Le Pacte de sang de Clément Bouhélier
Avant de commencer la recension proprement dite de ce petit slasher efficace (lu en service de presse), un mot d'avertissement à propos de sa préface (et de sa quatrième de couverture) : parce qu'elle prononce un mot en V (qui n'est d'ailleurs nulle part écrit dans le roman) et qu'elle s'étend longuement sur le thème suggéré par le titre, elle a été considérée comme un pur spoiler autant par l'Ours inculte que le Chien critique (qui en a oublié, du coup, de critiquer la couverture, un poil trop classique à mon goût) – je ne suis pas entièrement convaincu, mais je m'efforcerai tout de même de ne pas trop déflorer cette partie de l'intrigue, contrairement à CélineDanaé ou Fantasy à la carte, soyez prévenus.
Parlant des romans noirs (mais la remarque s'applique tout autant aux récits fantastiques) lors d'une rétrospective cinématographique, François Rivière disait (dans mon souvenir) qu'après une première vague d'auteurs, les fondateurs du genre, en était venue une deuxième, qui s'inspirait tout autant, sinon plus, des adaptations cinématographiques faites des romans de la première vague que des romans eux-mêmes.
Semblable interaction me parait être à l'oeuvre dans Le Pacte de sang, dont l'auteur joue souvent (non sans humour parfois, voir page 106) à souligner le caractère cinématographique (également remarqué par CélineDanaé), par exemple page 183 :
"La bête se mit à le fixer sans cesser d'avancer, et il put contempler tout à loisir cette longue gueule curieuse qui rappelait le museau d'un requin. De quel enfer sortait cette chose ? De quel putain de film d'horreur ?"
Une des réponses possibles avait été fournie plus tôt, par un autre protagoniste (page 118) ; notez au passage cette façon, héritée de Stephen King, qu'a l'auteur d'insérer les pensées du personnage dans une phrase, qui se retrouve du coup déployée sur plusieurs lignes :
"Cette créature n'était pas un animal. Aucune bestiole de cette taille ne courait sur les murs à la manière d'un lézard ou d'une araignée. C'était... autre chose qui...
Comme dans Alien.
... s'attaquait à l'homme...
Comme dans Alien.
... dans un espace clos."
Un autre procédé cinématographique (qui aura en plus le mérite de faire sens plus tard dans l'histoire), c'est précisément la façon dont Clément Bouhélier représente, sous forme d'images, les pensées traversant ses divers protagonistes ; en voici un excellent exemple (en raison notamment de son aspect technicolor), tiré de la ligne temporelle "historique" (page 45) :
"De brèves images apparaissaient à Olivier. Invisibles à tout autre, elles jaillissaient sur son chemin, prenaient la forme de spectres décharnés et s'évaporaient aussitôt dans le noir. L'homme apercevait des visages aussi. Ceux, déjà verdâtres, des soldats tués en ce jour. De temps à autre, la face blanche de sa défunte épouse – morte de la peste noire des années plus tôt – surgissait sans crier gare."
J'ai parlé de ligne temporelle, car un des points forts du roman, avec la multiplicité de points de vue (qui permet de donner de la consistance à chaque protagoniste), c'est bel et bien sa construction sur six lignes temporelles (et trois genres différents, dirait le Chien critique), un mécanisme cinématographique classique (au moins depuis les Pages arrachées au livre de Satan de Dreyer), mais peu courant dans un slasher, le genre (souvent linéaire) où se place ouvertement Clément Bouhélier :
– quatre lignes temporelles (soit 8 chapitres sur 30) explorent les racines "historiques" du drame qui se joue sous nos yeux (le 29/09/1364 dans les chapitres 2, 4, 8 et 11 ; le 03/10/1364 dans le chapitre 14 ; le 08/08/1381 dans le chapitre 16 ; l'automne 1793 dans le prologue, que je considère comme le chapitre 0, et le chapitre 19) ;
– une ligne temporelle (de 11 chapitres sur 30) forme le slasher proprement dit (le 03/07/2021 dans les chapitres 3, 5, 7, 10, 13, 15, 18, 20, 22, 24 et 26) ;
– la dernière ligne temporelle (de 11 chapitres sur 30) raconte l'après-slasher, quand les gendarmes mettent la main sur la final girl en état de choc et commencent à enquêter (le 04/07/2021 dans les chapitres 1, 6, 9, 12, 17, 21, 23, 25, 27, 28 et l'épilogue, que je considère comme le chapitre 29).
Evidemment, outre le suspense qu'elle génère (on devine dès la page 59 l'identité de la final girl, qui est confirmée page 101, et cela nous pousse bien sûr à nous demander par quelle astuce scénaristique elle va bien pouvoir s'en sortir), pareille structure tisse d'innombrables liens, par-delà le temps, entre les différentes lignes.
Citons, à titre d'exemple de ces échos entre des temporalités bien distinctes (je reste volontairement flou pour ne pas trop déflorer l'intrigue) :
– la devise latine "Crux dux certa salutis", qui sert de transition (en fondu ?) entre le chapitre 2 (page 54) et le chapitre 3 (page 57) ;
– l'armoire mentionnée après coup par la final girl (page 133, dans le chapitre 12), dont nous allons vite comprendre le rôle (pages 140 et 141 du chapitre 12, pages 159 à 161 du chapitre 15, page 207 du chapitre 22) ;
– la purge évoquée page 172 du chapitre 16, qui s'accomplit page 186 du chapitre 18.
