lundi 17 juin 2024

Discours sur l'altérité

Architectes du vertige – 1974-2024, cinquante ans de Grand Prix de l'Imaginaire


Si elle avait simplement une valeur historique, l'anthologie célébrant les 50 ans du GPI (lue en service de presse) serait déjà intéressante, qu'elle acte (page 83) "l'émergence des autrices" (4 des 10 textes du recueil) ou qu'elle démente le pseudo-constat fait par Cédric Fabre dans Usbek et Rica (non, la science-fiction n'a pas renoncé à nous émouvoir au cours des décennies).


Au passage, notez que cette volonté historique culmine dans le témoignage de Jean-Pierre Fontana en postface du recueil (texte qu'on peut parfaitement lire avant les nouvelles), mais qu'elle se perd un peu parfois dans les textes de présentation des nouvelles (je vous conseille par ailleurs de les sauter si vous craignez les spoilers, sauf si vous connaissez déjà les textes en question) – par exemple, le recueil oublie de signaler qu'Yves Frémion (auteur de la première nouvelle) a fait partie de Limite (groupe évoqué dans la présentation de la deuxième).


Ceci dit, comme je le disais, l'intérêt d'Architectes du vertige gît selon moi dans l'extrême cohérence de l'anthologie, sur le plan thématique (à sa manière, chacun des textes est, autant qu'"Ethfrag", un "saisissant discours sur l'altérité", page 240) autant qu'esthétique (je vais détailler, mais disons déjà que le recueil tout entier est marqué par l'attention extrême portée aux corps) – une cohérence étonnamment supérieure à certaines anthologies thématiques, peut-être parce que le jury du GPI défend une certaine idée des littératures de l'imaginaire.


Puisque la science-fiction domine largement l'anthologie (sept ou huit textes sur dix, suivant comment on compte) et qu'elle se fond admirablement avec le fantastique (j'expliquerai pourquoi plus loin), je partirai d'une remarque d'Istvan Csicsery-Ronay sur ce genre (page 3 de son magistral essai, The Seven Beauties of Science Fiction, je traduis) :

"La SF implique donc deux formes d'hésitation : l'une logico-historique (quelle plausibilité a le novum imaginé ?) et l'autre éthique (quel effet bon / mauvais / complètement étrange ont les transformations sociales découlant du novum ?)"


Même si l'anthologie comprend deux textes de Greg Egan et Nancy Kress, qui vont relativement loin dans la plausibilité (tout en restant parfaitement lisibles), l'accent est plutôt mis ici sur les conséquences éthiques du novum sous-tendant chaque oeuvre – c'est vrai aussi des textes fantastiques, qui exploitent l'aspect moral sous-jacent au genre (sans jamais tomber dans la facilité, quoique Feyd Rautha ait pu trouver "vieilli" le texte d'Yves Frémion, j'y reviendrai).


Voici pour l'aspect thématique ; pour le côté esthétique, je m'appuierai là aussi sur la façon dont Istvan Csicsery-Ronay décrit (page 146 de The Seven Beauties of Science Fiction ce coup-ci) les deux déclinaisons principales du sense of wonder (la deuxième étant partagée avec le fantastique, et parfois par le polar horrifique) :

"Le sublime est la réponse à un choc d'expansion imaginative, un mouvement complexe de recul et de rétablissement de notre conscience faisant face à un phénomène subitement perçue comme trop vaste pour être appréhendé.

Le grotesque est la réponse à un autre sorte de choc imaginatif, le constat que des objets qui apparaissent familiers et sous contrôle subissent en fait des transformations surprenantes, mélangeant des éléments disparates d'une façon non observée ailleurs dans le monde."


Chacun des 10 textes (science-fictifs ou fantastiques) d'Architectes du vertige me semble capitaliser sur le grotesque (qui n'est pas forcément risible, et peut même être effrayant) plutôt que sur le sublime, même si ce dernier est parfois convoqué pour une (bienvenue) danse dialectique – et d'une certaine façon, c'est cohérent avec la volonté éthique : quoi de mieux qu'un phénomène perturbant nos cadres de pensée pour nous faire ressentir l'altérité ?


