Les Onze de Pierre Michon
Quelle peinture du Louvre, protégé par une "vitre à l'épreuve des balles" (page 128 de l'édition poche), peut prétendre au titre de "tableau le plus célèbre du monde" (page 109) ?
Dans l'univers alternatif imaginé par Pierre Michon, ce n'est pas La Joconde de Vinci, "qui n'est qu'une femme rêvant" (page 128), ni même le Marat assassiné de David, qui "n'est qu'un homme mort" (pages 128-129), non : c'est une oeuvre (imaginaire) du (non moins imaginaire) peintre François-Elie Corentin, Les Onze, qui nous présente les onze membres du Comité de Salut Public de 1794 (dont Robespierre et Saint-Just, mais pas Danton, alors en disgrâce).
Bâtir un texte autour d'un tableau fictif, décrit avec plus ou moins de minutie, c'est un procédé (l'ekphrasis) qui est vieux comme le roman lui-même (Achille Tatius le faisait déjà au IIème siècle), et qui est pratiqué même par les auteurs les plus classiques (voir Le Chef d'oeuvre inconnu de Balzac, qui n'a rien de balzacien il est vrai) ; mais c'est sans doute avec le roman moderne (dans la lignée des tableaux d'Elstir décrits par Proust dans Le Côté de Guermantes) qu'il a fait un retour en force sur la scène littéraire.
Rien de surprenant à cela : comme l'explique Alain Robbe-Grillet (lui-même auteur d'une nouvelle, "La Chambre secrète", centrée sur un tableau imaginaire de Gustave Moreau) dans Pour un nouveau roman (pages 159-160), la description moderne n'a absolument pas le même rôle (ni, soyons clairs, la même lourdeur) que dans le roman traditionnel :
"Elle prétendait reproduire une réalité préexistante ; elle affirme à présent sa fonction créatrice. Enfin, elle faisait voir les choses et voilà qu'elle semble maintenant les détruire, comme si son acharnement à en discourir ne visait qu'à en brouiller les lignes, à les rendre incompréhensibles, à les faire disparaître totalement."
Ce "double mouvement de création et de gommage" décrit par Robbe-Grillet, un mouvement qui voit la narration effacer finalement la vision qu'elle vient tout juste de faire naître, c'est celui-là même qui structure le texte de Pierre Michon, et qui lui donne toute sa force – paradoxalement, Pierre Michon arrive en effet à nous faire croire en l'existence des Onze à l'aide d'un narrateur / guide touristique détruisant les unes après les autres les légendes entourant le tableau (c'est ce que Maxime Decout appelle, non sans raison, une logique déceptive).
Pour ce faire, Pierre Michon commence par nous offrir (dans le chapitre I de la partie I) la visite guidée d'un lieu bien réel, la Résidence de Wurtzbourg, où figure un tableau bien réel, Le Mariage de Frédéric Barberousse de Tiepolo, qui introduit par ailleurs, à travers le thème de la "commande" (page 18), le vrai sujet du livre – les rapports entre l'art et le pouvoir au cours de l'Histoire.
Le but affiché de ce premier chapitre est de traquer les portraits involontaires que François-Elie Corentin a pu laisser derrière lui (et de conclure qu'aucun ne le représente vraiment) : le page "blond" (page 14) du tableau de Tiepolo, dont il est censé avoir été l'assistant ; le témoin "sans âge" (page 14) du Serment du Jeu de paume de David ; le visage "exorbité" (page 15) d'un dessin de Gabriel représentant en fait Léonard Bourdon (un des personnages du roman) – et qui, dans le monde de Pierre Michon, ne comprend pas d'attribution manuscrite en bas...
Le but réel de ce premier chapitre, c'est bien sûr de préparer l'entrée en scène des Onze, mais c'est aussi et surtout d'introduire une vision de l'art comme "opération magique" (page 113) qui courra tout au long du roman : Tiepolo nous est ouvertement présenté (page 17) comme un "magicien" vêtu d'un "grand manteau mozartien" qui lui permet de commander aux "esprits de l'air" (ouvertement identifiés aux "Puissances de la Nuit" page 67, dans un passage sur le grand-père de François-Elie Corentin, lui aussi créateur à sa manière, voir plus bas).
