lundi 23 septembre 2024

Un monde bordélique et imparfait

L'Agneau égorgera le lion de Margaret Killjoy


"Parfois, on n'a pas d'autre choix que de dégainer un couteau. Ce n'est pas une bonne chose. Ca ne me plaît pas. Mais de temps à autre, tout ce qu'on peut faire, c'est sortir son arme et annoncer clairement où ira se ficher le bout pointu.

"Arrête-toi ici", avais-je dit avant que le couteau n'entre en jeu. Ce n'était pas une question. Les hommes considèrent toujours ce genre de phrases déclaratives comme des questions."


Il suffit à Margaret Killjoy d'à peine deux paragraphes (page 9) pour lancer (sur les chapeaux de roue) sa novella (lue en service de presse), la première de la série Danielle Cain et le deuxième titre de la collection RéciFs d'Argyll (le premier étant l'excellent Bracelet de jade de Mu Ming, dont un extrait figure d'ailleurs à la fin de L'Agneau égorgera le lion).


En deux paragraphes donc sont posés tout à la fois un personnage (Danielle Cain, une voyageuse "toujours flippée, jamais dégonflée", comme elle le dit elle-même page 80), un style de narration à la première personne (nerveuse, quoique s'autorisant des pauses bienvenues entre deux pics de "tension", comme les appellent le Nocher des livres ou Yuyine), mais surtout une thématique et une façon de la traiter sans avoir l'air d'y toucher (la place à accorder à la violence dans nos vies, et plus précisément dans notre quête d'une société idéale).


Il est très facile de se laisser porter par ce type de texte (incroyablement divertissant, en mode Scooby-Doo, une référence assumée par l'autrice) sans prêter attention aux motifs qu'il tisse d'un chapitre à un autre, donc à la réflexion qu'il développe, quoique sans grands discours prononcés par les personnages (le débat mis en scène dans le chapitre 4 de la novella porte sur une décision à prendre plus que sur des notions philosophiques, et l'approche de Margaret Killjoy n'a donc rien à voir avec, par exemple, celle d'Alain Damasio dans Les Furtifs ou La Zone du Dehors).


De ce point de vue, il est significatif me semble-t-il que la déclaration la plus utopique de l'histoire soit émise par un des "méchants", et que Danielle (qui a 28 ans, soit dit en passant) la commente aussitôt en ces termes (page 44) :

"Je me doutais déjà que j'étais plus âgée que lui, mais c'est là que j'ai compris combien d'années nous séparaient. Ce n'était pas que je ne partageais pas son avis, mais il y avait quelque chose dans la manière dont il en parlait. Un trémolo dans sa voix, ou dans ses platitudes dénuées de cynisme. Moi, je croyais en l'anarchisme. Eric, il y Croyait, avec un C majuscule."


Dans cette simple différence de casse gît tout l'enjeu du drame qui se déroule à Freedom ("Liberté"), communauté autogérée où Danielle débarque sur les traces d'un ami mort : étant donné que "ni Dieu ni maître" est le principe cardinal d'une société anarchiste, peut-elle vraiment, pour se débarrasser d'un maître (une manière de dictateur à la Negan), recourir à un dieu, ou plus précisément à "un esprit qui change le prédateur en proie" (page 30, chapitre 2, aucun spoiler donc) ? Corollairement, la justice sommaire ne se retourne-t-elle pas toujours contre ceux et celles qui l'ont pratiquée ?


Ces questions abstraites sont d'autant plus prégnantes que Margaret Killjoy les présente au travers d'incarnations frappantes, de métaphores comme elle dit (la citation de Lewis Shiner en quatrième de couverture du livre est donc parfaitement juste) ; voici la première rencontre (pages 11-12) de Danielle Cain avec Uliksi, qu'elle prend pour une simple mutation (possiblement dû à un futur détérioré, comme le pense Liz Bourke ; Margaret Killjoy rejoindrait ainsi la luvan de TysT) :

"Après une centaine de mètres et deux ou trois virages, alors que les arbres se faisaient suffisamment larges pour plonger toute la route dans l'ombre, j'ai remarqué un cerf sur la bande d'arrêt d'urgence en train de tirer quelque chose situé au sol. L'animal était écarlate. Rouge sang. Je ne savais même pas qu'il existait des cerfs de cette couleur.

J'ai traversé la chaussée pour ne pas le déranger, mais je n'ai pas pu m'empêcher de le fixer. Un lapin était étendu devant lui, mort, le ventre à l'air, la cage thoracique grande ouverte. Alors, le cerf a levé la tête dans ma direction, du sang carmin gouttant de son museau rouge.

Sur le côté droit de sa tête, il arborait un bois. Sur le côté gauche, il en avait deux."


Uliksi est d'entrée placé sous le signe de la violence, comme en fait la totalité du récit ; comment par exemple Danielle Cain nous fait-elle comprendre, avant même de se l'avouer, qu'elle vient peut-être de trouver une âme soeur, ou tout au moins qu'elle a des affinités avec Brynn (page 19) ?

"Elle avait la même ceinture de type militaire que moi, la même matraque télescopique dans son étui sur une hanche et la même bombe au poivre sur l'autre. En matière d'autodéfense, ces deux armes étaient préférables à un couteau."


On le devine aussi au vu de cet extrait, le texte est empreint d'une certaine forme d'ironie amère, qui empêche selon moi la punk fantasy de Margaret Killjoy (comprenez : une fantasy urbaine centrée sur des squatteurs) de basculer dans un "côté bisounours" (je cite ici Black Wolf, qui voit trop de bienveillance dans la construction du groupe où Danielle va s'intégrer, à tort selon moi, voir par exemple la révélation sur le passé de Jugement page 111) ; il y a même une bonne dose d'humour, par exemple quand (également page 111) un personnage fait le bilan de leurs erreurs :

"– Sacré bon sang de merde ! s'est exclamé Jeudi. On ne peut plus faire apparaître des êtres surnaturels, les lâcher sur nos ennemis et leur vouer un culte sans que tout le monde perde la boule."


Cette autodérision permanente autant que cette volonté affichée de "nettoyer" leur "merdier" (page 73), c'est bien ce qui confère toute leur force aux personnages (et au texte de Margaret Killjoy) ; tous et toutes ont choisi à la fois d'agir et d'assumer les conséquences de leurs actes – ou comme le déclare Danielle Cain page 113 :

"Je crois en un monde bordélique et imparfait dans lequel on doit trouver des solutions nous-mêmes, collectivement ou individuellement."


Même si, comme le savent les lecteurs et lectrices de Toxoplasma ou de Melmoth furieux, toute commune finit inévitablement par tomber (voir le chapitre 8 et dernier de L'Agneau égorgera le lion), la novella de Margaret Killjoy nourrit tout de même une certain optimisme (pragmatique, mais un optimisme tout de même), que symbolise parfaitement la déclaration finale de Jugement (je vous a laisse découvrir).


Deuxième texte de la collection RéciFs d'Argyll, et deuxième réussite, dans un tout autre genre (la punk fantasy plutôt que le taopunk, pour le dire vite et mal) : on espère que la suite sera à l'avenant – et bien sûr aussi que Danielle Cain fera son grand retour dans la collection, pour sa deuxième aventure (la dernière en date pour l'instant).



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