L'Intuitionniste de Colson Whitehead
Thriller
Plutôt qu'un "thriller philosophique", comme le suggère la quatrième de couverture, ce premier roman de Colson Whitehead (lu en service de presse, dans la réédition chez Albin Michel), qui fait étrangement écho à son récent Harlem Shuffle (j'y reviendrai), est bien plutôt un thriller métaphysique (au sens de Patricia Merivale & Susan Elisabeth Sweeney).
Un thriller métaphysique (ou métacognitif), c'est un ouvrage qui s'empare des codes du roman policier pour poser des questions fondamentales, ressortissant d'ordinaire à la connaissance, mais aussi, comme ici, à la société (voir aussi Gnomon de Nick Harkaway, dans un registre différent) – ce n'est pas un hasard si L'Intuitionniste a pu être comparé (par Andrew Roe dans le San Francisco Chronicle ou Gary Krist dans le New York Times) à la Vente à la criée du lot 49 de Pynchon (thriller métaphysique ayant notamment exercé une grande influence sur William Gibson).
De fait, ni "intuitionnisme" ni "empirisme" n'ont ici le sens qu'ils ont en philosophie (même si l'intuitionnisme de Colson Whitehead reste attaché à un seul homme, James Fulton, tout comme l'intuitionnisme philosophique appelle instantanément le nom du mathématicien Brouwer) ; non, il s'agit ici de deux façons différentes d'envisager l'inspection des ascenseurs, et sans doute aussi, en filigrane, les rapports sociaux :
– "La réalité des Blancs repose sur l'apparence, comme l'empirisme. Les tenants de cette philosophie évaluent les ascenseurs d'après leur apparence : une usure d'attache d'étrier ou des fractures dues à des tensions dans l'enveloppe du moteur." (page 344)
– au contraire, l'intuitionnisme, significativement qualifié de "vaudou" par ses détracteurs (voir page 22, 49 ou 92), ambitionne de "renégocier notre rapport aux objets" (page 99) et se livre donc à une inspection des ascenseurs similaire à celle d'un mécanicien qui se fie au seul bruit du moteur pour détecter une panne.
La première scène du roman (pages 13-24) pose avec clarté tous les principes de ce monde alternatif où nous introduit Colson Whitehead :
certes, nous sommes à New York (même si le nom de la ville n'est donné nulle part dans le roman), en une époque (les années 1960 mettons) encore marquée par la ségrégation (comme le montre par exemple l'allusion, page 356, à Marthin Luther King, "ce célèbre pasteur qui fait tant de bruit dans le Sud") ;
mais les ascenseurs ont dans ce monde fictif une importance qu'ils n'avaient évidemment pas dans le monde réel à la même époque, car la démonstration de 1853 d'Elisha Otis (voir pages 121-125 du roman) y a eu un impact plus durable.
Cette première scène nous présente surtout "l'héroïne" du roman, Lila Mae Watson, au nom prédestiné à enquêter (le choix de Watson plutôt que de Holmes est évidemment significatif), en pleine action de visualisation intuitionniste (page 20), qui préfigure d'une certaine manière son talent d'enquêtrice :
"L'ascenseur s'élève. Il poursuit sa montée dans la gaine, vers le grondement du local machinerie, et cette progression, Lila Mae la transforme elle aussi en image. C'est une pointe rouge en rotation autour du cône bleu qui, dès que l'ascenseur commence à s'élever, double de volume et se met à osciller."
Comme la page 40 nous le confirmera, par la bouche collective de ces collègues, Lila Mae Watson représente à elle toute seule un (triple) changement sociétal, auxquels les empiristes blancs et sexistes sont fortement réfractaires :
"Regardez un peu tout ce bordel avec la montée de l'intuitionnisme et l'entrée des femmes dans le Service, sans parler des gens de couleur. Tenez, prenez Lila Mae Watson, incarnation de ces bouleversements, c'est une triple malédiction à elle toute seule."
Dès lors, dès qu'un accident survient (le jour même où commence le roman, un vendredi) à un ascenseur qu'elle a inspecté la veille (un jeudi donc), Lila Mae Watson est la coupable idéale, d'autant que les élections de la Guilde approchent (mardi en huit, le roman se déployant sur un intervalle de 11 jours, dont l'un, le mardi, est éludé, faisant ainsi la séparation entre première et deuxième partie), et que le candidat empiriste, Frank Chancre, acoquiné avec la mafia, veut discréditer son adversaire intuitionniste.
L'Intuitionniste embraye donc sur une intrigue hitchcockienne de type "young and innocent", et l'une des plus belles scènes du roman, celle du Palais de la Danse (pages 308-315), le confirme me semble-t-il, en offrant à Lila Mae Watson le même "moment de répit" (page 315), entre deux courses-poursuites, qu'aux protagonistes du film Saboteur (plus célèbre il est vrai pour sa scène finale sur la Statue de la Liberté):
"Ici, on est au sec, entre ces murs rouges virant au rose. Un nouveau morceau commence, avec un tempo lent. Lila Mae sent des gouttes tomber sur ses seins, mais ce n'est pas de la pluie : ce sont des larmes."
