Trystero de Laurent Queyssi
Quoique elle atteigne son terme (47 ouvrages de parus sur 49 prévus), l'entreprise post-exotique initiée par Antoine Volodine et ses hétéronymes n'en finit pas de redessiner le paysage de l'imaginaire francophone, au travers d'oeuvres moins médiatisées mais tout aussi importantes, telles que Wohlzarénine de Léo Kennel ou, donc, Trystero de Laurent Queyssi (ouvrage lu en service de presse).
Outre un rapport plus ou moins distancié au post-exotisme (sur lequel je reviendrai), ces deux ouvrages partagent d'autres particularités, comme le fait d'être centré sur un "auteur vieillissant" ("Avant-propos" de Trystero), autrement dit de relever du "Künstlerroman" (chapitre XI de Trystero), mais aussi leur forme, en apparence non romanesque.
Là où Wohlzarénine se présentait comme un essai sur un auteur / une autrice énigmatique, Trystero se présente d'entrée ("Avant-propos") comme une "méthode d'écriture" rédigée par un auteur de SF célèbre pour son Trystero (nous apprendrons son prénom au chapitre I, Bruno, et son nom seulement au chapitre VII, Trivanen) – auteur qui affirme également n'être pas "avare d'anecdotes".
Nous le devinons aussitôt, exactement comme Nadedja Tolokonnikova racontait son parcours entre les lignes d'un manuel de 200 instructions pour "démarrer une révolution" (How to start a revolution, en français Désirs de révolution), Bruno Trivanen ne va pas nous entretenir que d'écriture, mais aussi nous parler de sa vie dans un monde futuriste en crise (chapitre XIV) :
"Une vie d'écriture et de combats, de rencontres avec des personnalités marquantes, de soirées trop longues et de nuit trop courtes, d'amours absurdes et d'amitiés immortelles ou gâchées, de délais intenables et d'épreuves. Une existence achevée dans une cage."
On le devine aussi : le choix de cette forme narrative singulière prendra tout son sens à la fin de l'oeuvre, un sens qui résonnera pleinement avec le côté Do It Yourself de la démarche ; en chemin, on appréciera en connaisseur la façon (ironique, sinon irrévérencieuse) dont Laurent Queyssi (qui avoue sur son blog s'être bien documenté sur le sujet) aborde des thèmes éculés en matière d'écriture créative, comme le conflit (chapitre XI) ou les dialogues (chapitre XIII), mais aussi l'art avec lequel il mêle écrivains réels et inventés (par exemple, "Delany, Brunner, Léo Henry, Yan Khan" dans le chapitre XII).
DIY, irrévérence... Oui, Trystero est bien une oeuvre punk, peut-être moins échevelée qu'Outrage et rébellion de Catherine Dufour (mise en scène dans Trystero sous le nom de Caroline Danton ?) ou que Transmetropolitan de Warren Ellis & Darick Robertson ; mais le récit de Laurent Queyssi n'en comporte pas moins son lot de passages déjantés, comme (chapitre IV) quand Bruno se venge d'un co-scénariste à la manière de Harlan Ellison (du reste cité dans le chapitre VI, "D'où viennent les idées ?") :
"Je ne sais pas ce qu'il est devenu, mais je tiens de source sûre – sa secrétaire d'alors, hilare, m'a appelé pour me raconter la scène – qu'il n'a que peu apprécié le cadeau spécial que je lui ai fait parvenir. Mon chien de l'époque, le merveilleux Tango, avait des problèmes digestifs dont j'avais rassemblé une des conséquences dans une magnifique boîte violette fermée par un noeud vert afin de montrer à cet auteur ce que m'évoquait son travail."
Si tant d'outrance (tant de rugosité, dirait Byung-Chul Han) est nécessaire, c'est bien parce que Bruno vit (et nous avec, tant son monde est proche du nôtre, j'y reviens tout de suite) dans un monde lisse (lissé par le capitalisme) ; dit autrement, son époque molle ne peut qu'appeler la révolte, comme il le constate dans le chapitre II en parlant de musique :
"Le succès récent du groupe post-screamo Flanders n'a pas uniquement à voir avec l'efficacité des mélopées bruitistes composées par son guitariste et chanteur Luke Bostleman, ni à ce prétendu retour à l'authenticité qui passe par le refus de toute Aug dans leurs prestations en concert, mais surtout au fait que l'époque a besoin de rébellion et de colère exprimée dans des refrains entêtants."
Cette dernière citation me permet également d'introduire l'univers de Trystero, tel qu'il se dessine en creux à travers les remarques éparses de Bruno Trivanen ("au gré des péripéties et du point de vue adopté", comme le théorise le chapitre IX ; voir également la chronique du Nocher des livres pour une présentation plus détaillée) :
– sur le plan temporel, nous sommes dans la dernière moitié du XXIe siècle, quelque cinquante après "le triomphe de l'Aug", autrement dit de "la réalité augmentée" (chapitre I, triomphe survenu quand Bruno avait 12 ans, alors qu'il en a à présent 65) ;
– sur le plan spatial, nous sommes à "Saint-Narcisse, petite ville de l'Est de la France" (chapitre V), dans une "Alliance Européenne" ("Avant-propos") engagée dans une "guerre" (chapitre V) à l'est (contre la Russie ?) après "une catastrophe nucléaire" ayant ravagé "le Royaume-Uni et une grande partie de l'Asie" (chapitre IX).
