Lanvil emmêlée de Michael Roch
Déconstruction des archétypes
"Ici commence une autre SF" : sans doute ceci pourrait-il être la devise inscrite "Aux portes de Lanvil", première nouvelle du fix-up Lanvil emmêlée (recueil lu en service de presse), situé dans l'univers afrofuturiste de Tè mawon – une "mégacité-champignon" (page 93) s'étendant sur toutes les Caraïbes (et accessoirement sur tout le recueil).
J'en parlais en chroniquant L'Art du vertige de Lehman, il me paraît difficile d'oublier que l'émergence de la science-fiction va de pair avec celle de l'impérialisme (suivant Istvan Csicsery-Ronay) et du colonialisme (suivant John Rieder, qui souligne la double orientation de la SF dès l'origine, satisfaction d'un désir de conquête autant que confrontation à l'altérité), voire du fascisme (suivant Aaron Santesso).
Cette parenté fondamentale se retrouve selon moi dans les archétypes de personnages mis au jour par Istvan Csicsery-Ronay pour décrire l'intrigue canonique de la SF, la technologiade : en concurrence avec un Mage Obscur (typiquement un sauvage du cru), et avec l'aide d'un Serf Volontaire (typiquement un robot) et d'un Texte-Outil (typiquement une technologie de pointe), l'Homme Habile (typiquement un ingénieur) exploite un Corps Fertile (typiquement une planète) pendant que sa Femme au Foyer l'attend patiemment.
Quand on ambitionne ouvertement, comme Michael Roch, de créer une SF décoloniale (proche du contre-exotisme à la Thomas Day, voire de la fiction-panier promue par Ursula K. Le Guin), on en vient fatalement à déconstruire ces archétypes – c'est visible, comme je le disais, dès la première nouvelle du recueil.
Très vitre en effet, nous comprenons que les deux figures qui se pressent "Aux portes de Lanvil", le Docteur Ignace, un Habile Homme en mode Savant Fou, et son Serf Volontaire, Joge-O, sa créature, ne seront pas de simples reconductions des archétypes habituels (pages 9-10) :
"Le Docteur Ignace avait gardé la barbarie ordonnée de ses idées impérialistes, l'obsession pour l'épandage de valeurs objectives, expérimentées, contrôlées, théorisées, de valeurs humaines qui siéraient à la Terre entière, si elle daignait les écouter, si elle daignait se laisser coloniser. L'Humanité, pensait-il, l'Humanité périrait dans le froid, la vérole et la torpeur, ou alors elle vaincrait, elle fracasserait les portes de Lanvil, enrichie des routes tracées par les explorateurs modernes."
Evidemment, nous pourrions remarquer, avec John Rieder, qu'une inversion des rôles, telle qu'elle est brillamment mise en oeuvre dans cette nouvelle, maintient d'une certaine manière la répartition de ces mêmes rôles ; mais Michael Roch procède tout autant à leur abolition pure et simple, notamment dans la troisième nouvelle, "jf", comme le montre cet extrait de dialogue entre jf, le Serf Volontaire, et Kamar, l'Homme Habile (page 57, avec cette technique de ponctuation déjà vue sur Les Choses immobiles) :
"– Il y a eu plusieurs révoltes dans ta famille, tes ancêtres ont été esclavisés sur ces mêmes terres. et pourtant jamais ton esprit n'a penché en fonction de la libération de ton stock de travailleurs. jamais tu n'as cherché à les débrider, avant que la loi ne t'y oblige. pourquoi ?
– Ca ne te regarde pas.
– Il n'y avait pas d'autres solutions à votre émancipation que d'asservir d'autres consciences ?"
D'autres nouvelles (la deuxième, "Avaler la terre", et la cinquième, "La Paraphrase du masque") essaient de montrer tout ce que l'acceptation de son rôle d'Habile Homme (et du Texte-Outil technologique qui l'accompagne) comprend de renonciation à soi ; voir par exemple ce passage ("Avaler la terre", page 22) :
"A l'abri dans sa chambre d'hôtel, Clod regarda le patj se refermer lentement sur sa dose de nanobots. Ils chasseraient les impuretés de son corps, sa couleur, sa langue inscrite au fond des gênes. Ils chasseraient tout de son passé. L'origine de cette chasse à l'homme, à l'homme noir qu'il était, remontait aux temps passés sur les bancs de l'université d'acoustiques, où il fallait mieux creuser la langue, quitte à la blanchir, plutôt que se limiter aux troncatures de l'héritage oral d'un créole anti-urbain."
