Mille saisons 2 – L'Eveil du Palazzo de Léo Henry
Où Patito proteste contre l'appellation de "crapules"
Dans son essai (daté par certains côté, mais toujours intéressant) sur L'Eau et les rêves (dont le passage sur la marche contre le vent a sûrement inspiré Alainf Damasio pour La Horde du contrevent, soit dit en passant), Gaston Bachelard fournit un fil rouge idéal pour cette chronique :
"L'eau violente est un des premiers schèmes de la colère universelle. Aussi pas d'épopée sans une scène de tempête."
Ici Patito fronce son monosourcil et m'interpelle avec son bagout inimitable (que je ne chercherai donc pas à transcrire, n'étant pas Léo Henry) : "dis, Weird, tu es bien sûr de te rappeler que tu chroniques un tome de Mille saisons, dans lequel, c'est un scandale, je n'apparais pas, à part dans la présentation du tome suivant ?"
Effectivement, Patito, tu n'apparais pas dans L'Eveil du Palazzo, qui peut donc parfaitement se lire avant La Géante et le Naufrageur, surtout que les événements racontés sont en fait antérieurs (je ne pense pas spoiler en le disant).
Il se peut même que les amateurs de "fantasy de crapules" (l'expression est d'Apophis) à la Jaworski ou la Kloetzer (deux influences assumées de Léo Henry, voir les allusions à Noon page 356) préfèrent commencer leur voyage dans l'univers de Mille Saisons par Pré-aux-Oies, cette ville structurée par...
"Je rêve, Weird, ou tu viens de sous-entendre que les héros et héroïnes de Mille saisons sont tous et toutes des crapules, à commencer par le plus grand d'entre eux, l'inimitable Patito ? car je suis inimitable, tu l'as dit toi-même !"
Ecoute, Patito, je n'invente rien, voilà ce que Zozotte (la deuxième narratrice du récit, juste après Lazario, deux personnages qui te valent bien, excuse-moi de le dire) déclare page 243, avec son franc-parler à la Dard ou Desproges (si tu es de l'école Noé Gaillard) ou à la Pratchett (si tu es de l'école Boudicca) :
"Pour nous autres, catalogue de crevards fourbus aux travaux de force et juste déboulés aux Eminences, s'émouvoir du croa des corneilles dans le ciel gris, c'était pas trop la priorité."
"Parle de fantasy de crevards, alors, et dis que Léo Henry a dû inventer un genre bien à lui, rien que pour diffracter au prisme de sa prose le rayonnement en provenance de nos éblouissantes personnalités ! D'habitude, c'est le genre de métaphores pompeuses que tu affectionnes, non ?"
Je préfère m'en tenir à mon fil rouge, si tu veux bien, et revenir à Pré-aux-Oies, la Dark City de Léo Henry, où l'on perdrait ses rêves plutôt que sa mémoire, et où évoluerait un avatar de Zatô Ichi, dont l'arrestation lancerait le récit (page 21) :
"Mon Maître lève vers les intruses son vieux visage ridé, tourmenté, plein d'ombre et de crevasses. Elles le voient un instant tel qu'il est : mal rasé, bistre comme une lune malade, avec, mal noué autour du crâne, un chiffon répugnant taché de sueur et de sanies, laissant deviner derrière le gouffre de deux orbites vides. Sa main continue de palper l'air à la recherche du pommeau de sa canne d'aveugle."
Comme j'essayais de le dire plus haut, cette ville imaginaire est structurée non par ses quatre niveaux (le Quart-Bas, le Mitan, les Eminences, le Palazzo, par ordre ascendant), ses six gardes (Violette, Bleue, Jaune, Orange, Verte Rouge, sans parler de l'Incolore, voir page 69), ses six saisons (Gel, Floraison, Canicule, Pluies, Chutes, Froidures, qui sont aussi les six parties de sept chapitres du livre, oui, comme Six Fois Sept, la géante des pages 154 ou 336), ses six parties du corps (bras, souffle, coeur, jambes, tête, tripes), ses six voix métalliques (argent, étain, mercure, fer, cuivre, plomb, sans parler de l'or, voir page 293), mais bel et bien par...
"La voix d'or ! On ne parle pas de moi dans L'Eveil du Palazzo, mais en revanche, mon amie Syzygie y a une petite place, qui ne fait pas honneur à sa grande taille, mais au moins Léo Henry ne perd pas tout à fait de vue ses priorités, à savoir illuminer l'univers avec..."
Patito ! J'ai déjà dit que c'était une préquelle, non ? Laisse-moi juste formuler mon fil rouge : selon moi, c'est une métaphore aquatique qui donne son unité à L'Eveil du Palazzo, plus que toutes les subdivisions avec lesquelles Léo Henry joue – sans parler des entrées de dictionnaire qu'il a peut-être mobilisées aléatoirement pour écrire son roman (je me trompe peut-être, mais je tiens de l'auteur lui-même qu'il utilise une technique de ce genre pour l'écriture).
