui te veut dans sa haine de lui-même." (#86, avec cette ponctuation que j'évoquais plus haut)


Parlant de Moi, Peter Pan, je disais que l'ouvrage évoquait Le Voyage en Orient de Hermann Hesse ; et c'est bien, dans Les Choses immobiles, le même genre d'orient mythique qui est convoqué en creux, contre cet Occident cartésien (et surtout techniciste, même si ce n'est pas dit ouvertement) que dénonçait également Patrick Chamoiseau (une des influences de Michael Roch, y compris pour l'aspect "organismes narratifs inclassables") :

"Ici me dit que la raison n'est rien face à l'expérience de mon propre corps. […] Ici me dit que je ne suis pas un étranger dans mon propre corps. Que mon esprit ne fait qu'un avec un reste oublie, avec un tout oublié qui ne demande qu'à resurgir, parce qu'il est déjà en moi." (#41)


C'est ici (#89), après une première mention dans le fragment #47, que "les choses immobiles" du titre font leur apparition, comme l'opposé même de ce mouvement qui est transformation véritable en plus grand que soi, et non (méta)morphose "en charogne" (#82, l'épisode du chienlari) :

"rester et apprendre, rester et changer, se voir se transformer, mais sans jamais devenir eux. ne jamais non plus rester dans l'immobile, dans l'attendu. rester et de changer dans l'imprévisible. les choses immobiles, Charles, sont des flammes invisibles qui te rongent et t'ensauvagent, te réduisent au plus petit. rester et se changer en plus grand, plus gros, cannibale, quoi."


Comme la Gloria du #109 (et d'une certaine manière comme l'Alain Damasio de La Horde du contrevent), Michael Roch oppose donc à la morphose délétère (la réalisation de son destin, symbolisée par le chienlari des #82-83) le marronnage salvateur (ou du moins libérateur) – sur le plan narratif, cela se traduit par l'opposition entre les deux derniers fragments (#117 et #118), qui peuvent se comprendre comme des fins alternatives (en tout cas, ce sont des options envisagées par le personnage).


On le voit dans le vocabulaire employé ("marron" désigne l'esclave en fuite, rappelons-le), le genre convoqué dans Les Choses immobiles est autant le roman noir, au sens de polar, que le roman noir, et pas seulement au sens de roman post-colonial, mais aussi au sens d'oeuvre au noir, de transmutation alchimique de l'homme aliéné – et c'est aussi pour ça que le texte de Michael Roch peut être apprécié par le lecteur ou la lectrice, quelle que soit sa couleur de peau, pour ce qu'il est : une fable intemporelle sur le destin et la liberté.




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