Symptomatiquement, c'est en se défaisant (page 40) d'un de ses Textes-Outils, sa vwé+ (comprenez sa vision augmentée) que Clod sortira enfin de ce rôle de traducteur (comprenez de détective) où il s'est enfermé ; au contraire, dans "La Paraphrase du masque", la perte de son technobijou (un anneau à la Alain Damasio) est mal vécu par Kossoré, qui perd sa maîtrise sur le Corps Fertile, autrement dit la ville elle-même (page 93) :
"Ernesto, la mégalopole le diminue. Lanvil est de tours cyclopéennes, en constructions, perspectives pleines, étages d'infinis-lumineux, dédales-serpents, galeries autoportantes et passerelles ventilées, vides improbables, vides grillagés, vides comblés de réclames numériques sur les vaporisateurs de réalité augmentée, vides où le bord des grilles est garni de déchets plastiques pour que les rats et les crabes ne passent pas. Ernesto se sent ridicule et ignoré. Pas à la bonne place."
Cette perte de maîtrise de l'Homme Habile orchestrée par Michael Roch culmine sans doute dans la sixième nouvelle de Lanvil emmếlée, "Drive", dont le nom évoque irrésistiblement le film du même nom de Nicolas Winding Refn (le vrai sens du terme, celui d'une "errance" créative, comprenez une dérive à la Guy Debord, n'apparaîtra que page 194, dans la neuvième et dernière nouvelle, "Sur la ville-ruine").
Ce titre promet une figure de spécialiste taiseux, séduisant et archi-compétent (la version polar de l'Habile Homme), mais à la place Michael Roch nous offre les tribulations poético-comiques de Joe et Patson (personnages déjà aperçus dans Tè Mawon), qui n'ont rien de la dextérité du chauffeur de Drive (page 125) :
"Faut rien dire à mi puro, hein ?
Mais je vais devoir, Patson, j'ai pas envie de me faire péta à ta place, wesh ! mais parce que c'est pas ma bagnole, Patson, c'est celle de Papiyon !
T'as dit que t'avais une caisse !
Mais c'est pas une raison pour taper un frein-à-main et la foutre dans le virage !"
Envoyer dans le décor l'archétype de l'Habile Homme, c'est l'envers du travail de sape de Michael Roch sur la technologiade, travail dont l'endroit est, au contraire, la valorisation du Mage Obscur – ordinairement l'antagoniste de l'Habile Homme, et celui qui a sur le Corps Fertile une maîtrise plus "naturelle" que lui (relevant plus de la low tech que de la high tech, voir aussi la huitième nouvelle, "Ce que lé zabèy murmurent").
C'est évident dès la quatrième nouvelle, "La Clandestine", qui met en scène le personnage revenant le plus souvent (à part Lanvil elle-même) dans le fix-up (elle est citée dans "Drive" et dans "Ce que lé zabèy murmurent", et entraperçue dans "Ogou Feray, dit l'Emile" ; je reviendrai plus longuement sur cette dernière nouvelle dans la deuxième partie de cette chronique) : Man Pitak.
Comparée à la Clandestine éponyme, "une hospitalière classique" mais spécialisée dans "le soin des identités numériques" (page 72) au moyen de toutes sortes de Textes-Outils technologiques, Man Pitak n'a rien d'une Habile Femme, mais tout d'une Mage Obscure ; non seulement elle nous est présentée comme "quimboiseuse, voyante, rebouteuse" (page 71), mais ses méthodes ont l'air plus occultes que scientifiques (page 78) :
"Elle marmonne ensuite une prière, chantée d'une voix qui vibre sur deux tonalités à la fois, et agite un hochet, une petite calebasse aux perles d'argile et vertèbres d'anciens serpents, aujourd'hui tous disparus. Elle invoque le lwa des Kat kwazé. Ses bagues, autour de ses locks, s'embrasent, ses plumes sifflent. Elle entre en connexion, non, elle traverse ce que nul ne peut voir."
