vendredi 31 mai 2024

Grenouille ninja

Didi 1 de Christian Galli


"Un humain bon, c'est un humain contrôlé par les grenouilles. Rien d'autre."


Cette déclaration de César (page 64 du tome 1 de Didi, bande dessinée jeunesse lue dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio) fait manifestement écho au tristement célèbre adage américain "Un bon indien est un indien mort" – et cela suffit à montrer que, sous l'humour, le trait fin, les couleurs acidulées et le découpage sous influence japonaise (voir pages 33 et 35), il y a une vraie problématique, à savoir la façon dont l'homme blanc s'accapare indûment les terres d'autrui, à commencer par (toujours page 64) :

"Cette vallée magnifique où les grenouilles vivaient libres et heureuses, profitant de la pureté des lacs, se nourrissant d'insectes... Mais il a fallu que l'homme arrive et détruise tout, pour construire cette centrale hydro-électrique... Parce qu'il lui faut toujours plus d'énergie, plus de pouvoir."


Symptomatiquement d'ailleurs, Hector, le seul enfant que César va arriver à enrôler (momentanément) dans sa croisade anti-humains est noir, donc membre d'une minorité (en prime, c'est le seul de l'histoire à porter des lunettes, évoquant des yeux de grenouille) ; face à eux, le duo Simon-Didi fonctionne sur une dynamique d'acculturation différente, puisque c'est Didi qui s'humanise (et non Simon qui se "grenouillise"), César le remarque d'ailleurs page 35 :

"Tu ne comprends pas que tu trahis ton propre peuple ? Regarde-toi ! Toi et ton stupide pull ! Tu es une grenouille pas un humain ! Jamais ils ne te traiteront comme un des leurs. Pour eux, tu seras toujours inférieure !"


Toutefois, contrairement par exemple au travail d'un Ted Naifeh, beaucoup plus déstabilisant, donc plus novateur (Courtney Crumrin ou Sorcière à louer), nous sommes dans une bande dessinée assumant totalement son côté jeunesse ; donc ces thématiques écologiques et culturelles n'auront pas la même force et la même résonance qu'une oeuvre aussi magistrale que le Hoka Hey de Neyef (équivalent indien du célèbre roman / film Seuls sont les indomptés).


Comme le montrent les innombrables références à des oeuvres-phares de la pop culture, ayant toutes fait le choix de représenter l'altérité sous une forme reptilienne ou amphibienne, nous sommes dans une énième déclinaison du récit d'aventures jeunesse grand public (dans lesquelles les valeurs de tolérance sont presque une figure imposée) :

– la scène du sweat offert par Simon à Didi dans les pages 28-29 évoque l'ET de Spielberg (créature au visage mi-grenouille mi-singe, qui n'aime d'ailleurs pas voir disséquer des grenouilles, je ne suis pas le seul à avoir noté la ressemblance) ;

– la case en bas à gauche de la page 43 montre un volume de (Sergent) Keroro, célèbre manga humoristique de Mine Yoshizaki dépeignant l'amitié entre un garçon et une grenouille extraterrestre censée envahir la Terre (peu ou prou l'intrigue de Didi) ;

– le fait que Didi soit fascinée par les ninjas (page 43 ou 44), mais aussi que son apparence actuelle soit due à une mutation déclenchée par "une eau spéciale" (page 47), ce sont autant de références subliminales aux Tortues Ninja d'Eastman & Laird ;

– les scènes d'entraînement des pages 52-53, où Simon supervise Didi, rappellent, en mode inversé, la relation entre Luke (humain) et Yoda (extraterrestre à la peau verte et écailleuse) dans le Star Wars originel de Lucas.


Même si Christian Galli s'abstient savamment de tout manichéisme hollywoodien (César apparaît finalement, page 72 et surtout page 76, comme ce qu'il est vraiment, une victime, et Hector se rallie au point de vue de Simon), les réflexions des jeunes héros sont parfois, comme il se doit, un peu naïves (page 70) :

"Humains et grenouilles... Nous ne sommes pas si différents... Pourquoi nous opposer... ? Quand on peut s'entraider !"


Ces moments un peu trop appuyés font pendant à d'autres passages plus subtils, comme la page 9, où Simon désamorce un on-dit rapporté par Hector, ou la page 43, où Didi réconforte Simon (on assistera également à l'inverse page 48, Christian Galli abordant également la thématique de la monstruosité).


Au final, on est en présence d'une bande dessinée peut-être un peu facile par moments mais efficace (et ayant du potentiel pour déboucher sur un deuxième tome plus affiné) ; autrement dit, FredGri n'a pas tort d'écrire :

"Alors, peut-être, en effet, que l'ensemble reste un peu trop dans les clous, mais cela fonctionne vraiment très bien."




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