Ce portrait du peintre en Sarastro va bientôt se doubler d'un portrait du peintre en Prospero, La Flûte enchantée rejoignant La Tempête ; et cela commence par une allusion claire à l'étoffe dont sont tissés les songes (et les humains) chez Shakespeare, François-Elie Corentin étant lui fait des "jupes de sa mère" (page 23), là où Les Onze auront la raideur paternelle ; et ces jupes, comme tout tissu (tout texte), ne sont hélas pas éternelles (page 25) :
"Ainsi les hommes filent : et si les hommes étaient faits d'étoffes indémaillables, nous ne raconterions pas d'histoires, n'est-ce pas ?"
Cela se poursuit (dans le chapitre II de la partie I, consacré à "ces histoires de familles et ces hautes généalogies, à quoi notre époque tient tant", page 29) par le portrait du grand-père ingénieur de François-Elie Corentin en "vieillard féroce" (page 29) commandant des "bataillons de calibans limousins" (page 30) – autrement dit en Prospero shakespearien.
Cela culminera, bien sûr, avec "la houppelande couleur de fumée d'enfer" (page 79) que porte François-Elie Corentin dans la seule vraie scène du roman, une "scène emballée de cinquième acte" (page 97) prétendument tirée d'un ouvrage de Michelet (significativement, le chapitre I de la partie II est le seul des huit chapitres des Onze à être véritablement écrit au passé simple, et à ne comporter aucune apostrophe au lecteur / spectateur, aucun "Monsieur" donc) ; et ce manteau magique lui permettra de convoquer ses puissances à lui, "onze formes semblables à des chevaux, onze créatures d'effroi et d'emportement" (131) – onze incarnations de "l'Histoire" (le dernier mot du roman, page 132).
En effet, alors même qu'il s'inscrit dans le cadre convenu d'une "commande politique" (page 91), faite "avec les plus mauvaises intentions du monde" (page 109), François-Elie Corentin va réussir à cristalliser (involontairement ?) l'esprit de l'époque, alors que son grand-père l'ingénieur et son père l'écrivain (et par contre-coup les Onze, également présentés comme des écrivains ratés) vont voir leurs oeuvres respectives tomber directement "dans le gouffre" (pages 50, 53, 54, je reviendrai sur ce rôle de la répétition dans la construction du texte de Michon).
Le père de François-Elie Corentin avait pourtant compris (page 47) "que l'écrivain servait à quelque chose, qu'il n'était pas ce que jusque-là on avait cru ; qu'il n'était pas cette exquise superfluité à l'usage des Grands, cette frivolité sonnante, galante, épique, à sortir de la manche d'un roi et à produire devant des jeunes filles plus ou moins vêtues dans Saint-Cyr ou dans le Parc-aux-Cerfs" (allusion transparente à Racine) ; mais de sa liberté il ne saura rien faire d'immortel, là où son fils, pris dans les filets de l'Histoire, parviendra pourtant à entrer au Louvre, précisément parce qu'il nous a fait, littéralement, voir cette même Histoire.
Du reste, et l'on en revient ainsi au double mouvement de Robbe-Grillet, le désir de faire voir (sans le filtre de ses connaissances, comme l'Elstir de Proust) est une obsession permanente du narrateur, au moins autant que son acharnement à démonter les reconstructions (imaginaires) de Michelet (page 69) :
"Comme je voudrais le voir vraiment et me taire, m'absorber dans ce que je vois, au lieu de vous casser les oreilles avec mes théories approximatives."
C'est qu'en dernier ressort Pierre Michon n'a rien d'autre que des mots pour nous faire visualiser (ou pour faire s'évanouir sous nos yeux) Les Onze ; et il y parvient au moyen de ce qu'Eugène Nicole nomme fort justement "un texte rhapsodique marqué par le retour de certaines formules".
Un tel style de conteur ou de bonimenteur, abondant en phrases longues mais toujours oralisables malgré leur complexité, c'est certainement un héritage de Péguy ou de Proust, qui utilisait du reste (par exemple dans Le Côté de Guermantes, que j'évoquais plus haut) des comparaisons aussi "surnaturelles" que Pierre Michon (voir aussi la vision onirique qu'a pu livrer Chloé Cruchaudet du même Proust).
C'est sans doute dans cette ambiance fantastique, mais aussi dans le monde alternatif qui nous est dépeint, que réside tout le charme du roman de Michon, que je rangerai donc volontiers, pour cette raison, dans les littératures de l'imaginaire, ou du moins dans les transfictions définies par Francis Berthelot ; c'est dans tous les cas un texte qui mérite parfaitement son Grand Prix du Roman de l'Académie française.
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