lundi 16 octobre 2023

Le tournant du tome 2

Evol 2 d'Atsushi Kaneko

Something is Killing the Children 2 de Jame Tynion IV & Werther Dell'Edera (& Miquel Muerto)


Chroniquer ensemble les tomes 2 d'un manga et d'un comics peut paraître a priori totalement arbitraire ; mais les deux tomes en question partagent bien autre chose qu'un numéro de volume :

– narrativement parlant, après un premier tome choc (qui dans le cas d'Evol se prolonge un peu dans les chapitres 6-7 de ce volume 2), chacun de ces tomes 2 va marquer une manière de pause, de retour provisoire au calme (un calme bien sûr chargé de tension), le temps de quelques chapitres introspectifs (8-10 pour Evol 2, 6-7 pour SIKTC 2), avant que le cours de l'intrigue ne s'emballe de nouveau (chapitres 11 pour Evol 2 et 8-10 pour SIKTC 2) ;

– thématiquement parlant, chacun de ces tomes 2 confirme l'intention, affichée dans le tome 1, de distordre le concept de super-héros, fondamental autant pour les comics que, au moins depuis la parution de My Hero Academia, pour les mangas (j'y reviens tout de suite).


Basiquement, toute histoire de super-héros peut se décrire comme une technologiade, à savoir une aventure technologique mettant en jeu six archétypes (mis en lumière par Istvan Csicsery-Ronay) : dans un Corps Fertile (la ville de Gotham, par exemple), un Homme Habile (Batman), muni d'un Texte-Outil (des gadgets technologiques, à commencer par le bat-signal) et assisté par un Serf Volontaire (Robin), exerce ses talents en concurrence avec un Mage Obscur (le Joker), pendant qu'une Femme au Foyer (Alfred) l'attend à la maison.


Une des possibilités pour distordre ce type d'histoires est d'adopter un point de vue autre que celui de l'Homme Habile, par exemple :

– celui du Serf Volontaire, aka Robin (le choix fait par James Tynion IV dans SIKTC 1, mais aussi par Ethan Chatagnier dans L'Affaire Crystal Singer) ;

– celui du Mage Obscur, aka le super-vilain (le choix fait par Atsushi Kaneko dans Evol 1, mais aussi, quoique de façon moins frontale, par certains comics, qui finissent au bout du compte par re-changer leurs vilains en héros, je pense par exemple au Suicide Squad : Get Joker ! de Brian Azzarello & Alex Maleev).


Dans les deux cas, non seulement cela concourt à décentrer l'histoire, en s'attardant sur ce qui dans toute autre oeuvre demeurerait à sa périphérie (le processus de reconnaissance des cadavres par leur famille, qui court tout au long de SIKTC 2 ; le passé de deux des trois "vilains" d'Evol 2, chapitres 8-9) ; mais encore cela conduit à un aperçu neuf sur les héros, poussés dans leurs derniers retranchements par leurs Robin ou Joker respectifs.


Dans SIKTC 2, dans la lignée de son mentor, Aaron, qui déclare (page 52) "nous ne sommes pas des héros, mais des chasseurs", Erica avoue à James (page 90), juste après lui avoir dénié le statut de "chasseur de monstres junior" (page 91), autrement dit de Robin :

"Je ne suis pas un super-héros. Juste une fille triste et fatiguée qui sait tuer ces bestioles, et qui fera tout son foutu possible pour terminer ce qu'elle a commencé."


De même, l'Ordre de Saint-Georges auquel Erica appartient (l'équivalent de la Ligue de Justice, quoi) semble bien plus attaché à empêcher l'existence des monstres de fuiter, à "étouffer l'affaire"comme le dit crûment (page 113) Tommy (autre potentiel Robin) à Aaron, qu'à sauver des vies (Erica faisant bien sûr exception).


La situation est semblable dans Evol 2, où les super-héros Lightning Volt et Thunder Girl, loin d'être vus comme des sauveurs, sont perçus par tous, y compris la police, comme "les sbires du maire" (page 10) – même si ce dernier va perdre un peu de son ascendant sur eux dans le chapitre 10.