Qui dit Hitchcock dit MacGuffin, et il y en a un, bien sûr, nous l'apprenons à la fin de la première partie de la première section du livre, "DESCENTE" (symptomatiquement, chaque fin de partie est marquée par une révélation, la plus forte survenant bien sûr à la fin de la deuxième partie de la première section, initiant ainsi la deuxième section, "MONTEE") :
"des pages arrachées à des journaux intimes vieux de quelques années, et sur celles-ci des notes sur une boîte noire" (page 98), laissant entendre que le pape de l'intuitionnisme, James Fulton, aurait conçu, avant sa mort, "l'ascenseur parfait" (page 97).
Quoiqu'il n'ait pas la violence des romans noirs d'un Boris Vian première manière (J'irai cracher sur vos tombes et Les morts ont tous la même peau, qui s'inspirent, tout autant que L'Intuitionniste, de The Autobiography of an Ex-Colored Man de James Weldon Johnson), le premier opus de Colson Whitehead contient tout de même une scène de torture, qui démontre suffisamment, en dépit de son traitement distancié, jusqu'où sont prêts à aller les deux camps en présence pour s'approprier les carnets de Fulton (page 144) :
"Ils avaient tous hurlé, tous ceux que le caractère changeant de Johnny Chut avait condamnés à cette pièce. Mais ce qui intriguait les hommes chargés de surveiller le Hurleur et ceux qui le torturaient, c'était l'empreinte, le calibre, l'infatigable clarté de son hurlement."
Allégorie
On l'aura compris j'espère, comme le Book Hunter de Jason Shiga (qui est bien postérieur, soit dit en passant), L'Intuitionniste repose fondamentalement sur la transposition des codes du thriller dans un domaine où on ne l'aurait pas attendu a priori (les bibliothèques chez Jason Shiga, les ascenseurs chez Colson Whitehead) ; il en résulte un effet (qualifié de "légèrement surréaliste" par Andrew Roe dans le San Francisco Chronicle) qui vise autant à créer le sourire (tant de péripéties pour si peu de choses) qu'à interroger le lecteur ou la lectrice.
Chez Jason Shiga, dont l'oeuvre se présente avant tout comme ludique, le procédé cache tout de même une question mélancolique (pourquoi les livres, dépositaires de tout notre savoir, ne sont-ils pas plus considérés ?) ; chez Colson Whitehead, futur prix Pulitzer, le procédé vise à afficher l'intrigue de thriller comme dérisoire, donc secondaire, du moins comparé à la vraie question sociale qui se cache (allégoriquement) derrière – comme dans tout bon thriller métaphysique.
Page 301 du roman, un personnage le dira d'ailleurs frontalement à Lila Mae Watson, et à travers elle au lecteur ou à la lectrice :
"Ne me dites pas que vous avez cru qu'il s'agissait vraiment de philosophie ? De savoir qui était le meilleur entre l'intuitionnisme et l'empirisme ? Tout le monde s'en fout, de ça."
Je l'ai déjà sous-entendu en parlant de MacGuffin : dans L'Intuitionniste, comme dans tout bon thriller métaphysique là encore, le texte-clé, les pages de carnet que Lila Mae Watson doit déchiffrer pour espérer mettre la main sur le texte-prix, les plans de l'ascenseur parfait, va au final se révéler plus important que le texte-prix lui-même (j'emprunte cette distinction capitale, déjà employée ici, à la contribution de Joel Black dans l'ouvrage fondateur Detecting texts).
De fait, plutôt que de mettre la main sur les plans de Fulton ou d'élucider le mystère de l'accident (comme dans tout bon thriller métaphysique, où le hasard joue souvent plus de rôle que les machinations, cette résolution comprendra d'ailleurs une pointe de déception), la chose la plus importante qui va arriver à Lila Mae Watson (et sans doute à nous par ricochet), c'est bel et bien d'apprendre "à lire à la manière des esclaves, un mot interdit à la fois" (page 331).
Dit autrement, et c'est là encore un motif typique du thriller métaphysique (voir la contribution de Patricia Merivale dans Detecting texts), Lila Mae Watson ne découvrira, au terme de son errance dans le labyrinthe de la ville, qu'elle-même : le vrai enjeu de L'Intuitionniste est au fond la réappropriation de son identité (noire, femme, intuitionniste, pour le dire vite et mal) par Lila Mae Watson, qui porte d'ordinaire un "masque" en société (voir pages 91-92, 184, 260 ou 263).