Tout ceci vous paraît peut-être terriblement abstrait, mais devrait devenir plus clair en examinant un par un, si possible sans déflorer leur intrigue, les 10 textes de l'anthologie, afin de voir comment, dans chacun d'eux, le grotesque, au niveau thématique ou narratif, vient renforcer le problème de fond abordé.

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Outre la "mutation" (thème éminemment grotesque s'il en est) qui affecte (page 21) les femmes d'Ega-Neyom ("Moyen-Age" à l'envers), "Petite mort, petite amie" d'Yves Frémion recourt à cette forme de narration grotesque "dans laquelle une fable est racontée dans un ton en décalage avec son sujet" (je cite encore Istvan Csicsery-Ronay, page 191, et je mentionne comme lui Le Nez de Gogol à titre de comparaison).


Immergés dans cette ambiguïté morale et cette ironie propres au roman (suivant Milan Kundera), nous ne savons jamais vraiment ce qu'Yves Frémion cautionne ou dénonce dans les pratiques sociétales (post-soixante-huitardes ?) qu'il décrit (même si le nom d'Ega-Neyom est sans doute un indice, tout autant que sa récente tribune sur l'affaire Bastien Vivès), ici page 23 :

"Autrefois, avant la Huitième renaissance, les amants venaient cueillir les fleurs. Cette coutume cruelle consistait à couper le corps de la plante qui dépassait du sol et à la laisser mourir, qui dans les cheveux de son bien-aimé, qui dans le corsage de sa maîtresse, qui dans un vase empli d'une eau dérisoire. Parfois même la fleur était mâchée et jetée au sol où la pourriture de ses fibres contribuait à la vie de ses soeurs. C'était au temps de la possession, où chaque être humain voulait posséder, avoir, où tout devait être déplacé près de lui, dans sa maison, ses coffres, son pays, ses musées, ses vases."


Ce mélange tout à la fois de bon sens et d'excès (grotesque), qui culmine dans des descriptions très charnelles, a peut-être "vieilli" comme le pense Feyd Rautha ; mais à mon sens, il interpelle toujours – et accessoirement, il permet d'introduire plusieurs thèmes ou techniques qui reviendront ailleurs dans l'anthologie (comme cette façon d'afficher le novum dans le titre).

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Avec "Accident d'amour" de Wildy Petoud, nous quittons certes la science-fiction pour le fantastique (difficile de justifier rationnellement l'idée au coeur de ce texte), mais nous restons dans la même ambiance moite caractéristique du grotesque (qui s'écrivait d'abord "grottesque", rappelons-le), avec là encore une forme d'ironie pour tempérer les descriptions à la Cronenberg (page 33) :

"La douleur est venue au milieu de la douleur, hideuse, totale, mes cheveux souffraient, mes dents, mes ongles, mes yeux souffraient, au rouge – à blanc, mon ventre noir, gargouillant, immonde, vivant, parcouru de vagues, de creux. La peau s'est soulevée, poussée d'en dessous par quelque chose de pointu, qui fouaillait comme un bec reptilien sa coquille molle."


La façon dont (comme dans Alien) la vie dérange irrépressiblement l'ordonnancement d'un corps (au point d'en faire une masse indifférenciée, digne du fameux Corps sans Organes de Deleuze & Guattari) et par ricochet d'une phrase, c'est un motif éminemment grotesque, que Wildy Petoud met ici au service de deux thèmes classiques, qui reparaîtront ailleurs dans le recueil : la vengeance et le couple.

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Fantastique comme grotesque n'ont pas toujours ceci dit des manifestations aussi spectaculaires, et la nouvelle de Jean-Claude Dunyach, "Déchiffrer la trame", vient à point pour le prouver. Notez au passage que je ne suis pas le seul à étiqueter ainsi ce texte, Feyd Rautha ayant fort justement écrit :

"L'aspect science-fictif de la nouvelle apparaît derrière le voile d'un mystère, rappelant dans la méthode les racines du récit fantastique."


Ce dévoilement progressif du phénomène au coeur du texte, qu'on retrouvera dans d'autres nouvelles du recueil, c'est en effet clairement une technique fantastique (la révélation du monde caché sous les apparences, voir Lovecraft, dont Jean-Claude Dunyach s'inspire sans doute pour mettre en scène ses savants) autant que grotesque (quelque chose qu'on pensait bien connaître révèle soudain des profondeurs insoupçonnés).