Technologie et géopolitique se sont donc alliées pour plonger l'humanité dans un "état de catastrophe perpétuelle" (chapitre V), que la politique soigne à grand renfort de lénifiants, incluant le "revenu universel" du chapitre XII (chapitre XI) :
"les gouvernements successifs se sont rendu compte qu'il leur fallait permettre des échappatoires à ces catégories de personnes qui souffraient (la majorité). Légalisation des drogues, des cultes, libération des moeurs. On enlevait aux gens les chaînes qui entravaient leurs pieds pour leur mettre un joug sur la nuque."
(Notez au passage que le caractère légal de l'addiction retire le côté faussement subversif de l'usage de drogues par le "triste héros" punk du roman : c'est que Laurent Queyssi, fort astucieusement, fait me semble-t-il de la drogue en question, la méthakocitine, une métaphore de la lecture, toutes deux étant vues comme des formes de "télépathie", donc de communication authentique, voir les chapitres III, VII et XII de Trystero.)
Cet apparent libéralisme cache bien évidemment une manipulation insidieuse de l'opinion (chapitre XV) :
"Officiellement, rien n'était censuré. On atténuait seulement, on adoucissait, on élaguait, on aplanissait. On rendait tout plus digeste, plus simple. On affadissait sans se rendre compte que la nécessité d'explorer les marges et de dépasser les limites restait un besoin humain qui devait s'exprimer d'une façon ou d'une autre."
Poussé dans ses derniers retranchements, ce type de dictature molle peut toutefois montrer son vrai visage, et Bruno Trivanen va en faire l'expérience quand un symbole arboré par le héros de la bande dessinée tirée de son Trystero, un "X dont les pointes extérieures sont rejointes par deux demi-cercles" (chapitre IV, voir aussi la couverture du livre), est pris pour emblème par un mouvement contestataire (oui, on pense fortement au V de V pour Vendetta d'Alan Moore, plusieurs fois cité dans le livre, ainsi qu'au Z perpétuant le souvenir du député Lambrakis, donc au roman de Vassilis Vassilikos).
Le simple de fait de cautionner "la lutte infinie de la jeunesse contre l'ordre pourrissant" (chapitre XII) lui vaut de découvrir "l'envers du décor" (chapitre VII), à savoir le vrai visage de l'Alliance (chapitre IX) :
"Comme je l'ai dit, je ne m'attendais pas à être arrêté. J'avais le droit de m'exprimer, après tout. Malgré les restrictions de liberté des dernières décennies, nous restions en démocratie, que diable.
Quelques coups à ma porte un matin de septembre ont brisé cette illusion."
C'est ici, bien sûr, que l'aspect post-exotique de Trystero est le plus flagrant, dans la justesse avec laquelle (malgré quelques clichés, sans doute inévitables, comme le "tatoué" et le "pointeur") Laurent Queyssi décrit l'incarcération (éminemment kafkaïenne) de son personnage (chapitre VIII) :
"La première chose qui m'avait marqué en entrant dans la prison proprement dite – après la pose de l'implant – était l'odeur métallique qui semblait tout imprégner. Comme si les barreaux exsudaient une odeur bien plus forte et épaisse qu'ils l'auraient dû. Ca et l'écho infini du cliquetis des clés que les gardiens utilisaient sans cesse. Des bruits et une puanteur qui, s'ils reviennent par malheur me hanter par hasard aujourd'hui, me ramènent instantanément dans l'étroitesse de ma cage."
Comme la dernière phrase de cette citation le laisse déjà supposer, même libéré (et placé en résidence surveillée), Bruno Trivanen en vient à douter (à raison ?) d'être vraiment libre, comme si cette liberté n'était qu'une illusion dickienne ; une paranoïa qui se dissipe parfois (chapitre IX) :
"La réalité m'a heurté quand le bout de ma langue a effleuré les implants dentaires, à des emplacements autrefois vides. J'étais vraiment sorti du trou puisqu'on m'avait soigné. On avait rendu à mon corps une certaine intégrité."
Le corps, certes, mais l'esprit ? Ce qui rend Trystero aussi émouvant (un peu comme L'Art du vertige de Serge Lehman, dans un autre registre), c'est que derrière la réflexion intellectuelle sur l'écriture pointe le portrait d'un homme brisé qui tente précisément de se reconstruire en réfléchissant, et peut-être, au final, en agissant – mais les deux ne sont-ils pas la face d'une seule et même pièce ?
La force de Trystero tient tout autant en effet dans sa croyance (romantique) à la puissance de l'art et à la résistance qu'il peut déployer (en vain ?) face à un pouvoir totalitaire (chapitre XV) :
"Face à l'éternelle botte piétinant un visage humain, il restait les histoires."
On l'aura compris je l'espère, pour décrire cette petite pépite punk qu'est Trystero, Laurent Queyssi pourrait donc sans peine reprendre l'affirmation que Bruno Trivanen (son double fictionnel ?) faisait dans le chapitre IX :
"j'ai repris la formule de mes glorieux prédécesseurs dans le genre. J'ai exagéré certains éléments de notre présent pour construire une vision, forcément partielle, du futur."
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