Tressage des polyphonies
"Connexion", ce mot trahit sans nul doute le projet à l'oeuvre derrière cette déconstruction des archétypes science-fictifs à laquelle se livre Michael Roch : plutôt que de valoriser un rapport distancié (celui de l'Habile Homme) au Corps Fertile (à la ville et, surtout, à la terre qui est dessous), Lanvil emmêlée privilégie celui, beaucoup plus étroit, qu'entretient un Mage Obscur avec le même Corps – par exemple, une Man Pitak.
Notez au passage que tout ceci se fait sans le moindre angélisme, Michael Roch étant bien conscient des défauts inhérents à la nature humaine – ou comme le rappelle pages 211-212, dans la neuvième et dernière nouvelle ("Sur la ville-ruine"), le personnage de Téodo Dantè :
"Je vous le répète : habiter, c'est détruire. Mais c'est parce qu'il y a destruction que l'équilibre peut naître. C'est parce qu'il y a des ténèbres que la lumière existe. Habiter, c'est mofwazé le monde constamment, et le tenir, là, dans la tension continue entre l'équilibre et le dérapage."
Cette insistance sur l'interaction (typique du posthumanisme critique de Donna Haraway ou de Karen Barad suivant Katia Schwerzmann) se traduit très logiquement autant dans le style (ce français métissé de kréyol à des moments choisis, dont j'ai déjà longuement parlé à propos de Tè mawon, manière notamment de faire resurgir la langue du dominé dans celle du dominant) mais aussi et surtout dans la façon de raconter.
Plutôt que d'utiliser une narration linéaire et monophonique (véhiculant une voix unique dans un ordre immuable), Michael Roch choisit d'entremêler les lignes narratives, parfois en décalage temporel, et de multiplier les points de vue (on pense évidemment à Alain Damasio, dont Michael Roch reconnaît l'influence dans cet entretien avec Frédérique Roussel, mais aussi parfois à la Catherine Dufour d'Outrage et rébellion, notamment sur la sixième nouvelle, "Drive", qui n'est faite que de dialogues).
Réussir pareil "emmêlement des voix, des gens, des mots" (page 131, "Drive") en une vingtaine de pages (le format d'une nouvelle rochienne) n'est évidemment pas chose aisée ; mais avec tout le talent qu'on lui connaît, Michael Roch y arrive fort bien, par exemple en disposant les diverses scènes d'une histoire dans un ordre plus émotionnel que chronologique, voir la deuxième nouvelle, "jf", ou la cinquième, "La Paraphrase du masque" (et oui, ce n'est sans doute pas un hasard si, avec une intention similaire, Thomas Day employait la même technique dans Dragon, quoique avec un numérotage strict des séquences).
Dans la quatrième nouvelle, "La Clandestine", l'intervention de Man Pitak est émaillée de flash-backs de précédentes "missions", qui servent à éclairer la ligne principale (enfin, "éclairer" est vite dit, puisqu'il s'agit avant tout de scènes nocturnes) ; en mélangeant cette technique du décalage temporel avec celle du changement de voix (comme dans "Drive") ou de point de vue (comme dans la huitième nouvelle, "Ce que lé zabèy murmurent"), Michael Roch en vient, dans les septième et neuvième nouvelles, à des structures virtuoses, mais toujours au service du sens.
La septième nouvelle, "Ogou Feray, dit l'Emile", est en effet construite en miroir : de part et d'autre de la séquence originelle, étiquetée par un point (page 148), se répondent cinq lignes temporelles, étiquetées par 6, 5, 4, 3 et 2 points, suivant leur ordre chronologique (la nouvelle est donc dans l'ordre 6A-5A-4A-3A-2A-1-2B-3B-4B-5B-6B au lieu d'être dans l'ordre chronologique 1-2A-2B-3A-3B-4A-4B-5A-5B-6A-6B).
Cette structure est loin d'être une coquetterie, elle est en parfait accord avec le fond de l'histoire, qui décrit les différentes interactions de duos de personnages (Mün et Man Livè en 6, Palo et madame Livèr en 5, Palo et Kéva en 4, Dron Dé et Rovè Kat en 3, Dénitem et Legrès en 2) avec une intelligence artificielle de catégorie 4, l'Emile éponyme, qui les attire comme un trou noir (on retrouve le thème du cannibalisme introduit dans la première nouvelle, et repris dans la quatrième et la cinquième).