Comme le Greg Egan d'Isolation (ou comme l'Ethan Chatagnier de L'Affaire Crystal Singer), Jean-Claude Dunyach se retrouve ainsi aux frontières du polar, celui qui prend sa source dans Le Scarabée d'or de Poe (page 46) :

"Les cinq entrelacs de fils étaient parfaitement reconnaissables et mes phalanges les détaillaient comme les signes d'un alphabet inconnu."

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Le texte suivant, le génial "meucs" du regretté Terry Bisson, est bâti sur un semblable dévoilement progressif du novum au coeur du texte, qui se présente tout entier donc comme l'élucidation de son titre, et du mystérieux néologisme qui le constitue.


Il serait évidemment criminel d'en diminuer l'impact en le détaillant trop, mais je peux toujours en dire qu'il s'agit d'un novum à la fois éminemment éthique et éminemment grotesque (que ce soit en lui-même ou par les excès auquel il donne lieu).


Quant à la façon de raconter, à travers les diverses réponses (à la première personne) aux questions d'un interlocuteur invisible (dont on comprendra peu à peu les motivations), elle n'est pas seulement apte au dévoilement dont je parlais, elle se teinte aussi d'une certaine ironie, grâce à la distance que l'auteur parvient à créer avec les personnages (on retrouvera ce procédé de distanciation plus loin), voir par exemple page 56 :

"Cela m'a rendu fier d'être américain, même si tout découlait de cette terrible tragédie. Cet affreux malheur.

Parlez avec les chauffeurs autant que vous voudrez. Pour quelle chaîne vous travaillez, vous disiez ?"


Ce dernier tic de langage (s'enquérir du statut de son interlocuteur) se retrouvera dans presque tous les témoignages, manière à la fois d'attirer notre attention sur ce mystérieux interrogateur, mais aussi, plus subtilement, de suggérer une communauté de pensée entre tous les narrateurs interrogés – pour ne pas dire de communs préjugés...

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Cette distance qu'on peur ressentir avec le narrateur d'une histoire se retrouve à mon sens dans la nouvelle aragonienne de Sylvie Lainé, "Les Yeux d'Elsa" (probablement l'un de ses meilleurs textes avec l'expérimental "Toi que j'ai bue en quatre fois") : l'autrice cherche clairement à susciter l'empathie avec Elsa plus qu'avec Charlie, le narrateur, pour une réflexion sur le couple un peu plus nuancée que celle menée par Wildy Petoud.


Pour moi, en effet, derrière "le discours sur le réel et le vivant", évoqué (page 68) en introduction de la nouvelle, ce discours qui en ferait une lointaine cousine du roman de Robert Merle, Un animal doué de raison, se cache une analyse psychologique des mécanismes (grotesques) d'aliénation au sein du couple (page 109) :

"Tu dis que tu penses à moi, mais jamais tu ne m'as posé aucune question sur ma vie au chantier. Nous ne parlons jamais de moi. Seulement de ta vie à toi, de tes envies, de ce que tu veux – de ce que tu ne veux pas, surtout. J'ai l'impression de faire de la figuration dans une histoire que tu aurais créée de toutes pièces."


Yossarian ne s'y est pas trompé, qui voit là une "histoire d'amour et de trahison au déroulé implacable", histoire centrée, je ne l'ai pas encore précisé (tout juste suggéré), sur une figure éminemment grotesque, car remettant en cause la frontière entre humain et non-humain, un dauphinGM, fruit de l'ingénierie humaine, qui pallie comme elle peut la montée des eaux (page 69) :

"Nageoires supérieures articulées, aux extrémités bien découpées. Mâchoire articulée latéralement, et remodelée pour faciliter l'élocution, queue surdéveloppée. Il combine les améliorations génétiques les plus sophistiquées."

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Avec "Océanique" de Greg Egan, nous restons dans les ambiances aquatiques, mais pour un tout autre projet narratif ; la nouvelle nous présente 6 moments de la vie d'un Océanien sur la planète Alliance, "vingt mille ans" (page 119) après l'arrivée d'un vaisseau spatial en provenance de la Terre et "l'écopoïèse" (page 142, comprenez "la terraformation").


