Arborescences de Chi Hui, Aiki Mira & luvan
Le principe de la (nouvelle) collection de l'Asiathèque, "Abécédaire de l'imaginaire" (dont cet Arborescences, lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio, constitue la lettre A), c'est d'enrichir les propositions de la revue allemande Kapsel, en ajoutant une strate française (ici luvan, excellent choix) à la strate allemande (ici, Aiki Mira, non moins excellent choix) déposée sur le terreau chinois initial (ici, Chi Hui).
Au vu de ce processus éditorial, il est extrêmement tentant (et je succomberai bien sûr à la tentation) de lire les trois nouvelles d'Arborescences comme autant d'étapes d'une véritable dialectique à la Hegel :
– la thèse serait "Le Nid" de Chi Hui, une nouvelle faussement classique qui déconstruit, non sans ironie (amère), le récit pulp archétypique de conquête spatiale, et la prétendue supériorité de l'explorateur solarien (comprenez "humain") sur les autochtones de Tantatula ;
– l'antithèse serait "Une fluctuation dans le vide" d'Aiki Mira, qui déplace cette relation de supériorité dans un univers cyberpunk où Tantatula (jamais nommée) est présente sous forme de rêve poursuivi par la narratrice asservie de l'histoire ;
– la synthèse, enfin, serait "Marginalia" de luvan, qui replace le rapport de domination (sexiste ce coup-ci) sur une planète, Keqin, tout en conservant l'idée que Tantatula offre, peut-être, un meilleur avenir à des humaines mutées que leur patrie originale, Terra.
C'est bien sûr un résumé extrêmement sommaire des liens subtils tissés entre les trois textes, que je vais maintenant m'efforcer d'examiner plus en détail, en suivant l'ordre dialectique donc (et en insistant sur ce qui, dans un texte, va être repris dans le texte suivant).
Thèse: Chi Hui
Dans "Le Nid" (texte à la troisième personne traduit par Gwennaël Gaffric, déjà vu à l'oeuvre ici sur l'excellent Bracelet de jade), nous sommes en plein dans la classique opposition entre humains techno-civilisés et autochtones en apparence plus frustres, comme le personnage de Chen Qingyan se le remémore page 25 :
"Le réseau circumstellaire avait à peine dix ans. C'est à ce moment-là que les humains avaient pour la première fois rencontré les insectes géants de Tantatula et les dociles Tanla. Ils avaient exterminé les premiers et signé un traité de paix avec les secondes. Depuis lors, les routes appartenaient aux Solariens, et la terre au peuple tanla."
La suite de la nouvelle fera apparaître que ce résumé de la situation contient deux imprécisions de taille, mais nous aurons compris bien avant cela à quel point les Solariens plaquent indûment leur grille de lecture humaine sur des phénomènes locaux qu'ils ne comprennent en fait pas du tout (page 31) :
"Quel peuple étrange, pensa-t-il. Seules les femmes connaissent une vraie naissance, alors que les hommes doivent être élevés pendant deux ans à partir de ces fruits..."
Au passage, notez que ce statut d'arborescent des mâles, cultivés donc par les femelles, ne sert pas qu'à baptiser le recueil, il nous montre que les Tanla, contrairement aux humains, sont du côté de la fiction-panier promue par Ursula K. Le Guin – la fiction-pot, pourrait-on dire ici en suivant les pages 27-28 :
"Deux ou trois Tanla n'étaient pas de trop pour soulever les pots. Avant l'arrivée des humains, tous les arborescents étaient plantés directement dans le sol. Mais la vie des Tanla avait été profondément bouleversée. Comme elles pouvaient être chassées à tout moment pour les exigences de la construction de la boucle circumstellaire, elles devaient en permanence pouvoir emporter leurs arborescents avec elles."
De leur côté, les Solariens, qui dégainent leur blaster à la vue du moindre cocon (voir page 31 ou 42), ne valent clairement pas mieux que les engagés du Starship Troopers de Verhoeven, ce que Chi Hui ne manque pas de souligner de façon mordante (page 38) :
"Leur seul objectif se résumait désormais à ce slogan : tirer toutes les balles et larguer toute les bombes. Il serait de toute façon trop délicat de les rapporter à la base."