De fait, dans Evol, ce sont les "vilains" qui vont marquer les esprits, et surtout la ville : ce sont eux qui, en opposition aux marques fictives H&N et Oniqlo (voir page 26) vont apposer partout leur bat-signal à eux, le graffiti EVOL, vu fort justement par la police comme "une sorte de signature" (page 9) – leur Marque Jaune à eux si vous voulez, quoique Atsushi Kaneko ne doive pas grand-chose à Edgar P. Jacobs.


Le bat-signal n'est pas la seule chose que les trois "vilains" d'Evol 2 vont s'approprier, ils auront aussi droit à leur passé traumatique à la Bruce Wayne (dans les flash-backs des chapitres 8-9, déjà évoqués) : sans surprise (on savait déjà depuis le tome 1 que Sakura était d'origine étrangère, et Akari, victime de maltraitances, sans plus de précisions), le trio est dépeint comme faisant partie de ces Délaissés chers au coeur de Fabrice Schurmans (Nozomi est gay, comme James dans SIKTC, et Akari, sans doute neurodivergente, j'y reviens tout de suite).


Comme Atsushi Kaneko est un dessinateur hors pair, adepte qui plus est d'ambiances oniriques, il va traduire le malaise existentiel de ses personnages par des astuces visuelles, dans le prolongement de la lune dégoulinante du volume 1 (qu'on retrouve ici, pages 92 et 246, sous le regard d'Akari à chaque fois) :

– Nozomi, qui se perçoit lui-même comme "un mutant" (page 113), est représenté comme un monstre de série B dans les scènes de malaise des chapitres 8 et 10) ;

– Akari, elle, se laisse souvent guider par une hallucination née de son trauma, Monsieur Lapinoir, qu'on peut voir notamment dans les chapitres 7, 9 et 11 de ce tome 2.


Atsushi Kaneko y ajoute un jeu subtil sur les cadrages, regroupant dans une même case le personnage regardant et l'objet regardé, à la manière de l'Orson Welles de Citizen Kane (voyez par exemple, page 29, Nozomi à l'arrière-plan, regardant au premier plan un couple de mannequins surmonté de la mention "HAPPY", ou la même, page 75, regardant depuis l'arrière-plan monsieur Lapinoir, pour sa première apparition dans le volume).


Le manga d'Atsushi Kaneko, comme souvent chez lui, est donc ouvertement centré sur les états mentaux de ses personnages (son trio de "vilains" donc), là où le comics scénarisé par James Tynion IV se repose plus sur l'intrigue (et les dialogues) pour faire naître une émotion ; mais SIKTC 2 est tout autant travaillé graphiquement qu'Evol 2, dans un autre registre, mais pour un but semblable.


Au fond, l'enjeu pour le dessinateur, Werther Dell'edera, et le coloriste, Miquel Muerto, est le même que celui d'Atsushi Kaneko, représenter l'irreprésentable – sauf qu'ici l'invisible (littéralement parlant, puisque les adultes non-initiés ne voient pas les monstres), ce sont des frayeurs parentales incarnées (page 112) :

"Vous imaginez ? Apprendre que vos propres peurs prennent vie et dévorent vos enfants ?"


Afin de préserver à l'histoire cet aspect de conjuration du pire, digne des Enfants fichus du grand Edward Gorey, il faut fatalement à SIKTC ce que j'appelle une ligne trouble, quelque chose qui sache à la fois préserver le caractère horrifique des scènes sans tomber dans le gore – l'ambiance doit être celle, feutrée, d'un cauchemar.


L'équipe Dell'Edera-Muerto réussit à merveille ce défi, notamment au moyen d'un contraste entre :

– d'un côté (de la même case) des traits affirmés, alliés à des couleurs ternes pour les (futures) victimes, ;

– de l'autre des traits effacés, noyés dans des aplats de couleur rouge ou noir pour les monstres et/ou le sang qu'ils font couler (voir par exemple la pleine page 118 et les pages 120 ou 126).


A leur manière, chacun des tomes 2 de ces deux séries, Evol et Something is Killing the Children, tient donc parfaitement les promesses qu'avaient fait naître leur tome 1 – et ne dépare donc pas dans le palmarès de leurs maîtres d'oeuvre respectifs, Atstushi Kaneko et James Tynion IV.



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