Où Patito se rit des métaphores aquatiques
"Aquatique... Aquatique... Est-ce que j'ai une gueule d'aquatique ?"
Toi, non, peut-être, Patito, mais comme tu le disais plus haut, et sans vouloir remuer le couteau dans la plaie, tu n'apparais pas dans L'Eveil du Palazzo, qui nous promène en revanche, comme tout récit picaresque digne de ce nom, dans "toutes les strates de la ville et toutes les couleurs des gardes, toutes les parties du Palazzo, toutes les factions de la Cour Iridescente, les trimardes et les bandits, les serviteurs, les courtisanes" (page 234).
"Parler de strates, c'est plutôt faire une métaphore terrestre, non ? D'ailleurs, ce n'est pas toi qui t'excitais, à propos de Cent-Vingt, sur un portrait de Léo Henry en taupe ? Pour l'instant, l'eau m'a plutôt l'air de briller par son absence !"
Précisément, à part quelques petites allusions à l'eau nourricière de Bachelard (dont le baptême involontaire au vin de Lazario par Falsema page 47), le motif de l'eau se développe d'abord en creux, à travers un trafic auquel va se livrer "le trio de foutus" (page 118) formé par Lazario, Falsema et Jugon (page 89) :
"– Alors il vend des fioles ma... des fioles ma... magiques ?
– Tout le contraire. Il vend des fioles dépourvus de toute magie. Des récipients neutres et parfaitement nettoyés. Prêts à accueillir toutes sortes de produits sans le moindre risque d'interférence."
Ce trafic de fioles ingrates, ce n'est pas qu'un prétexte pour promener nos héros dans les strates évoqués plus haut, c'est aussi, à l'évidence, une métaphore parfaite de la vacuité que la vie à Pré-aux-Oies leur impose – un vide que la seule eau à pouvoir remplir est, peut-être, cette "eau violente" à la Bachelard...
"Tu te rends compte que tu aggraves ton cas, là, Weird ? Tu viens de nous traiter de fioles ingrates, après nous avoir présentés comme des crapules ! Tu mériterais que Jugon te file un coup de rasoir, tiens !"
Plains-toi à Léo Henry, Patito, je n'y peux rien s'il y a mille façons d'interpréter son oeuvre – et je ne crois pas surinterpréter en disant qu'il a dans son collimateur un certain politicien adepte de la théorie (douteuse) du ruissellement (arroser les riches pour éclabousser les pauvres), voir le dialogue entre Lazario et Squalide (page 171) sur les fondements utopiques de leur ville :
"– Et en quoi consistait ce plan qui aurait échoué ?
– La captation et le ruissellement. Regarde."
Elle tapote une fois encore son fragile schéma, déplaçant les brindilles, rendant plus flou le dessin du triangle.
"– Tout remonte. Tout redescend. Tout se concentre.
– Tout quoi ?
– L'énergie. Le travail. Les matériaux. Les rêves."
"Je savais que tu allais citer Squalide ! Un personnage de théoricienne pareil, ça ne pouvait que te plaire. Cite aussi le passage sur Barbacole (page 251), qu'on rigole !"
Tu es encore en train de me faire perdre le fil, Patito. Si le remplissage des fioles ingrates par ruissellement est impossible, que reste-t-il, à part l'eau violente de Bachelard ? Léo Henry fait advenir cette thématique par le biais d'un événement climatique extrême digne du Déluge de Markley (page 200, avec intervention d'un personnage sans doute inspiré de La Folle de Chaillot de Giraudoux) :
"Quelque chose craque sous mes pieds : ce qui restait de pavage de la place s'arrache sous la pression. Toute l'eau du dessous surgit, pour courir à la lumière.
Ca, c'est que j'ai juste le temps de comprendre avant que la déferlante me baffe la gueule, me décolle du sol et me balourde par-là d'où je viens, me traînant vers l'Ubac. Je vois la Folle aux Chats, incompréhensiblement stoïque au milieu des flots, pépère sous son pépin, alors que je passe sans pouvoir me raccrocher à rien, que je me fais bourlinguer par la Sibèque libérée."
Ici Léo Henry capitalise sur l'histoire (l'enfouissement de la Bièvre, devenue ici la Sibèque), mais aussi sur la légende urbaine (la rumeur d'Abbeville de 2001, reparue en 2016), voir l'ironique page 209 (ironique, car il n'y a bien sûr plus de rues à ce stade) :
"Vous savez ce qui commence à se dire, dans les rues ?
– Dans les rues, je sais pas. Sur les toits, il se dit que la pluie ça mouille.
– On prétend que le Palazzo a ouvert les vannes. Que toute cette eau qui déborde, c'est une manière pour eux de noyer le Quart-Bas."