Bien avant le premier usage de l'adjectif éponyme dans la nouvelle (page 170), nous comprenons que l'enjeu en est la lutte que le grotesque (ici allié de la science) va mener contre une variante du sublime, le sentiment océanique, débouchant ici sur une croyance religieuse ; voici comment le narrateur décrit l'initiation que son frère lui fait subir à ses 10 ans (page 129, chapitre 1) :

"Des meurtrissures lumineuses s'épanouirent derrière mes paupières et se mirent à dériver dans l'eau. Je les regardais s'enrouler en une sorte de vortex, comme si quelque chose les attirait.

C'était la gueule du serpent, qui avalait mon âme. J'ouvris la bouche et émis un gargouillement misérable ; la Mort nagea vers moi pour m'embrasser, pour insuffler de l'eau glacée dans mes poumons.

Tout fut soudain inondé de lumière. Le serpent fit volte-face et s'enfuit, tel un ver craintif et blafard. Une onde de contentement m'envahit, comme si j'étais de nouveau tout petit et que ma mère venait de me serrer dans ses bras."


Tout le travail (plus ou moins conscient) du narrateur va consister, au cours de sa vie, à contre-balancer cette impression première d'avoir été dépassé par quelque chose de plus grand que lui ; et cela va passer autant par une réflexion digne d'un détective (comme souvent chez Greg Egan, l'intrigue tourne à l'enquête), mais surtout par une confrontation avec ce qu'il y a de plus étrange, donc de grotesque, dans son propre corps (voir l'épisode du pont dans le chapitre 3, un modèle du genre, que je ne décrirai pas pour ne pas déflorer l'intrigue).


Au bout du compte, grâce notamment au grotesque, le sublime sera réduit à une manifestation scientifique (et ceux qui l'exploitent apparaîtront comme des charlatans, voir le chapitre 6) ; de ce point de vue-là, cet autre passage (page 170, chapitre 5) est significatif :

"Lors de ma dernière nuit à Tia, je ne réussis pas à dormir. Je restai les yeux ouverts dans l'obscurité, à regarder les étincelles grises qui dansaient devant moi. (Des contaminants dans l'humeur aqueuse ? Du bruit électrique au niveau de la rétine ? J'avais déjà entendu l'explication, mais je n'arrivais pas à m'en souvenir.)"

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La nouvelle suivante, "Le Remède" de Lisa Tuttle, est basée sur un postulat similaire (emprunté ce coup-ci à William Burroughs), je veux dire sur l'idée qu'un fait culturel humain puisse avoir un fondement biologique.


Même si le fonctionnement de la panacée évoquée dans le titre n'est jamais détaillé (et qu'il fasse en partie intervenir une forme de volonté consciente), "Le Remède" est probablement le texte le plus science-fictif de son autrice, en ce qu'il observe (au niveau d'une famille homoparentale) les impacts induits par un novum (le Remède éponyme) – l'incommunicabilité sera tout autant au rendez-vous que dans "Les Yeux d'Elsa".


En revanche, la construction de la nouvelle est typiquement fantastique, donc grotesque, en ce qu'elle nous montre un personnage figé à un moment de sa vie, entre un passé qui revient sous forme de flash-backs et un futur qui s'enclenchera juste à la fin de la nouvelle (ce type de bulle narrative se retrouve bien sûr chez Mélanie Fazi, la traductrice de ce texte, mais aussi chez la Justine Niogret de Vers le pays rouge), suivant un mécanisme décrit par Geoffrey Galt Harpham (cité par Istvan Csicsery-Ronay page 186 de The Seven Beauties of Science Fiction, je traduis) :

"Résistant à la clôture, l'objet grotesque nous cloue sur le moment présent, vidant le passé et hypothéquant le futur."


Au-delà de cette construction suspendue, l'aphasie au coeur du "Remède" est infiniment grotesque, en ce qu'elle brouille les frontières entre humain et non-humain, et pousse la narratrice à s'interroger sur le caractère essentiel (ou non) du langage pour l'humanité (on peut d'ailleurs y lire, en filigrane, la question de l'autisme non-oralisant, et ceci enrichit rétrospectivement le choix de traduire ce texte fait par Mélanie Fazi, qui n'était pas encore l'autrice de L'Année suspendue).


