samedi 26 août 2023

Prison dorée

The Nice House on the Lake 1 de James Tynion IV & Alvaro Martinez Bueno (& Jordie Bellaire)


Je l'écrivais déjà à propos de Something is Killing the Children et de The Department of Truth, le travail personnel (comprenez "hors univers DC ou Marvel") du scénariste James Tynion IV est exceptionnel, notamment pour la façon qu'il a de revisiter des genres souvent vus au cinéma (le thriller horrifique dans le premier cas, le thriller paranoïaque dans le second) mais moins dans les comics (encore marqués par le moule super-héroïque, dont James Tynion IV veut se libérer).


Avec The Nice House on the Lake, James Tynion IV ne revisite pas, il détourne carrément, en les retournant (j'y reviendrai), les codes convenus du whodunit, et plus précisément de leur illustration la plus connue, les Dix petits nègres d'Agatha Christie, qui figure comme par hasard dans la bibliothèque de la maison éponyme (page 55) sous son titre américain, And Then There Were None.


(NB : il ne s'agit donc pas d'un hommage ludique, comme ceux, réussis, de Jean Harambat avec Le Detection Club ou de Thierry Smolderen & Jorge Gonzalez avec Cauchemar Ex Machina ; il ne s'agit pas non plus, ou pas entièrement, d'une hybridation, comme celle qu'Alastair Reynolds faisait avec le space opera dans La Millième nuit).


Vu de loin, le scénario de The Nice House on the Lake n'est en effet pas si éloigné que ça du classique d'Agatha Christie (et se repose beaucoup comme lui sur les dialogues, mais pas que, nous le verrons) : un mystérieux hôte (ici, Walter) réunit, dans un lieu coupé du monde (ici, la maison éponyme), "un échantillon stable de la population humaine" (page 176), constitué de dix personnes ; et au beau milieu du premier soir, il procède à une révélation d'importance (ici, directement, mais les réseaux sociaux vont aussi jouer un rôle, quasi-analogue à celui du gramophone d'Agatha Christie).


Il y a, ceci dit, une différence de taille, pour ne pas dire une inversion pure et simple : ici, il ne s'agit pas de punir, donc de faire disparaître, dix criminels ayant échappé indûment à une justice faillible ; il s'agit au contraire de préserver, dans "un sanctuaire" (page 176), pour ne pas dire "une prison dorée" (page 181), en tout cas un lieu à l'abri de l'apocalypse, dix "humains exceptionnels" (ou prétendument tels, page 177) – il n'y a pas non plus donc de justicier à démasquer, même s'il y a bel et bien des "petites énigmes" à résoudre (page 96).


Par ailleurs, la société ayant fortement évoluée depuis le roman d'Agatha ChristieThe Nice House on the Lake réécrit les dix archétypes employés par la reine du crime, du moins quand James Tynion IV ne convoque pas les siens propres :

– le personnage du Reporter, Sam Nguyen, sur lequel le chapitre 3 est centré, est clairement analogue à celui de Cole dans The Department of Truth ou de James dans Something is Killing the Children (le gay à lunettes originaire de Milwaukee, pour le dire vite et mal) ;

– le métier de son compagnon, l'Apiculteur Arturo Pérez (clin d'oeil à Arturo Pérez-Reverte ?), est, lui, une allusion à la mort (censément suite à une piqûre d'abeille) qui attendait la cinquième convive, Emily Brent, chez Agatha Christie ;

– le personnage du Comique, David Daye, sur lequel le chapitre 4 est centré, est clairement la réécriture du personnage d'explorateur d'Agatha Christie, Philip Lombard (tous deux ont la même vision désabusée du monde, et la même façon de se moquer de tout, doublée d'une certaine lucidité) ;

– le personnage de la Scientifique, Veronica "Ronnie" Wright, me semble, en raison de leur similitude de prénom, une relecture de celui de Vera Claythorne, la gouvernante d'Agatha Christie (la palette de métiers autorisés aux femmes s'est heureusement élargie depuis 1939) ;

– enfin, de façon significative, la Médecin est chez James Tynion IV une trentenaire épanouie, Naya Radia, là où chez Agatha Christie le docteur Armstrong était un vieux célibataire bougon (pour le dire vite)...


Cette façon qu'à James Tynion IV de casser les stéréotypes, pour se rapprocher de la vraie vie (il confesse dans un entretien avec Sacha Puaux s'être inspiré, pour écrire ses personnages, de "beaucoup d'amis proches"), c'est bien sûr un des charmes de l'oeuvre ; ce soin apporté au dramatis personae se double, sur le plan narratif, d'une "architecture solide qui progresse à coups de moments-clefs" (dixit Gromovar), les moments en question étant générés par les émotions des protagonistes.


