lundi 23 septembre 2024

Le pouvoir de rêver

Le Bracelet de jade de Mu Ming


Quelles conditions doivent être réunies pour qu'une collection de novellas s'impose dans le paysage littéraire de l'imaginaire ? La question ne peut manquer de venir à l'esprit devant le (somptueux) premier volume (lu en service de presse) de la collection RéciFs d'Argyll (sur laquelle le Nocher des livres a attiré mon attention) ; la réponse (joueuse) peut se faire par comparaison avec le label le plus célèbre en la matière, la collection Une Heure-Lumière du Bélial'.


Première condition, un nom qui puisse entrer aisément dans la mémoire (et les conversations) du lectorat : le Bélial' a proposé Une Heure-Lumière, vite abrégé en UHL par ses aficionados ; Argyll suggère l'astucieux RéciFs, acronyme de "Récits Féminins", son ambition étant de nous offrir "des récits courts, à la croisée des genres, écrits par des autrices du monde entier" (pari tenu pour le premier volume, je le dis d'entrée, puisque, nous le verrons, la proposition de Mu Ming est singulière, y compris dans la SF chinoise).


Deuxième condition, une identité visuelle forte : le Bélial' a choisi Aurélien Police, qui est probablement au sommet de son art avec ses couvertures pour UHL ; Argyll confie fort judicieusement celles de ses RéciFs à Anouck Faure, remarquée notamment pour son travail sur La Nuit du faune ou La Maison aux pattes de poulet (mais aussi pour son roman La Cité diaphane, que je compte bien chroniquer un jour ici) – voir l'entretien qu'elle a accordé au Nocher des livres pour plus de précisions.


Troisième condition, des textes de qualité : le Bélial' a largement fait ses preuves en la matière ; quant à Argyll, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne démérite pas en ouvrant sa collection de RéciFs par cet excellent Bracelet de jade (qui par certains côtés rappelle un peu le Jean-Claude Dunyach de "Déchiffrer la trame", publié notamment dans la récente anthologie Architectes du vertige).


Comme nous le signale son traducteur, Gwennaël Gaffric (également à l'oeuvre sur la Terre errante de Liu Cixin, autre ouvrage que je dois toujours chroniquer), le premier intérêt du texte de Mu Ming est sans doute de nous exposer l'autre visage des littératures de l'imaginaire chinoises, celui qui, depuis les années 2000, se tourne vers le passé impérial plutôt que vers le futur à l'occidentale (je simplifie outrageusement, mais vous avez compris l'idée).


Outre la réappropriation de textes classiques comme Le Bracelet torsadé de Qi Baojia ou La Source aux fleurs de pêcher de Tao Yuanming (l'originalité de Mu Ming étant la liaison qu'elle établit entre les deux, j'y reviendrai), il en résulte (en traduction) un phrasé souple et sinueux au passé simple (et à la troisième personne), qui s'oppose aux phrases percutantes au passé composé (et à la première personne) du Liu Cixin de Terre errante (en langue originale, c'est la différence entre chinois classique et chinois parlé, le chinois ne connaissant pas de temps, voir l'entretien que Gwennaël Gaffric a accordé au Nocher des livres).


Evidemment, ce style est parfaitement approprié au projet littéraire de Mu Ming, qui pourrait se décrire de façon imparfaite comme du taopunk – une sorte de steampunk à la chinoise, située dans un passé où la science nourrissant le novum central ne serait pas la vapeur, mais un usage du vide anticipant la relativité einsteinienne (ça fait peur dit comme ça, mais le texte de Mu Ming est limpide).


Plus précisément, après un bref prologue anticipant sur sa fin tragique, Le Bracelet de jade commence comme un conte fantastique (celui de Qi Baojia) ; à la Foire des lanternes, où son père, Qi Youwen, ancien juge, l'a emmenée, Qi Dechen, alias Chen, une fillette de dix ans, fait une rencontre surprenante (page 17, notez la comparaison finale, qui en dit déjà long sur le bracelet) :

"L'homme eut un léger sourire, glissa sa main contre sa poitrine et sortit un objet enveloppé dans un mouchoir de soie couleur de jade, qu'il lui tendit. Elle remarqua alors que les mains de l'homme, fines et blanches comme celles de son père, et marquées par de légères callosités, ne ressemblaient en rien à celles d'un vendeur ambulant. Le mouchoir était doux et lisse, enveloppant l'objet d'une étrange courbure. Celui-ci tremblait légèrement dans sa paume, comme une petite source d'eau printanière."