Tout aussi grotesque (car induisant une étrangeté fondamentale au coeur même de son être) est le "rêve pénétrant" fait (pages 192-193) par la narratrice, où son intériorité devient le théâtre d'un étrange affrontement :

"Une tache orange vif, sans traits distinctifs mais à la surface palpitante et grêlée de trous, se déplaçait à toute allure à travers mon enveloppe physique avec une effrayante résolution. Ses victimes étaient les cellules de mon corps : de petits cercles innocents et pâles qui vaquaient à leurs tâches essentielles sans la moindre conscience du danger.

Quand elle frôlait une cellule saine, la tache s'assombrissait et s'élevait au-dessus pour l'engloutir. Un mince trait orange perçait le mur de cellules, la masse orange s'y infiltrait, la conquête progressait."

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Les quatre nouvelles précédentes abordaient le thème par la bande, mais c'est avec "La Fille-flûte" de Paolo Bacigalupi que l'hubris humaine prend toute sa place dans le recueil, au moyen d'un archétype classique de la science-fiction, le savant fou (ici, la savante folle), qui n'est autre que la version gothique (donc inversée, donc grotesque) de l'Habile Homme au coeur de toute aventure technologique suivant Istvan Csicsery-Ronay (voir ma chronique sur L'Affaire Crystal Singer pour plus de détails).


En outre d'être la suzeraine d'un fief dans un monde moderne retourné au féodalisme (comme dans le Lazarus de Greg Rucka & Michael Lark, manière grotesque de souligner, comme Cédric Durand, le techno-féodalisme de notre société numérique), Belari (dont le nom évoque "belare", le verbe "bêler" en italien) est un avatar tout à la fois de Pygmalion et du docteur Moreau de Wells – engendrant comme ce dernier toute une troupe de freaks.


La monstruosité grotesque de ses créations (la page 213 parle de "sculpture corporelle") éclate bien sûr dans le personnage-éponyme (et sa jumelle) ; mais comme là aussi le dévoilement de ce novum singulier (ainsi que le "spectacle décadent" qu'il peut engendrer, voir page 223) est au coeur du récit, je me contenterai d'évoquer un autre monstre, que des opérations ont dépouillé de toute apparence humaine, pour le tirer à la fois du côté de la minéralité et de l'animalité (page 210) :

"Montagne de muscles et de cicatrices, Burson était un paysage rocailleux, saillant de puissance et de colère, sillons tracés par le combat. Miriam prétendait qu'il avait été gladiateur, mais elle était romantique. Lidia soupçonnait plutôt que ses cicatrices avaient été acquises pendant son dressage, comme elle devait ses propres châtiments à Belari."


L'enjeu éthique de cette science-fiction gothique (lointaine cousine du Pauliska ou la perversité moderne de Révéroni Saint-Cyr), c'est bien sûr, outre la licence inhérente au pouvoir absolu, "la liberté" (page 225) – ou plutôt sa redéfinition, dans un monde qui n'a plus rien de la "démocratie" qu'il a jadis été (page 219).

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Si la figure de Belari est d'emblée marquée au sceau de l'excès, celle du professeur Borigonkar (autre savant fou) dans "Ethfrag" de Laurent Genefort est, au contraire, d'une banalité extrême ("la banalité du mal", comme le dit justement page 240 le texte de présentation) – au passage, notez que le nom d'un de ses collègues (Lombros, raccourci évident de Cesare Lombroso, une des figures historiques du racisme ordinaire en anthropologie) est sans doute déjà un indice de ce qui va advenir dans le texte.


Ici aussi, une distance s'installe progressivement entre nous et le narrateur, au fur et à mesure qu'il manque, rencontre après rencontre, la moindre occasion de se remettre un tant soit peu en cause ; et ici aussi, on pense à Robert Merle, mais à ce coup-ci La Mort est mon métier, dont "Ethfrag" offre une version futuriste extrêmement maîtrisée (voir aussi cette chronique de Gromovar) – on pense même à Hostel d'Eli Roth pour l'une des scènes les plus significatives de l'histoire (page 264).