J'ai parlé de final girl, mais ce n'est pas forcément dans la construction de ce personnage canonique que gît l'originalité du slasher mis en place par Clément Bouhélier ; même si c'est une (sympathique) tête à claques, on retrouve (non sans ironie me semble-t-il, surtout compte tenu de la suite) certaines des valeurs morales véhiculées d'ordinaire par ce type de personnages (page 207) :
"Elle bénit les heures qu'elle s'imposait à la salle de sport, les kilomètres avalées sur la machine de running, les tractions, les burpees, cet entraînement pour la SaintéLyon.. Bien plus que les études et le travail, ces habitudes saines lui sauveraient peut-être la vie."
Outre sa construction singulière en six lignes temporelles (et trois genres), l'intérêt du Pacte de sang réside dans la façon dont Clément Bouhélier s'empare du thème des deux familles, sous-jacent dans le slasher d'après Schuy R. Weishaar (chapitre VII de Masters of the Grotesque, consacré à "la famille grotesque dans le slasher hippie"), et le revivifie en retournant à la ghost story primitive (basiquement, Le Pacte de sang est une histoire de "château hanté", comme dit page 119).
Dans une histoire de fantômes classique (mettons Le Tour d'écrou d'Henry James, même si c'est une queue de comète), il n'y a, dans la maison hantée, que la famille traditionnelle, ou son équivalent symbolique (le père absent, deux enfants, la gouvernante, devenue d'ailleurs la mère dans l'adaptation d'Amenabar) ; même si elle se révèle aussi carnassière que dans Notre vénérée de chérie de Robert Marasco (adapté au cinéma par Dan Curtis), la maison est au départ la leur.
Dan un slasher, la famille traditionnelle (ou sa parodie, voir le Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper) possède toujours sa maison ; mais celle-ci se voit envahie par un autre genre de famille, une bande échevelée plus ou moins structurée autour d'un meneur digne de Charles Manson (ordinairement, mais pas chez Hooper, c'est cette dernière famille qui est vue comme "maléfique", même si la famille traditionnelle peut se révéler pire qu'elle, voir le Wes Craven de La Dernière maison sur la gauche).
Dans ce slasher évolué qu'est Le Pacte de sang, c'est, au contraire la "gang family", unie par sa "communion avec le monstre" (page 196), qui possède la maison (le château des Lanciers), et c'est la famille traditionnelle, ou son équivalent symbolique, qui y fait irruption (c'est un peu le mécanisme à l'oeuvre dans le Beetlejuice de Burton, à cette différence qu'ici la tonalité est beaucoup moins enjouée).
A l'évidence, les salariés de BoostMe forment en effet une famille autour de deux figures parentales fortes, la présidente de l'entreprise (décrite page 59 comme une "mère fouettarde" avec ses employés, parmi lesquels figurent ses deux filles) et le directeur général de la société avec lequel BoostMe a conclu "un mariage de raison" (page 58, notez que ce mariage survient symboliquement dix ans après le "divorce" de la présidente de BoostMe, voir page 62, et que ce personnage masculin est qualifié de "chef de meute" page 184).
L'idée sous-jacente est que dans notre triste monde capitaliste la famille doit fonctionner comme une entreprise, et réciproquement ; comme beaucoup de slashers, Le Pacte de sang comprend donc une critique sociale souterraine, qui affleure parfois à la surface (page 222) :
"Dieu est un leurre, un mirage qu'on a remplacé par celui de la consommation à outrance."
La plupart du temps toutefois, Clément Bouhélier se contente (mais ce contraste est parlant à lui seul, exactement comme le montage, dans un film, de deux plans que tout oppose) de mettre en scène l'opposition entre les deux familles, sans privilégier un point de vue plutôt qu'un autre (nous comprendrons les raisons de tout le monde, un peu comme dans Laisse-moi entrer de John Ajvide Lindqvist ou dans Le Corps exquis de Poppy Z. Brite, en moins dérangeant ceci dit).
Notamment (CélineDanaé l'a remarqué avant moi), nous aurons droit (pages 128-129, 135-136, 149-150, 152, 159), au point de vue de la bête, au présent de l'indicatif alors que tout le reste du roman est au passé simple (sauf, pages 191-196 et 217-223, pour le point de vue de personnages associés à la bête) ; l'effet qui en découle mime presque celui d'une caméra subjective (comme dans Le Météore de la nuit de Jack Arnold), une caméra sur laquelle il y aurait un filtre (page 135) :
"Son monde baigne dans un écran rouge. Un nuancier écarlate colore ce qu'elle voit. Et elle aime éperdument ce qu'elle voit. Des hommes et des femmes qui prennent conscience de leur sort. Qui tentent de fuir maladroitement. Aucun n'assume avec brio son rôle de proie."
Au bout du compte, ce post-slasher qu'est Le Pacte de sang fonctionne peut-être bien comme la bête qu'il met en scène : il nous saisit pour ne plus lâcher, aussi longtemps qu'il ne se sera pas repu de nous – et nous de lui.
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