Au passage, notez l'usage par Michael Roch d'une "échelle de catégorisation des technoconsciences" (page 214) empruntée à Ray Nayler ; lors de sa récente dédicace de La Montagne dans la mer au Divan, ce dernier faisait remarquer que, pour lui, cette échelle n'avait pas au fond de réelle pertinence, ce dont Michael Roch est bien conscient selon moi : quoique de catégorie 4, l'Emile va pouvoir dialoguer sur un pied d'égalité (le mot figure page 150) avec Rovè Kat, qui lui est pourtant "supérieur de deux points" (toujours page 150).
L'égalité dans les relations, c'est certainement une des valeurs cardinales de Lanvil emmêlée en général, et de "Ogou Feray, dit l'Emile" en particulier, avec ce retournement narratif qui change l'inquiétant (l'Emile tel qu'il est dépeint au début, sans parler de la désorientation induite par la structure narrative) en familier – l'Emile nous apparaît au final comme l'image même de la nature, avec laquelle il convient de se réconcilier, voire de la ville, comme l'explique la page 155 :
"Man Livè sait que l'Emile fils-titan de Lanvil et des consortiums de l'Assemblée, est à l'image de sa mère. Lanvil mange les corps. Lanvil ronge les esprits."
Cette thématique des relations à pacifier se retrouve dans la neuvième et dernière nouvelle, "Sur la ville-ruine", qui entremêle cette fois-ci quatre lignes narratives, alternant régulièrement :
– la ligne étiquetée par un nombre pair de deux-points (de 0 à 10) et un seul point est contée à la première personne (parfois collective) par Luvline, qui pénètre avec ses amies dans un immeuble hanté ;
– la ligne étiquetée par un nombre pair de deux-points (de 0 à 8) et deux points est contée à la première personne (souvent collective) par un esprit, Grand Zongle Dé (qui va bien sûr interagir avec la bande de filles de la première ligne, on le devine assez vite ;
– la ligne étiquetée par un nombre impair de deux-points (de 1 à 9) et un seul point suit, dans une narration à la deuxième personne, la sénatrice Fara Bonis, enquêtant sur une mystérieuse anomalie du sol (découlant à l'évidence des deux précédentes lignes) ;
– enfin, la ligne étiquetée uniquement par un nombre pair de deux-points (de 2 à 10) nous présente l'interaction entre Téodo Dantè, à la première personne, et Fara Bonis, toujours à la deuxième personne (on comprend vite que cette ligne vient chronologiquement après les trois autres).
Ici aussi, la désorientation se dissipe très vite, au fur et à mesure que nous comprenons vers quoi le récit se dirige, à savoir, comme tout le recueil au fond, vers une réflexion sur notre façon d'être au monde, à construire sur les leçons tirées du passé (page 210) :
"Le territoire déshabité est à l'image de la vie même – et quand le monde s'y installe, il y cultive non pas ses rêves ou ses utopies, il y laboure son humanité dans la tension du tout-chaos, son humanité compromise ou estimable, fragile, virulente, il y enterre ses fardeaux par respect ou par nécessité d'oublier, mais surtout – il y sème sa dignité. Il cultive sa dignité qui transcendera le temps mauvais et construira l'Histoire."
Après un détour par une phase de transition, symbolisée par la nouvelle précédente, "Ce que lé zabèy murmurent", cette dernière nouvelle nous présente en effet la Nyulanvil, la Lanvil d'après Lanvil, concluant le recueil sur une note (relativement) optimiste quant à la possibilité d'un autre monde, débarrassé du capitalisme (donc du colonialisme) – ce sont les hommes et les femmes qui font les villes, non l'inverse.
On l'aura compris je l'espère, Michael Roch est de ces auteurs talentueux qui détruisent les archétypes de la science-fiction pour mieux y habiter, la peuplant d'une "pensée diverselle" (page 59, "jf") à laquelle elle n'a pas toujours été habituée ; et Lanvil emmêlée est un recueil d'une extrême cohérence et d'une extrême qualité, qui vaut autant pour lui-même que comme complément à Tè mawon.
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