A ce premier incident (dans le chapitre 1) en succède un deuxième (dans le chapitre 2), où Chen découvre que le bracelet confère "le pouvoir de rêver" (suivant l'expression du chapitre 6, page 57), et enfin un troisième (dans le chapitre 3), où Chen et son père découvrent, non sans "stupéfaction" (page 32), ce qu'est réellement le bracelet – jusqu'ici, on est toujours dans le registre du conte fantastique.


Dès le chapitre suivant toutefois (le 4), un flash-back nous replonge dans le passé du père de Chen, et le bracelet devient dès lors le symbole d'une science (perdue ?) du vide que le père de Chen, dans les chapitres suivants, va s'efforcer, par une sorte de rétro-ingénierie, de maîtriser à une plus vaste échelle, celle d'un jardin (en mettant en oeuvre des principes empruntés à la peinture chinoise) – voir la remarque de Chen page 65, dans le chapitre 7 :

"Une myriade de pensées tourbillonnait dans son esprit, mais elle se montra incapable de sonder la moindre d'entre elles en profondeur. Le bracelet sculpté dans le vide était à peine de la taille de sa paume, ce qui, en soi, était déjà extraordinaire. Mais si Papa arrivait à concevoir un jardin selon la même technique, à quoi ressemblerait-il ?"


Comme nous le comprenons peu à peu, à travers les yeux de Chen (l'épisode de la lettre dans le chapitre 5) ou l'autre flash-back (celui du chapitre 6), les desseins du père de Chen sont tout autant éthiques qu'esthétiques, rejoignant donc la littérature utopique à la Tao Yunming – mais aussi les nouvelles de Poe relevant du merveilleux paysager, comme "Le Domaine d'Arnheim", avec sans doute cette même idée sous-jacente qu'un paysage, en sus de leur fournir un refuge, peut influer sur l'humeur, donc le destin, des hommes.


On le sait d'entrée, cette quête scientifique est, d'une certaine manière, vouée à l'échec, comme dans tout récit de savant fou (quoique le père de Chen n'ait aucun des attributs ordinairement associés à cet archétype, il en relève bel et bien, d'une certaine manière, voir la façon dont son visage passe "d'un instant à l'autre de l'extase à la folie", page 33) ; mais la raison profonde n'en sera apparente qu'à l'épilogue.


Dans la conclusion poignante au Bracelet de jade (dont je tairai les éléments essentiels, soyez rassuré.e.s), Chen retourne au jardin de son père (ce jardin de l'enfance évoqué par Hermann Hesse ou chanté par Barbara) et, avec une référence évidente à L'Aleph de Borgès (dûment préparée par le flash-back du chapitre 4), y comprend enfin toute l'histoire, non sans acquérir, comme dans beaucoup d'oeuvres de SF contemporaines, la sensation de son insignifiance (ici, page 96, par le biais d'une allusion transparente à un célèbre dessin d'Escher) :

"Un jour, elle avait observé une fourmi cheminer sur le bracelet. Elle l'avait vu en explorer chaque recoin, mais elle était piégée dans sa boucle infinie. Pourquoi n'avait-elle pas pu s'en libérer ? Son père disait que la fourmi, comme un personnage dans une peinture, ne pouvait voir au-delà de la surface plane qui constituait son monde. Comme les personnages de la peinture, il lui aurait fallu prendre conscience de la profondeur du tableau pour pouvoir s'en extirper.

Comme elle en cet instant même."


"Le mont Meru [...] dans une seule graine de moutarde" (page 23), tout un monde d'émotions enfermé en à peine 104 pages, c'est bien ce que nous offre ce superbe Bracelet de jade, premier texte à ouvrir la collection RéciFs d'Argyll (à qui l'on ne peut que souhaiter de maintenir ce niveau de qualité pour ses prochaines publications).





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire