Protectorats de Ray Nayler
Humanisme & technologie
Qu'est-ce que l'humain ? Ou plus précisément, que devient l'humain dans un monde de plus en plus technologique, tel que le nôtre ?
Cette question, au fond consubstantielle à la SF, n'est pourtant centrale que dans de rares oeuvres, d'autant plus précieuses : chacun.e aura les siennes en tête ; pour ma part, là, tout de suite, je pense, entre autres, au récent roman d'Emilie Querbalec, Les Chants de Nüying, mais aussi au premier Ghost in the Shell de Mamoru Oshii – et bien sûr donc à l'objet de cette chronique, le recueil Protectorats de Ray Nayler (lu en service de presse).
(A tout seigneur, tout honneur, le premier à avoir remarqué cet "humanisme profond" de Ray Nayler, un humanisme qui est aussi, j'y reviendrai, un anti-spécisme, c'est Feyd Rautha ; notez aussi au passage qu'un personnage de Ray Nayler discute frontalement page 347 la citation de Protagoras à la base de l'humanisme, en l'attribuant faussement à Pythagore, Pythagoras en anglais, d'où sans doute la confusion.)
Avant d'en venir au coeur des interrogations naylériennes (la mémoire et la conscience, pour le dire vite, Gromovar et Nicolas Winter l'ont bien vu), un petit mot (d'accord, un long) sur le monde technologique où évoluent les personnages des Protectorats (c'est d'autant plus important que l'auteur lui-même a insisté, dans une chronique, sur son goût pour le world-building, qui passe aussi bien sûr par un word-building, Ray Nayler étant aussi poète).
Comme l'ont remarqué avant moi CélineDanaë, Stéphanie Chaptal, Gromovar, Soleil Vert ou Nicolas Winter, l'extrême cohérence politico-sociale de ce monde découle d'une histoire alternative, qui se prolonge bien au-delà de notre présent :
– le point de divergence date de 1938, quand une soucoupe s'écrase sur Terre, et que les Américains, un peu comme les stalkers des Strougatski , en tirent par "rétro-ingénierie" (page 107) de quoi accroître leur avancée technologique (l'événement est évoqué dans les nouvelles d'après-deuxième Guerre Mondiale, "Père", "Les boucles de désintégration", et "Une fusée pour Dimitrios" ; pour le rapport de Ray Nayler à la SF russe, voir cet entretien) ;
– une première conséquence, politique, est la suprématie totale des Etats-Unis, qui ont profité de leur avantage technologique pour reprendre, en fin de deuxième Guerre Mondiale, l'Europe aux communistes, et accessoirement placer Istanbul sous protectorat (les nouvelles "Mélopée pour Hazan", "Une fusée pour Dimitrios", "L'hiver en partage", "Retour au Château-Rouge", "Le Réparateur de moineaux" et sans doute aussi "Mutabilité", soit 6 sur 14, se déroulent à Istanbul, une ville par essence cosmopolite, que Ray Nayler n'a bien sûr pas choisi au hasard, voir l'analyse de Gromovar) ;
– comme dans L'Affaire Crystal Singer d' Ethan Chatagnier (qui a certainement lu Ray Nayler), une deuxième conséquence, sociale, est l'émancipation plus rapide des femmes, emblématisée par les figures d'Hedi Lamarr (devenue générale dans ce monde) et d'Eleanor Roosevelt (d'autant plus importante que son mari n'est pas mort en 1945 et a fait au moins sept mandats, jusqu'en 1960 donc, voir "Une fusée pour Dimitrios"), mais aussi par les innombrables personnages d'expertes (j'y reviendrai) ;
– autre conséquence, indirecte celle-ci, l'Institut scientifique créé à Istanbul (à l'aide d'un événement décrit dans "Une fusée pour Dimitrios") déchiffre le connectome humain (concept emprunté à Sebastian Seung, voir cet entretien) et invente donc le transfert de conscience (le connectome est utilisé nommément dans les nouvelles "Mélopée pour Hazan", "Sarcophage", "L'hiver en partage", "Retour au Château-Rouge", "Le réparateur de moineaux", "La mort de la Caserne de pompiers n°10", "La pluie des jours", et sans doute implicitement dans "Mutabilité", soit 8 nouvelles sur 14) ;
– ce transfert de conscience va aussi permettre une exploration des planètes lointaines (évoquée, parfois simplement en toile de fond, dans "Sarcophage", "L'hiver en partage", "Retour au Château-Rouge" ; notez toutefois que sur les 3 soap operas purs et durs du recueil, seul "Sarcophage" utilise ce procédé de transfert, les deux autres, "Les Yeux de la forêt" et "Les Enfants d'Evrim" étant de "vraies" explorations physiques, et pouvant donc être écartées de l'univers des Protectorats) ;
– fort logiquement, le déchiffrement du connectome débouche aussi (sans que le lien soit ouvertement explicité) sur la création d'intelligences artificielles, beaucoup plus élaborées que le robot rudimentaire de "Père" (voyez les 5 nouvelles "Retour au Château-Rouge", "Le réparateur de moineaux", "La mort de la Caserne de pompiers n°10", "Les enfants d'Evrim", "La pluie des jours" ; notez aussi que les deux premières explorent l'histoire des androïdes avec une justesse faisant penser au Pluto de Naoki Urasawa) ;
– enfin, si des extraterrestres se sont (indirectement) manifestés en 1938, ils pourraient tout aussi bien remettre ça dans une période plus récente, et si l'on met de côté "Sarcophage", c'est ce qu'ils font dans la nouvelle choisie pour clôturer ce recueil (et qui peut être intégrée ou non à l'univers des Protectorats), "Les hirondelles des tempêtes".
Cette présentation sommaire laisse déjà entrevoir les inflexions que Ray Nayler va apporter à ce qu'Istvan Csicsery-Ronay identifie comme l'intrigue canonique de la SF, la technologiade (présente grosso modo dans 10 nouvelles sur 14) et ses 6 archétypes (dont j'évoquerai seulement 2 ici).
En effet, à l'exception notable des 3 soap operas évoqués plus haut et de la dernière nouvelle du recueil (4 nouvelles donc), le Corps Fertile, aka le domaine où s'exerce le talent du héros, l'Homme Habile, qui est plutôt chez Ray Nayler une Femme Habile, est toujours, comme dans le cyberpunk, un lieu plus mental que physique ("Une mélopée pour Hazan", "Les boucles de désintégration", "Une fusée pour Dimitrios", "L'hiver en partage", "Retour au Château-Rouge", "La pluie des jours" soit 6 sur 10 technologiades).
Mémoire & conscience
Symptomatiquement, sur le modèle peut-être de la Paprika de Satoshi Kon, Ray Nayler décrit souvent des femmes (Hazan Terzi, Sylvia Aldstatt deux fois, Irem Bulut, Sandra) voyageant (plus ou moins profondément) dans des "labyrinthes mémoriels" (page 147), appartenant soit à tous (la simultanéité d'"Une mélopée pour Hazan"), soit à un autre que soi ("Les boucles de désintégration", "Une fusée pour Dimitrios", "Retour au Château-Rouge"), soit à soi-même ("La Pluie des jours").
Tout aussi symptomatiquement, 5 des 6 nouvelles qui traitent frontalement la problématique de la mémoire (les 5 citées au paragraphe précédent, plus "Mutabilité") se réfèrent (pages 40, 61, 112, 144 et 179) aux découvertes d'Elisabeth Loftus sur la plasticité, donc "le manque de fiabilité de la mémoire" (page 125), qui se modifie à chaque accès.
Le cerveau humain ne connaît en effet pas le read-only, donc aucune donnée n'y reste vraiment stable (ce qui a fait le bonheur des "arnaqueurs mémoriels" évoqués page 61, ces marchands de faux souvenirs induits ; notez que Ray Nayler mime parfois ce processus mémoriel en réécrivant littéralement des passages de ses propres nouvelles, voir par exemple "Les boucles de désintégration").
La mémoire humaine est donc à la semblance de ces "palimpsestes électroniques" (pages 286, 293, 296) évoqués dans "Retour au Château-Rouge", elle est réécrite en permanence, sans doute pour ajuster l'esprit aux changements qu'il constate dans son environnement ; mais dans ces conditions, où peut bien se situer la constante qui autorise un individu à se dire différent d'un autre ?
