Noon du soleil noir [1] de Laure & Laurent Kloetzer
A première vue, Noon du soleil noir est, suivant l'expression de René-Marc Dolhen sur la NooSFère, "une parenthèse délicieuse" dans l'oeuvre complexe des Kloetzer, qui mettraient pour une fois leur prose "élégante sans être pompeuse, fort rythmée, musicale, fluide et agréable" (dixit Apophis) au service d'une histoire purement divertissante, loin donc de la vertigineuse trilogie Elohim (Anamnèse de Lady Star, Vostok, Issa Elohim).
Peut-être, mais comme le fait remarquer Noon lui-même page 174, "les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent", et sous un tissu narratif d'apparence classique peut se dissimuler un sceau magique ; de fait, Noon du soleil noir pousse l'obsession pour la duplication presque aussi loin que le Tom Sweterlitsch de Terminus (autre ouvrage plus profond qu'il n'y paraît) – les Kloetzer sont un duo, après tout...
Dans Noon du soleil noir, c'est d'abord un genre qui en cache un autre, les Kloetzer traitant la fantasy exactement comme ils traitent la science-fiction : comme un "cadre" (dixit Boris Vian) où déployer un autre genre, ici le polar plutôt que le fantastique – ou comme "une manière de faire" (dixit Laurent Kloetzer dans un e-mail ; on n'est pas loin de la science-friction de Catherine Dufour).
Sans aucun doute, Noon du soleil noir est bien cet hommage à la "fantasy de crapules" à la Fritz Leiber, comme le dit si bien Apophis ; et le même Apophis le prouve en listant foultitude de clins d'oeil, y compris ceux à la Rome antique – car en dernier ressort, ce type de fantasy remonte au roman latin et au roman picaresque (Sylvain Bonnet sur Boojum emploie d'ailleurs cet adjectif à propos du roman, non sans raison donc).
Contrairement au Marlon James de Léopard noir, loup rouge, les Kloetzer n'entendent pas porter la sword & sorcery à ébullition (et nous piquer les yeux avec la fumée) ; à la place, ils le tempèrent en le mélangeant à un autre, le polar donc, en profitant bien sûr des points communs entre les deux (le résultat ressemble un peu à la fusion entre picaresque et polar expérimenté par les auteurs centre-américains).
C'est d'abord le polar classique qui est convoqué : comme le remarquent Li-An ou OmbreBones à la suite de Feyd Rautha, Noon du soleil noir présente, exactement comme Une étude en rouge de Conan Doyle, "un vieux soldat à la jambe folle qui vous raconte sa rencontre avec un enquêteur surdoué qui ne veut pas toucher d'argent pour des histoires trop simples à ses yeux et se languit d'une vraie sorcellerie".
Plus que Fafhrd et le Souricier gris (Leiber) pour la dichotomie épée / magie, Sancho Panza et Don Quichotte (Cervantès) pour la dichotomie pragmatique / rêveur, voire Giton et Encolpe (Pétrone), Yors et Noon évoquent donc Watson et Holmes, jusque dans des petits détails – auxquels les Kloetzer donnent habilement un autre sens.
Par exemple, comme Holmes, Noon prête peu "d'attention" (page 70) la gent féminine, qui est pour lui tout au plus source d'embarras (il "rougit" à des allusions sexuelles pages 42 ou 256) ; mais ce tempérament que Yors trouve "sobre et prude" (page 94) ou "pudique" (page 190) ne sert pas, comme chez Conan Doyle, à renforcer la monomanie du personnage, il suggère que, peut-être, comme le sorcier auquel il va être confronté, Noon n'est pas entièrement humain.
De façon semblable, alors que, dans les romans de Conan Doyle, le passage au récit à la troisième personne était une pure astuce narrative, pour éclairer le passé du criminel après la victoire de Holmes, le même processus est utilisé par les Kloetzer, tout au long du récit, pour nous rappeler que Yors est (dixit Gromovar) "un narrateur pas toujours fiable", comme le Pisteur de Marlon James (et ce n'est pas son seul rôle, j'y reviendrai) :
"Je ne sais pas ce qu'il est en train de faire, bien sûr, mais je vais laisser parler mon bon sens et mon imagination, car il nous faut suivre Noon pour comprendre la suite." (page 56)
Le roman d'énigme classique n'est pas le seul à être ainsi convoqué, et Noon du soleil noir lorgne aussi du côté du roman noir, tel qu'a pu l'initier Dashiel Hammet :
– déjà, le MacGuffin après lequel courent Yors et Noon, le médaillon représentant l'oeil du dieu-serpent Sêt, vaut bien Le Faucon maltais ;
– ensuite, nos deux héros travaillent, l'un pour "un denier par jour, plus les frais" (pages 21 ou 30), l'autre pour "dix deniers par jour plus les frais" (page 158), autrement dit la formule rituelle des détectives privés, avec juste "denier" à la place de "dollar" ;
– enfin, comme tout roman noir qui se respecte, Noon du soleil noir est avant tout, suivant la jolie formule de Robert Deleuse, un "romanville" (voir Héctor de Léo Henry ou .Harlem Shuffle de Colson Whitehead pour d'autres déclinaisons récentes du concept).
Dit autrement, à la manière de Sometimes a Book par exemple, la ville où évoluent Noon et Yors est "un personnage à part entière du récit" ; et à l'image du roman tout entier, elle est double, elle aussi, et pas seulement parce qu'elle comprend beaux quartiers et bas-fonds, mais aussi parce qu'elle est ce palimpseste où le passé occulté (et occulte) ne demande qu'à revoir le jour :
"La ville est un livre, le plus grand des livres, dont les pages ont été gribouillées, grattées, réécrites avec des enluminures d'or, brûlées, perdues, recousues ensembles..." (page 102)
Sans surprise, comme la ville, le monde de Noon du soleil noir est lui aussi double ; et au monde ordinaire, celui qu'arpente Yors, se superpose ce que Nicolas Winter appelle fort justement une "face cachée", et les Kloetzer, un "autre côté", un univers onirique accessible aux seuls sorciers, où "le soleil brille de flammes noires" toutes nervaliennes (page 43) – les Kloetzer emploient l'italique pour les parties du récit (pages 42-44, 65-66, 134-135, 166-170, 186-186, 207-208, 215-218) qui s'y déroulent (à la troisième personne, comme de juste).
Un simple récit d'enquête en vient donc à prendre un tout autre sens, celui de la lutte immémoriale que se livrent entre elles des divinités animales : Sêt, le dieu-serpent (sans doute une allusion à Python) ; Hissilik Sminthes, le dieu-rat (allusion évidente à Apollon Smintheus) ; et peut-être un dieu-oiseau, que servirait Noon – autant d'entités qui "agissent de manière plus discrète et délicate, soufflant leurs répliques aux acteurs, orientant un geste, une décision, créant des enchaînements de circonstances pour servir leurs intérêts" (page 73).
Peut-être le texte même de Noon du soleil noir, composé de 21 chapitres non numérotés et d'un épilogue multiple, cache-t-il lui aussi un ordre occulte, inspiré des 22 arcanes majeurs du tarot, chaque carte correspondant aléatoirement à un chapitre ? (L'hypothèse est d'autant plus probable que le blog de Laurent Kloetzer porte le nom d'un de ces arcanes, et qu'il y confesse collectionner les tarots.)
En tout cas, on le voit, Noon du soleil noir est, comme la magie qu'il évoque, "une question d'échos" (page 182) – et comme un écho, il continue à ricocher, après lecture, sur les parois de notre crâne (sans doute jusqu'à ce qu'on cède et se rue sur le deuxième tome).
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