Ce n'est d'ailleurs sans doute pas un hasard si L'Intuitionniste, comme un film noir, est parsemé de nombreux flash-backs (en général au passé simple, le présent de narration étant réservé aux flash-backs, peut-être imaginés, portant sur d'autres personnages que Lila Mae Watson) ; mais contrairement à un film noir, ces flash-backs, surtout centrés sur la vie de Lila Mae Watson, n'apportent qu'occasionnellement un éclairage sur l'intrigue en cours (pages 196-199, l'un d'eux vient par exemple appuyer une révélation cruciale, et pages 188-194, les rapports que Lila Mae Watson entretenait avec un ami d'enfance éclairent son partenariat avec Natchez).
Dit autrement, ces flash-backs sont autant de pièce du puzzle que Lila Mae Watson doit assembler pour se retrouver (et nous avec) ; oui, mais se retrouver soi-même, ça n'est possible que si la société vous y autorise, plutôt que de vous cantonner dans des rôles subalternes.
C'est là quele choix fait par Colson Whitehead de placer les ascenseurs au centre de L'Intuitionniste prend tout son sens : quoique la "boîte noire" qu'est "l'ascenseur parfait" puisse être classiquement vu comme une allégorie de l'inconnaissable (du reste, "le dilemme du passager fantôme", discuté à partir de la page 151, évoque fortement la parabole quantique bien connue du chat de Schrödinger), c'est surtout, à l'évidence, une allégorie d'un mécanisme social destiné à briser le plafond de verre.
(Comme l'explique Souleymane Ba dans sa thèse sur Colson Whitehead, l'allégorie s'appuie sur le fait que l'industrie des ascenseurs a historiquement employé beaucoup de liftiers noirs ; Colson Whitehead nous le rappelle d'ailleurs au travers du personnage du père de Lila Mae Watson, voir par exemple le flash-back des pages 231-236, où il rencontre peut-être James Fulton).
Dès lors, "la seconde ascension" promise par James Fulton (voir page 98, 150, 264, 2687 ou 367", "la première ascension", pages 98, 125 ou 229 étant celle, toute physique, initiée par Elisha Otis, l'inventeur de l'ascenseur de sécurité), ce n'est sans doute rien d'autre que le moment où Noirs, femmes et intuitionnistes (les laissés-pour-compte de la soi-disant modernité) rejoindront enfin Blancs, hommes et empiristes sur le toit du monde (comme le souligne d'ailleurs Gary Krist dans le New York Times).
Conclure à la nécessité d'un tel ascenseur social n'a bien sûr de sens que si démonstration a été faite de son absence pure et simple dans le monde alternatif de L'Intuitionniste, voire dans le monde réel – autrement dit, si dans ce monde le pouvoir est confisqué par quelques-uns.
Cette mise à nu de la mécanique descendante (plutôt qu'ascendante) du pouvoir, c'est précisément ce à quoi Colson Whitehead s'emploie me semble-t-il dans des scènes satiriques, qui font écho, par-delà les années, à l'humour grinçant (et tout picaresque) de Harlem Shuffle (ici, un équivalent filmique serait plutôt le Mars attacks de Tim Burton, voir les analyses de Schuy R. Weishaar dans Masters of the Grotesque).
Voyez par exemple la scène des Folies Funiculaires (pages), qui est selon moi l'exact équivalent narratif du banquet de Trimalcion dans le Satiricon de Pétrone ; voyez également la description du président de la Guilde, "ce vieux Blanc arrogant" (page 171), faite page 168 :
"Chancre a le visage gras et rose. Sur les publicités pour la United Elevator Company, les marques de petite vérole qui constellent ses joues et les veinules rouges sur son nez ont été gommées. En vrai, il est tout en chair, un gros morceau de barbaque crue. Il paraît même que les chiens le suivent, pleins d'espoir."
Dans ce type de descriptions railleuses (appuyées sur le thème classique de la ville corrompue, cher au roman noir mais aussi aux mangas d'Atsushi Kaneko) éclate selon moi toute l'obscénité du pouvoir (ce que Neil Serven appelle fort justement "l'hubris blanche masculine") contre lequel, au fond, voulait s'élever James Fulton, et Lila Mae Watson avec elle, en concevant son "ascenseur parfait".
Même si la fin de L'Intuitionniste n'est pas sans espoir, l'écoeurement engendré par toute cette arrogance n'en persiste pas moins, conférant me semble-t-il une certaine tonalité mélancolique au roman, voir la scène du Palais de la Danse, déjà évoquée, mais aussi le flash-back poignant sur le passé de Fulton, pages 196-199, ou bien encore le constat amer de la page 345 :
"Il n'y aurait pas de rédemption, car les hommes qui dirigeaient le monde actuel n'en voulaient pas. Ils veulent s'approcher au plus près de l'enfer."
On l'aura compris j'espère avec cette (trop) longue chronique : L'Intuitionniste de Colson Whitehead est ce genre de premiers romans dont on peut dire sans peine qu'ils sont autant des coups d'essai que des coups de maître – un roman qui "fait ce que l'écriture devrait toujours faire, renouveler notre vision du monde", suivant l'appréciation élogieuse de John Updike dans le New Yorker.
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