Evidemment pas dans nos cellules, qui se renouvellent plus vite que les pierres des "anciennes mosquées d'Istanbul" (page 289, toujours dans la même nouvelle) :
"Elles sont comme le navire de Thésée, songea Irem. Plus de mille ans après leur construction, elles avaient été réparées si souvent, pièce par pièce, qu'elles n'avaient peut être pas gardé une seule pierre d'origine."
Bien sûr, Ray Nayler n'ignore pas que le bateau de Thésée, comme le rappelle cette revue franc-maçonne, est une fable philosophique bien connue pour poser, justement, la question de l'identité, et celle de la conscience qui la postule ; notez aussi que la théorie aristotélicienne de l'âme (utilisée dans le manga Ghost in the Shell, à la base du film de Mamoru Oshii évoqué plus haut) voit celle-ci comme la forme, la structure donc, du corps.
C'est là qu'intervient l'autre référence majeure de Ray Nayler, le connectome de Sebastian Seung : c'est dans la carte du cerveau, ou son plan pour filer la métaphore de la mosquée d'Istanbul ou du bateau de Thésée, que résiderait la singularité d'un esprit humain ; l'imiter ne créerait pas une nouvelle conscience, mais permettrait à la conscience originelle de migrer de la copie vers l'original – "la loi de Keiser" de la page 22, aka "la loi de bilocalisation" de la page 313, que Ray Nayler va bien sûr jouer à distordre autant qu'Asimov, ses lois de la robotique.
J'ai parlé d'esprit humain, mais la force de l'humanisme de Ray Nayler, c'est que c'est, pour le dire vite, un anti-spécisme, donc qu'il nous présente aussi des consciences non-humaines, dont le statut reflète au fond celui d'autres minorités dans l'histoire de l'humanité : dans son monde, les robots ("Père", "La pluie des jours"), les androïdes ("Retour au Château-Rouge", "Le réparateur de moineaux", "Les enfants d'Evrim") ou les bâtiments intelligents ("La mort de la Caserne n°10"), voire les oiseaux ("Le réparateur de moineaux", "La mort de la Caserne n°10") occupent le même statut que, par exemple, les femmes avant-guerre.
(Ce n'est du reste pas un hasard si les femmes, parfois vues par des hommes comme dans la première et la dernière nouvelle, sont au centre d'autant de textes, "Mélopée pour Hazan", "Mutabilité", "Les boucles de désintégration", "Une fusée pour Dimitrios", "Les yeux de la forêt", "L'hiver en partage", "Retour au château rouge", "La pluie des jours", "Les hirondelles des tempêtes", soit 9 nouvelles sur 14.)
Ce qui apparente toutes ces consciences, humaines ou non, c'est la capacité d'apporter une certaine attention à l'instant présent, de profiter, même en plein chaos, de la vision d'un "cerisier en fleurs" (page 110) ou d'un citronnier (page 148, qui réécrit la page 126), sans parler du mûrier de la page 303 (Ray Nayler aime aussi les arbres) – ou comme le dit le narrateur de "La mort de la Caserne n° 10" (page 350) :
"C'est peut-être ce mélange déraisonnable de sentiments qui constitue la racine de la conscience"?
Au final, comme chez l'Emilie Querbalec des Chants de Nüying (oui, je tiens à ma comparaison), le sense of wonder (en mode sublime) est autant à chercher dans les abîmes métaphysiques ouverts par les questionnements de Ray Nayler que dans ces petits moments contemplatifs hors du temps, où la vision des personnages s'affûte subitement (page 318) :
"Il n'avait jamais remarqué les moineaux avant cela. Non, c'était inexact : il les avait remarqués, ils avaient toujours été là, comme une sorte de bruit de fond de la réalité, mais il ne les voyait pas vraiment. Ici, dans la cour de la clinique, il avait appris à les regarder, à les observer avec attention."
On l'aura compris j'espère, ce n'est pas sans raison que la quatrième de couverture de Protectorats considère Ray Nayler comme "un auteur de science-fiction contemporain essentiel" ; reste à savoir si la prophétie de Stéphanie Chaptal se réalisera, et si Ray Nayler atteindra, au panthéon de la SF, le statut de Ray Bradbury (il est bien parti pour, en tout cas).
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