mercredi 15 mars 2023

Proust onirique

Céleste 1/2 de Chloé Cruchaudet


Parlant de L'Etoffe dont sont tissés les vents, je comparais Alain Damasio à Marcel Proust, autant pour leur ambition esthétique, au fond assez similaire ("reconstituer une plage grâce à de minuscules grains de sable que sont mes phrases", page 57 du tome 1 de Céleste), que pour leur (fallacieuse ?) réputation d'illisibilité, en raison notamment de leur goût commun pour les phrases longues.


Est-il seulement possible d'aimer Proust et ses "histoires de dandys", comme Céleste Albaret, sa gouvernante, baptise, alors même qu'elle ne les a pas encore lus, ses romans, page 60 de la bande dessinée de Chloé Cruchaudet (autrice par ailleurs d'une excellente adaptation de La Croisade des enfants de Marcel Schwob) ?


Une première réponse est fournie, toujours page 60, par "l'écrivaine" (page 46) Colette, qui vient juste de prendre le nom marital de Jouvenel : "oh, mais c'est plus que ça ! Dandys, domestiques, artistes, tous sont épinglés !" – un jugement que la citation des pages 62-65, sur laquelle je reviendrai, vient magistralement confirmer, en opposant riches et pauvres.


Au passage, notez une petite entorse scénaristique à la réalité : pour mieux rendre compte de l'admiration, bien réelle, que Colette a éprouvé pour Proust dans l'après-guerre, Chloé Cruchaudet la fait participer au séjour de 1914 à Cabourg, dont elle n'était pas d'après la biographie de Céleste par Laure Hillerin – comme Chloé Cruchaudet l'explique dans un entretien à Télérama, "la documentation est essentielle, elle sous-tend le récit, mais il faut aussi savoir s'en libérer, se laisser aller à la rêverie".


Notez également que, visuellement parlant, cette partie normande de la bande dessinée s'inspire à l'évidence du Mort à Venise de Visconti, ce qui ne manque pas de pertinence :

– comme Proust, Visconti s'intéresse aux expériences mémorielles, formalisées dans Mort à Venise par les fameux flash-backs au cours desquels le temps extérieur continue de s'écouler ;

– comme Proust, Visconti a pour ambition de peindre "la déliquescence" de "l'ancien monde" aristocratique (page 66), comme le prouve du reste son adaptation magistrale du Guépard de Lampedusa ;

– comme Proust, Visconti... mais "les cancans de la basse-cour, hein... moi, je ne m'en occupe pas" (page 47).


Comme le Renoir de La Règle du jeu ou du Testament du docteur Cordelier (sans doute la plus fidèle adaptation qui soit de L'Etrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Stevenson), Chloé Cruchaudet choisit d'adopter, sur cet aristocrate qu'est Proust, le point de vue de ses domestiques, pour qui l'écrivain est avant tout (page 22) "une petite chose fragile et délicate" dont il faut s'occuper.


Paradoxalement, tout en nous le rendant sympathique, cette fragilité, découlant tout à la fois d'un "asthme" sévère (pages 8, 2, 32, sans parler de la "crise terrible" de la page 70) et d'une hypersensibilité auditive (page 22), tactile (pages 51 et 92), olfactive (page 90 et 106) et sans doute aussi visuelle (voir l'obscurité de sa chambre), cette fragilité donc nous rend aussi, parfois, Proust antipathique, notamment quand, avec maladresse, il choque (page 100) ou blesse (page 107) Céleste, cette "brave petite fourmi corvéable à merci" – comme le disent page 84 les auditeurs de Céleste.


J'ai parlé d'auditeurs : en effet, pour raconter cette "relation privilégiée" (page 85) entre la gouvernante et son maître, relation qui frôle "l'amour platonique" à sens unique (page 102), Chloé Cruchaudet alterne fort intelligemment entre un présent situé en 1959 (pages 3-6, 81-85 et 113-114), où Céleste raconte sa vie avec Proust, et un passé s'étendant, pour ce tome, entre 1913 et 1919 (pages 7-80 et 86-112).


C'est un choix intelligent pour au moins deux raison, la première étant de rappeler le caractère invérifiable de certaines anecdotes, issues des souvenirs de Céleste, souvenirs qu'elle a (fatalement) enjolivés d'après la biographie de Laure Hillerin, et notamment :

– son nom réel (Célestine Albaret) a-t-il vraiment inspiré à Proust, par un amalgame avec les noms d'Alfred Agostinelli et d'Ernest Forssgren, le prénom d'Albertine, personnage emblématique s'il en est de l'oeuvre (page 54) ?