Comme chez Agatha Christie, chacun des personnages aura en effet, sinon son heure de gloire, du moins un épisode dans lequel il sera plus ou moins le moteur de l'action (ce que les couvertures soulignent, du reste) ; par ailleurs, comme chez Agatha Christie, de mystérieuses statues vont jouer un rôle semblable, quoique totalement différent, à celui des statuettes qui donnaient leur titre anglais au roman – elles vont tout autant représenter les personnages qu'intriguer le lecteur ou la lectrice.


Bien avant que les personnage ne découvrent (page 149) un endroit où une statue est associée à chacun d'entre eux (toujours comme chez Agatha Christie), le lecteur ou la lectrice ne pouvait manquer, non sans raison, de voir dans ces statues, présentes depuis la page 12 au moins, un important indice, toutes étant des variations sur l'idéogramme chinois du double bonheur (célèbre pour son utilisation dans le Vertigo d'Hitchcock) : qu'est-ce qui va bien pouvoir être dupliqué ? la maison ? un personnage ? les deux ? (voir les chapitres 3 et 6 pour un début de réponse.)


D'autres indices sont, peut-être (le tome 2 infirmera ou confirmera), dissimulés dans :

– la façon dont Walter appelle ses convives dans son e-mail d'invitation (équivalent moderne du courrier papier d'Agatha Christie), "beautiful monsters" en VO et "maximonstres adorés" en VF (le traducteur a habilement choisi de faire allusion à l'album de Maurice Sendak, dans lequel les monstres en question, vivant sur une île coupée du monde, sont des métaphores de la colère enfantine) ;

– les livres présents dans la bibliothèque de la page 55 en plus des Dix petits nègres, notamment Sa Majesté des mouches de William Golding (mettant en scène des enfants naufragés sur une île, pour mettre en lumière la sauvagerie inhérente à la nature humaine) ou Le Berceau du chat de Kurt Vonnegut (autre histoire insulaire, mais surtout dictatoriale, ce qui ferait de The Nice House on the Lake une fable politique, avec Walter dans un rôle à la Hitler) ;

– les scènes "rouges", dans lesquelles les personnages au centre d'un épisode témoignent, a posteriori donc, sur les événements qu'ils ont vécu (pages 5 et 8, 35 et 38, 65 et 68, 125 et 130, autrement dit une par épisode, sauf pour le chapitre 6 ; James Tynion IV signale dans un entretien avec Yaneck Chareyre que cette technique lui vient du Martin Scorsese de Cape Fear).


Ces dernières scènes sont sans doute emblématiques de la façon dont la coloriste, Jordie Bellaire, rehausse les dessins d'Alvaro Martinez Bueno : pour ne pas écraser l'encrage "dru, consistant et poussé" (dixit Vincent Lapalus), elle procède principalement par monochrome, conférant ici des teintes orangées particulièrement adaptées à l'ambiance de ces scènes crépusculaires – ailleurs, elle utilisera majoritairement des couleurs froides, notamment le bleu, pour des scènes nocturnes et/ou pluviales.


Tous deux vont même jusqu'à s'offrir le luxe d'un clin d'oeil aux peintures de Francis Bacon pour un phénomène récurrent dans le livre, qu'un des personnages décrira (page 49 ou 139) comme une "tornade de chair" (voir par exemple pages 30-31, 44, 62, 91, 116, 128-129, 178, 181) – sans surprise, un personnage peindra d'ailleurs la chose page 182 (notez aussi qu'Alvaro Martinez Bueno revendique ouvertement "l'aspect un peu 'peinture' et les compositions plus recherchées" dans son entretien avec Sacha Puaux, ce qui le rapproche de Bill Sienkiewicz pour MTEBC).


Une fois encore, on retrouve donc cette association réussie entre un scénariste obsédé par la porosité entre réel et imaginaire, James Tynion IV, et un dessinateur adepte de ce que j'appelle la "ligne trouble", la seule apte à représenter graphiquement cette porosité – dit autrement, le premier tome de The Nice House on the Lake est une excellente question, à laquelle, je l'espère, le tome 2 apportera une brillante (mais provisoire) réponse (mais grâce à Gromovar, Thomas@constellations ou Vincent Lapalus, je suis plutôt confiant).




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