Dans la mesure où un corps extraterrestre est ici le champ d'expérimentation (Istvan Cscicsery-Ronay dirait le Corps Fertile) du narrateur, le grotesque fait intrinsèquement partie de la nouvelle, voir par exemple page 245 (également symptomatique de l'attitude du narrateur) :

"J'ai du mal à cacher ma déception. Beaucoup portent les stigmates d'anciennes blessures, certains de leurs doubles-doigts sont amputés d'une ou deux phalanges. Leurs squames ternes et atones indiquent un état de malnutrition chronique. Il s'agit donc de prisonniers ou d'otages – à vrai dire, je ne veux pas le savoir. Mais j'ai été formel : il faut des sujets sains pour la validité des expériences."


L'avant-dernier texte du recueil est donc aussi celui dans lequel l'aspect éthique de la science-fiction est le plus mis en avant me semble-t-il (il sera plus en retrait dans la dernière nouvelle, quoique bien présent, j'y viens tout de suite).

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Feyd Rautha parle beaucoup mieux que je ne saurais le faire de "Shiva dans l'ombre", la nouvelle de Nancy Kress qui conclut le recueil ; il pointe notamment la force de son personnage féminin, l'angoisse existentielle (à la Peter Watts) qui se dégage du texte, mais aussi la façon dont sa fin congédie une certaine science-fiction mystique à la 2001 (on n'est pas loin donc de Greg Egan défiant le sublime avec du grotesque dans "Océanique").


Je me contenterai pour ma part de souligner ce qui justifie selon moi la place du texte dans le recueil : la façon (similaire à celle adoptée parfois dans Le Monde tous droits réservés par Claude Ecken) dont le novum au coeur de l'oeuvre ("la matière-ombre" et son action gravitationnelle invisible) métaphorise la scission intime (toute grotesque) de l'espèce humaine, ce que la page 346 appelle "les ombres dans le noyau de chaque humain".


Pour mettre en lumière cette noirceur intérieure (également symbolisée me semble-t-il par la statuette, également grotesque, de Shiva dansant, mais aussi par les pions du jeu de go), Nancy Kress utilise un procédé narratif désormais classique, analogue au dédoublement du célèbre personnage de Stevenson en docteur Jekyll et mister Hyde : le parallélisme entre le trio de personnages resté dans le vaisseau, dans les chapitres impairs, et leurs analogues envoyés en mission-suicide dans une sonde, dans les chapitres pairs – mais la ligne narrative qui va prendre un "tour monstrueux" (page 342) n'est pas forcément celle qu'on attendait...


Au passage, ce n'est sans doute pas un hasard si l'euphorie de la découverte (je tairai dans quelle ligne) est associée (page 309, grâce au regard de la narratrice) au sublime du décor dans lequel les personnages évoluent (et dans lequel gît, tout de même, une noirceur digne de Joseph Conrad) :

"Tous deux se jettent dans leur travail. Ils échangent avec frénésie commentaires, ordres, informations, sauvegardent des simulations et des équations. Ils inclinent leur chaise l'un vers l'autre, emploient un jargon indéchiffrable. A un moment, Kane s'écrie : "Il nous faut plus de données !" et Ajit éclate de rire, sans retenue, avant de se replonger dans son activité. Je les observe longuement, puis je me retire sur le pont d'observation en quête de solitude.

Le spectacle, dehors, est plus renversant que jamais, peut-être parce qu'on se retrouve attirés plus près que prévu. Des nuages de gaz tourbillonnant enrobent et atténuent de façon étrange ce coeur des ténèbres, Sgr A*. La queue ignée de la géante rouge illumine cette région du ciel. Les astres brillent dans une profusion inimaginable sur ma Station J d'origine plantée dans un bras lointain de la galaxie. Droit devant moi luisent les magnifiques étoiles bleues du complexe IRS16."


En sus de s'interroger sur notre psychologie foncièrement mauvaise, qui nous empêche peut-être tout véritable accès à la connaissance, "Shiva dans l'ombre" se demande également, comme "Ethfrag", jusqu'où il est légitimement possible d'aller pour la bonne cause scientifique – après tout, la mission de Soutien scientifique de la capitaine du vaisseau comprend une part de prostitution déguisée...

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On l'aura compris je l'espère, Architectes du vertige est une anthologie d'une qualité extrême et d'une cohérence folle, peut-être précisément parce qu'elle remplit les objectifs que se fixe à l'évidence le Grand Prix de l'Imaginaire depuis 50 ans : promouvoir une littérature de l'imaginaire à vocation humaniste.



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