– a-t-elle vraiment aiguillé Proust vers la description de "la déliquescence" de son monde, induite par la guerre, mais aussi par le progrès technique (page 66) ?

– a-t-elle vraiment suggéré à Proust la technique des becquets, qui était en fait en vogue dès le début du siècle dans les milieux théâtraux, d'après le Trésor de la Langue Française (page 78) ?


Je répondrai sans hésiter "non" à cette dernière question ; pour les deux autres, étant donné que Proust était comme tout artiste, "une mignonne petite abeille, qui sortirait butiner, et ramènerait de quoi faire son miel" (page 60), je dirai que ces anecdotes sont probables, mais non certaines ; plus précisément, elles ont l'incertitude fondamentale de la mémoire elle-même – est-il besoin de rappeler les travaux d'Elisabeth Loftus sur le sujet ?


La deuxième raison pour laquelle ce choix est intelligent, c'est qu'il permet à Chloé Cruchaudet de nous offrir une histoire ressemblant beaucoup à l'oeuvre de Proust elle-même, une oeuvre "beaucoup plus sensorielle qu'intellectuelle" (voir son entretien à Télérama) et beaucoup plus onirique que réaliste.


En forçant un petit peu le trait, on pourrait donc dire que ce premier volume de Céleste consiste avant tout en une "succession d'images figées" plutôt qu'en une "narration classique" (page 61) ; en tout cas, il mélange tout à la fois, et sans jamais nous perdre, réminiscences et métaphores, notamment :

– pages 22 et 112, la relation entre Proust et Céleste est représentée géographiquement par un phare, où se tiendrait l'écrivain, alors que sa gouvernante évoluerait dans la mer avoisinante ;

– page 29, la première fois où Céleste entre dans la chambre de Proust, elle respire une odeur qui fait remonter à sa mémoire un souvenir d'enfance bien particulier (on songe évidemment à la célèbre madeleine, à laquelle Colette fait allusion page 48,et que Proust consomme page 36) ;

– page 83-84, la jeune Céleste refait surface dans le présent, remplaçant un temps la vieille Céleste, qui avoue, à la page suivante (la 85), "il m'arrive d'oublier mon âge, parfois" ;

– pages 104-105, le cauchemar que fait Céleste reflète évidemment les sentiments mitigés qu'elle éprouve pour son maître.


Encore mieux que ces "réalités multiples qui se superposent et se mélangent" (suivant l'autrice elle-même dans Télérama), et c'est là à mes yeux une des plus grandes réussites de ce premier volume, Chloé Cruchaudet parvient à disposer des phrases de Proust sur ses planches, de telle façon qu'on en perçoive le rythme sous-jacent, et qu'on les juge limpides :

– pages 19-20, le célèbre début de Du côté de chez Swann se superpose aux courses que fait Céleste dans les maisons chic pour livrer le roman, les mots "m'éveiller" coïncidant finalement avec son retour dans une rue portant l'affiche "défense d'uriner" ;

– pages 36-37, une lettre de Proust à Louisa de Mornand donne lieu à une rêverie aquatique en ton de bleu ;

– enfin, pages 62-65, un passage d'A l'ombre des jeunes filles en fleur, celui de l'aquarium de Balbec, est magistralement mis en scène par Chloé Cruchaudet, qui s'affranchit des points de suspension pour faire flotter les mots de Proust, comme de petits poissons, sur ses planches pleine page, en tons de violet.


Notez que ce mariage quasi-parfait entre images et texte proustien est rendu possible par un choix graphique fondamental, celui de recourir, comme Will Eisner en son temps, à des cases dépourvues de toute délimitation franche, leurs bords ondulés n'étant rehaussé d'aucun noir – là encore, cette labilité toute onirique est parfaitement adaptée pour parler de Proust, que Chloé Cruchaudet considère donc, comme Raoul Ruiz l'a fait avant elle au cinéma, comme un écrivain relevant plus des littératures de l'imaginaire que du réalisme pur et dur.


Pour moi, qui n'étais pas, je l'avoue, un grand fan de Proust, même si je reconnaissais son talent, ce premier tome de Céleste remplit parfaitement les objectifs que s'était fixés Chloé Cruchaudet, au point de donner envie de (re)découvrir la somme romanesque de l'écrivain – si, si.



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