jeudi 7 décembre 2023

Une profonde colère

Search & Destroy d'Atsushi Kaneko


Que Naoki Urasawa s'empare d'un des personnages (Astro) et d'une des histoires les plus célèbres d'Osamu Tezuka ("Le robot le plus fort du monde") pour en livrer une version moderne (sous influence d'Asimov), et accessoirement réaliser ainsi l'une de ses meilleures séries, Pluto, cela sonne comme une évidence, tant il est facile de se représenter les liens unissant les deux créateurs (notamment leur humanisme, pour le dire vite et mal, mais aussi, sur le plan graphique, leur ligne claire).


Qu'à son tour Atsushi Kaneko, l'auteur de Bambi, Soil, Deathco, Wet Moon ou récemment Evol (des oeuvres plutôt nihilistes, pour le dire là encore vite et mal, et marquées par une ligne épaisse à la Charles Burns), se livre à une opération similaire avec Dororo (un titre beaucoup moins connu de Tezuka il est vrai), cela peut interroger, si l'on oublie que l'oeuvre de Tezuka a également un versant pessimiste (Tezuka est autant à l'origine du shônen que du seinen, rappelons-le).


Atsushi Kaneko l'a parfaitement compris, qui écrit dans sa postface à Search and Destroy (tome 3) :

"Je devine, à la base de l'oeuvre d'Osamu Tezuka, une puissante et profonde colère."


Cette colère, cousine de celle qui anime le Dragon de Thomas Day ou L'Architecte de la vengeance de Tochi Onyebuchi, le mangaka va également la conférer à Hyaku, la version féminine du Hyakkimaru de Tezuka, comme le constate son père adoptif dans un flash-back (chapitre 6, tome 1) :

"Une profonde colère sommeille en elle... mais elle n'a aucune idée de son sens !"


Au passage, notez qu'Atsushi Kaneko ne s'est pas seulement contenté de moderniser l'univers de Tezuka (les 48 démons voleurs d'organes sont devenus des creechs, autrement dit des robots humanoïdes, ce qui permet à Kaneko d'introduire dans sa narration des thèmes voisins de ceux de Pluto, j'y reviendrai), il a aussi féminisé son personnage principal, non seulement (comme le remarque Koiwai) afin d'intégrer Hyaku dans son panthéon personnel de femmes vengeresses (Bambi, Deathco, les deux "super-vilaines" d'Evol), mais aussi pour une raison simple, qu'il expose là encore dans sa postface :

"Il m'a semble plus pertinent que le personnage dont le corps est traité comme un objet que l'on exploite et que l'on consomme soit féminin, c'est pourquoi j'ai opéré ce choix."


Evidemment, dans l'univers futuriste d'Atsushi Kaneko, tout comme dans le monde réel, les femmes sont loin d'être les seules exploitées – et c'est là que l'opposition humain / creech introduite par Kaneko va prendre tout son sens (rappelons que, depuis son origine chez Karel Capek jusqu'à son usage par Asimov, le motif du robot est étroitement lié à celui de l'esclavage).


Avant même qu'un creech ne le verbalise ("aujourd'hui comme hier, c'est nous qui faisons le sale boulot"), l'ouverture du chapitre 1, juste après le prologue et une première scène muette, résume, en une seule image, tout l'univers de Search and Destroy : sur la place d'une ville tout en hauteur (Hachisuka, nous le saurons bientôt), un monument démesuré à la soviétique représente deux soldats, l'un humain, l'autre évidemment robotique (le haut de son visage n'est formé que de cercles parfaits).


On ne saurait mieux faire comprendre tout à la fois :

– que nous sommes dans un monde avec des relents totalitaires (j'en reparle tout de suite, voir aussi les chroniques de BlondinKoiwai ou Tachan, qui a pensé non sans raison au Métropolis de Lang) ;

– qu'il y a eu, dans ce monde, une guerre tout aussi marquante que la Première ou la Deuxième Guerre Mondiale pour nous (les dialogues nous le confirmeront bientôt) ;

– que les robots (les creechs donc) ont joué dans ce conflit un rôle de premier plan, mais que, la paix revenue (des passants flânent paisiblement devant le monument), ils ont rejoints les rangs des laissés-pour-compte (la scène muette des deux pages suivantes nous le confirmera).


Le blason de la ville (entrevu dans les chapitres 7 et 11 du tome 2, qui s'intéressent de plus près aux coulisses politiques du monde où évolue Hyaku, mais aussi dans les chapitres 15 et 17 du tome 3, soit pendant le grand finale du manga) a beau représenter (là encore de façon toute soviétique) un poing levé à côté d'une pince robotique, et le maire (tout stalinien, voire tout hitlérien, voyez sa moustache) a beau avoir récompensé ses 48 subalternes creechs avec les organes de Hyaku, la plupart des creechs ne sont, au final, rien d'autre qu'une "main d'oeuvre efficace et aisément corvéable", comme le dit sans ambages l'un d'eux dans le chapitre 7 du tome 2.