Exactement comme dans la légende urbaine, la rumeur prospère sur un sentiment bien réel d'abandon par les élites de Pré-aux-Oies ; l'eau violente à la Bachelard que j'évoquais plus haut va alors remplir les personnages, et déboucher sur un véritable mouvement insurrectionnel, qui non seulement se fera le long d'un fleuve (la Sibèque, remontée par le Trousse-Bouillon), mais sera lui-même décrit comme liquide (page 299) :
"La guerre est laide. Laides sont les blessures. Laides les douleurs. Laides les terreurs qui nous empoignent, les rages quand nous voyons tomber nos camarades.
Mais notre colère est une marée.
Vague après vague, nos coups viennent porter contre la digue. Et nous savons que nous sommes invincibles. Que la pierre même finira par céder."
Où Patito fait l'apologie de la poilade
"Mouais, ça se tient plus ou moins, ton truc, Weird ; mais tu n'as pas l'impression d'avoir donné une vision trop sérieuse du roman ? Dans les Mille saisons, on se marre avant toute chose !"
J'ai essayé de montrer la spécificité de L'Eveil du Palazzo, une fantasy de cra... hum ! de crevards qui ne se contenterait pas, comme dans la forme canonique du genre, du simple constat (la peinture satirique de toutes les couches de la société) mais déboucherait (avec une forme de naïveté assumée) sur un véritable combat (un bouleversement de l'ordre inique régnant à Pré-aux-Oies).
Dit autrement, c'est comme si le motif du carnaval, cet abolissement passager des hiérarchies au coeur de tout récit grotesque suivant Bakhtine (et le roman picaresque est basiquement un récit grotesque), se prolongeait au-delà des jours entre lesquels il est d'ordinaire enclos...
Sans surprise, ce motif du carnaval, déjà présent dans Noon – La première et la dernière se retrouve ici dans quatre chapitres virtuoses (29 à 32), qui permettent également à Lazario de revenir à la narration (avant d'être éclipsé par une voix collective dans la dernière partie, la plus révolutionnaire).
Dans une sorte d'exercice de style polyphonique à la Damasio, Léo Henry nous y montre (chapitres 29 à 31) Zozotte rapportant la parole de quatorze autres membres d'équipage du Trousse-Bouillon (avant de la reprendre elle-même, puis de dialoguer avec Lazario dans le chapitre 32), tous racontant la même folle soirée (où ils étaient symptomatiquement déguisés en Barbacole, la cra... enfin, le crevard emblématique, le filou si vous préférez).
"Ah voilà ! Tu vois bien qu'on rigole dans L'Eveil du Palazzo ! ou sinon pourquoi les deux chroniqueuses que tu citais tout à l'heure auraient parlé d'auteurs humoristiques, hein ?"
Hé bien, j'en suis moins sûr que toi, Patito ; il se passe quand même des événements tragiques à ce carnaval, qui sont déclenchés il est vrai par une farce de Pils (page 254) :
"Vous allez me lâcher avec cette histoire ? C'aurait pas été ça, ce serait parti en couille pareil, vous croyez quoi, qu'on allait la jouer ficelle avec nos dégaines de bouffons bariolés débouchés par erreur à la bamboche des monsignores ? A peine le temps de tourner la tête pour voir pourquoi personne se marre à ma blague, v'là l'autre envapée qui fond sur nous."
"Toi, je sens que tu vas essayer de me déprimer en me parlant de la Régentine ou de l'Inquisitrice... Pourquoi tu ne veux pas admettre que L'Eveil du Palazzo est juste drôle ?"
Il est vrai que si tu compares, par exemple, L'Eveil du Palazzo à un manga comme Evol, où les personnages disposent eux aussi de petits pouvoirs dérisoires (du moins au début de l'histoire), le roman de Léo Henry est en effet très drôle...
"Ah, tu vois ?"
... mais ça ne l'empêche pas, exactement comme la Diana Wynne-Jones de La Conspiration Merlin de traiter de sujets graves, de quoi plaire aux adultes comme aux enfants donc – enfin si les premiers acceptent de mettre dans les mains des seconds un roman centré sur un garçon trans, son petit ami bègue et un assassin non-binaire.
"Bah voilà, tu l'as dit : les Mille saisons, un feuilleton de fantasy frétillante pour lecteurices progressistes de 7 à 77 ans, écrit dans un style impeccable ! D'ailleurs t'ai-je dit combien l'écriture virtuose de Léo Henry doit à mon babil inspiré ?"
Au moins une fois depuis le début de cette chronique, qu'il est peut-être temps de conclure, non ? Avec une petite citation pour te faire plaisir, Patito (page 96) :
"Jugon, ellui, tâtonne derrière moi.
Finit par accepter lae main que je lui tends pour lae guider.
"Tu as peur du noir ? je lui chuchote, provocateur.
– Oui", répond-iel sans hésiter.
Et je sens, à la pression nerveuse de ses doigts autour des miens, que c'est absolument sincère.
On n'a pas le cul sorti des ronces."
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