jeudi 14 décembre 2023

Dans le programme

Mikki et la traversée des mondes 1/4 de Stéphane Betbeder & Paul Frichet


Il peut être parfois difficile de juger, au seul vue d'un tome d'entame prometteur, de la qualité d'une série, tant la force de cette dernière dépendra, au final, des réponses apportées ultérieurement aux questions posée par le premier tome, autrement dit de la construction d'ensemble ; c'est le cas, me semble-t-il, de Mikki et la traversée des mondes de Stéphane Betbeder et Paul Frichet (tome 1 lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio).


Cette série dite "jeunesse" (mais jugée "pas si enfantine" par Alex Moon voire "un brin complexe pour son jeune public" par J. Milette, qui la compare non sans raison à Seuls ou Ninn) se présente en effet ouvertement, autant sur la quatrième de couverture qu'à l'intérieur du premier tome, comme une oeuvre en quatre parties, correspondant chacun à un monde différent, car généré informatiquement par la psyché de quatre enfants distincts (en fait cinq, car deux d'entre eux sont des jumeaux, j'en reparle tout de suite).


Dans la salle d'attente de la clinique Mortelente, cet "antre infernal" (dixit SambaBD) qui sert de point de départ autant à ce premier tome qu'aux quatre univers de la série (puisqu'ils y sont engendrés), figurent quatre tableaux, les trois premiers en ombre chinoise et le dernier en couleur (voir pages 5, 7, 10 ou 11), qui représentent à l'évidence ces quatre univers, très facilement rattachables aux enfants patientant dans la pièce (avec leur mère, Mikki étant la seule à être aussi accompagné par son père ; quant au couple sans enfants de la page 5, il correspond, comme le montreront les pages 47 à 51, à l'un des garçons que Mikki croisera dans le programme, Brahim, alias Petit-Grand-Frère) :

– le premier tableau représente deux silhouettes se tenant par la main et leurs ombres, et il correspond donc autant au futur tome 3 de la série ("La révolte des ombres") qu'aux deux jumeaux patibulaires de la page 5, lointains cousins (comme les Mafiolo d'Anatole Latuile) des Tweedledum & Tweedledee de Lewis Carroll ;

– le deuxième tableau représente une silhouette sur un fil, tentant d'en attraper une autre en train de s'envoler, et il correspond, comme la planche bonus de la page 76 nous l'apprend, au futur tome 2 de la série ("L'appel du vide") et au personnage (désabusé ?) de Pétronille, entrevu page 6 ;

– le troisième tableau représente une silhouette d'octopède poursuivant une silhouette d'enfant, une scène que Mikki entrapercevra (inversée) page 42, et il correspond au futur tome 4 de la série ("L'homme qui ralentit") et au personnage (hyperactif ?) de Gaspar, entrevu page 6 ;

– enfin, le quatrième tableau représente, en couleurs, une hyène passant la tête à travers une porte, et il correspond bien sûr à ce tome 1, "La maladie des portes", et au personnage de Mikki, qui est d'ailleurs aspirée dans ce même tableau page 11 (dans une scène dont le statut interroge, "hallucination" comme le suggère Mortelente, page 71, ou tout autre chose, voir la fin de ma chronique).


De la bonne interaction entre ces quatre univers dépendra évidemment la cohérence et la puissance de la série ; tout ce qu'on peut dire à ce stade, c'est que chaque univers aura une particularité physique bien à lui, peut-être liée à un élément (le monde sans gravité du tome 2 pourrait être lié à l'air ; celui du tome 1 et ses portes fluentes, à l'eau, voir la "mer d'asphalte" de la page 33 ou la pluie dans le "tableau final" de la page 63 ; celui du tome 3, au feu, générateur d'ombres ; et celui du tome 4, avec son monstre chthonien, à la terre).


Quoi qu'il en soit, le scénariste s'y entend pour distiller les détails importants sans en avoir l'air : par exemple, l'épingle à cheveux (en forme de spirale) de Mikki, présente dès la page 5, pourrait sembler n'être qu'un bête accessoire, destinée à caractériser l'héroïne (comme le noeud identifiant Daisy chez Carl Barks) ; mais tel le fameux fusil de Tchekhov, il jouera bel et bien un rôle – deux en fait, pages 55 et 61.


Au passage, un petit mot sur l'héroïne, Mikki : quoique sa mère la présente comme d'une "grande timidité" (page 7), ce que sa rougeur de la page 6 semble confirmer, c'est plutôt, comme le lui dira le Super-Héros des Cavernes page 34, une "muette volontaire", plongeant dans le silence en cas de contrariété.

 

On est donc loin (mais ce n'est sans doute pas le propos principal de la série, malgré ce qu'en dit l'éditeur) de l'anxiété sociale décrite avec finesse dans le manga Komi cherche ses mots ; en revanche, on est en plein, comme dans Zoc, dans la réflexion sur la différence (et la façon dont les adultes tentent de la normaliser, ici par une thérapie hasardeuse). 


De fait, le côté taiseux de Mikki est surtout prétexte, pages 10-14, à cet exercice de virtuosité tant prisé des dessinateurs, les planches sans bulles, et Paul Frichet s'en donne à coeur joie ; c'est aussi, à l'évidence, une manière de compenser ce personnage de mentor verbeux qu'est le Super-Héros des Cavernes déjà évoqué (page 20, il déclare même à Mikki : "Oh, t'es muette. J'sais pas comment tu fais, moi, je ne pourrais pas vivre sans parler !...")


Le simple nom de ce dernier personnage (ou celui de la "mer d'asphalte" déjà évoquée, page 33) suffit à montrer que ce premier tome de Mikki ou la traversée des mondes comprend, à côté de son inévitable lot de thèmes scénaristiques classiques (la nécessité de trouver "son animal-totem", page 17, ou le monde virtuel thérapeutique fonctionnant comme un jeu vidéo, avec "récompenses", page 60, ou "bonus magique", page 37, sans parler du "tableau final" déjà évoqué, page 63), des thèmes beaucoup plus originaux (comme cet appel bien vu à la mythologie des "Hmongs" page 66, Mikki étant un enfant adopté).


Notez que tous ces thèmes sont traités sans pesanteur aucune, avec parfois un soupçon bienvenu de nonsense à la Lewis Carroll (encore lui), par exemple quand la hyène rose (oui, ça change des licornes) parle pour la première fois (page 56) :

"Si un animal te dit qu'il peut parler, ne le crois pas : il ment !"


Surtout, le scénario désamorce l'apparente réussite finale de Mikki en relançant, si l'on peut dire, le jeu ("de faux-semblants" d'après Benjamin Roure), à l'aide d'une question dickienne, que les autres tomes viendront sûrement élucider (page 71) :

"Est-ce que je suis encore dans le programme ?"


Cette question en engendre une série d'autres : que veut vraiment "cette sorcière de Mortelente" (page 74) et est-elle la scientifique qu'elle prétend être ? son programme a-t-il vraiment une visée purement thérapeutique, ou telle la Matrice des Wachowski vise-t-il à se nourrir de l'énergie psychique des enfants endormis ? de ce point de vue-là, n'est-il pas significatif que le Super-Héros des Cavernes soit toujours dans le jeu, alors qu'aucun de ses parents ne traîne dans la salle d'attente de la clinique ?


Encore une fois, si les réponses apportées à ces questions par les trois prochains tomes de Mikki et la traversée des mondes sont à la hauteur du mystère sécrété par son (intrigant) premier tome, alors la série aura pleinement réalisé son (énorme) potentiel.




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