Lors d'une scène emblématique de son obsession pour les villes corrompues (patente par exemple dans Wet Moon), Atsushi Kaneko signale, tout aussi ouvertement qu'il le fera dans Evol, qu'il entend bel et bien, à travers ce racisme anti-creech, stigmatiser, entre autres, le racisme anti-coréen des Japonais (notez au passage la parenté phonétique des deux termes, en sus donc de l'allusion à l'une des pages les moins glorieuses de l'histoire japonaise) :

"Durant la guerre, ces créatures ici présentes officiaient comme des filles de réconfort pour les soldats du front" (chapitre 8, tome 2).


Toute cette exploitation (des femmes et/ou des creechs) ne peut, à terme, que déboucher sur une réaction violente, symbolisée bien sûr par le titre du manga, qui se trouve employé dans au moins trois contextes différents, tous associés à autant de formes de cette même réaction :

– "cherche.. détruis.. et reprends ce qui t'appartient.. redeviens qui tu es !" est l'injonction que le père adoptif de Hyaku lui adresse (tome 1 chapitre 6) en lui révélant la vérité sur son destin (je reviens tout de suite sur les ambiguïtés de ce programme, qui sont au coeur du manga) ;

– "SEARCH AND DESTROY" est le tatouage que se fait réaliser (dans le chapitre 10, où nous le voyons au stade des contours, puis dans le chapitre 11, où un tatoueur creech procède au remplissage) Nahid, un des 48 creechs voleurs d'organes, qui avoue (dans le chapitre 11 du tome 2) avoir désiré les bras de Hyaku précisément "pour percevoir des sensations" et ainsi "avoir le sentiment d'être 'vivant'" ;

– enfin, dans les chapitres 11, 14, 15 et 17, le mot d'ordre "search and destroy" résume à lui seul l'idéologie (sommaire) derrière la révolte creech ("il faut éradiquer les humains, jusqu'au dernier", chapitre 15, tome 3 ; comme le souligne la parenté du blason des creechs, entrevu dans les chapitres 14 et 18 du tome 3, avec celui de la ville, pareille révolution ne fera que remplacer un mauvais régime par un autre ne l'étant pas moins).


Evidemment, ni le vol d'organes pratiqué par les 48 subalternes du maire (au risque, improbable il est vrai, de voir Hyaku venir réclamer son dû) ni le terrorisme (qui ne fera qu'engendrer, à terme, "une nouvelle guerre", voir le chapitre 18) ne sont une réelle solution pour les creechs ; mais côté humain, la réappropriation de son corps par Hyaku n'est pas sans risques elle aussi.


Outre le fait que chaque remplacement d'un organe artificiel par l'organe humain d'origine, forcément moins performant, l'affaiblit (ce que soulignera ironiquement Nahid dans le chapitre 12 du tome 2), Hyaku court le même risque que toute vengeresse (voir Lady Snowblood de Kazuo Koike et Kazuo Kamimura ou, dans un autre genre, Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow), se consumer dans sa vengeance, comme elle le dit à sa manière dans le chapitre 13 du tome 3 :

"Quand j'aurais retrouvé mon corps tout entier... est-ce que je deviendrai moi... ou est-ce que je serai une autre ?"


La chance de Hyaku est bien sûr d'avoir à ses côtés le petit vagabond Doro (dont le destin se révélera, dans le tome 3, étonnamment voisin du sien), un gamin de 9 ans, qui non content de l'assister (comme le fait Patito avec Syzygie dans La Géante et le Naufrageur de Léo Henry) l'ancre également du bon côté du réel, celui où l'on enrage mais aussi où l'on sait profiter de la vie (chapitre 13, tome 3) :

"La vérité, j'veux même pas la connaître ! Je m'en cogne, j'te ferais dire ! Moi, tout ce qui m'intéresse c'est de voler ce qui me fait envie et de vivre en me poilant tant que je peux !"


Quand elle sera finalement confrontée au maire (équivalent du boss de fin dans un jeu vidéo, même si la structure de Search and Destroy n' a rien de linéaire, en raison notamment des nombreux flash-back) dans le chapitre 17 du tome 3, Hyaku parviendra à briser la malédiction censée peser sur elle (malédiction symbolisée par le fait que, lors d'hallucinations, le maire la voit, dans les chapitres 11, 15 ou 17, sous une forme animale), d'une façon similaire à la célèbre scène de fin du Black Orchid de Gaiman & McKean :

"Je suis devenue moi, une autre... Je suis différente de toi."


Cette "quête d'identité" avec la colère comme "boussole" (comme le dit Atsushi Kaneko lui-même dans sa postface au tome 3) culminera dans le chapitre 18 et dernier, où Hyaku se confronte à sa dernière cible, le creech qui lui a volé son cerveau, et s'en est servi pour devenir microbiologiste ; la conclusion qu'il a tiré de ses études est, bien sûr, celle que Kaneko veut donner à son manga (et qui rejoint étonnamment le Pluto de Naoki Urasawa, où la colère est associée à la conscience) :

"La colère est une force... une pulsion de vie !"


Sans aller jusqu'à dire, comme Tachan, que "l'élève a ici dépassé le maître" (quoique), on ne peut que constater que Search and Destroy, comme Pluto (mais dans un autre registre), est une vraie réussite, qui va bien au-delà du simple hommage d'un grand créateur (Atsushi Kaneko) à un autre (Osamu Tezuka).



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