La chute (efficace) de la nouvelle confirmera cette vision sans concession des humains, vus (non sans raison) comme des sales gosses qui auraient bien besoin de grandir (une vision que Chi Hui aurait peut-être nuancée dans un format plus long, mettons une novella à la Adam-Troy Castro).
Antithèse : Aiki Mira
Aiki Mira est sans aucun doute la révélation de ce petit recueil, avec une nouvelle si magistrale qu'on peut s'étonner que ses romans (Neongrau, Neurobiest ou Proxi) n'aient pas été remarqués par une maison d'édition française (mais y a-t-il vraiment un créneau cyberpunk entre le Lucien Raphmaj de Capitale Songe et la Sabrina Calvo de Toxoplasma ?)
"Une fluctuation dans le vide" repose pourtant sur une intrigue cyberpunk devenue classique, les tribulations d'un programme informatique (une "structure artificielle") cherchant à accéder à la vie réelle (on pense aux héros de Matrix, mais surtout, en raison de l'attention portée à la corporéité, au Puppet Master du premier Ghost in the Shell de Mamoru Oshii).
Ici, néanmoins, peu de combats spectaculaires, mais une longue suite de métamorphoses qui rapproche la vie de la narratrice de celle d'une Tanla ; du reste, Tantatula (jamais nommée) sera présente en filigrane comme un idéal à atteindre (exactement comme la Fée Bleue dans l'AI de Spielberg donc, mais en beaucoup plus réussi selon moi), voir par exemple page 55 :
"A mes côtés la petite larve grogne, frétille – à la recherche d'un son quelconque, elle s'extirpe seule de son sommeil et commence à émettre des bruits, d'où émergent des mots. Des phrases. Peut-être. Des histoires.
Il existe des planètes. Toutes les histoires commencent comme ça.
Il existe des planètes dotées de gravité. Il y pousse des corps, comme si c'était de l'herbe."
Cette quête de corporéité (qu'elle finira par mener en compagnie d'une âme-soeur) amène la narratrice à traverser, exactement comme dans un roman picaresque, plusieurs couches de la société très hiérarchisée où elle vit – comme Chi Hui, Aiki Mira se retrouve donc à décrire divers rapports de domination, par exemple celui que les Gaming-girlz exercent sur leurs bots.
En revanche, contrairement aux humains décrits dans "Le Nid", la narratrice vit l'altérité (fondamentalement grotesque, au sens de "difforme") comme une occasion de changement plutôt que comme une menace (pages 60-61) :
"C'est la première fois que je vois des visages si nus, si crus. Tout y est déformé – fondu ! – par l'exposition directe aux radiations cosmiques. Les pirates exhibent presque fièrement leurs ulcères et leurs mutations. En armure légère. Balafres et prothèses bien en vue. Le corps marqué par les batailles. Devant leur apparence sans filtre, je suis terrifiée comme face au feu d'une étoile mourante, et pourtant je demeure incapable de détourner les yeux."
Ce vertige tout science-fictif, la narratrice ne cessera de l'éprouver, jusqu'à la fin : "Une fluctuation dans le vide" est rythmée par les occurrences d'une "sensation déroutante" (pages 50, 53, 59, 62, 64, 65, 68, 70, 76, 78, 79, 89), celle de flotter dans un environnement sans gravité, que ce soit réellement ou métaphoriquement – seule la prise de conscience de l'inexistence (permanente ou momentanée) de son corps peut la pousser à en désirer un.
Contrairement au "Nid", le finale de la nouvelle n'engage pas toute l'humanité, mais il comprend bel et bien un changement d'échelle, et équivaut, sur le plan personnel, à une manière d'apothéose intime digne de L'Homme qui rétrécit de Richard Matheson.
Synthèse : luvan
De luvan, on s'attend toujours (en tout cas moi) à l'excellence, et une fois de plus on n'est pas déçu avec ce "Marginalia", qui se présente comme une longue lettre (émaillée des notes de sa mère, d'où le titre) adressée par Elevtheria (prénom grec signifiant "liberté", tout un programme) aux humains de Terra.
A Aiki Mira, luvan emprunte l'idée que Tanlatula, nommément mentionnée cette fois, offrira peut-être une porte de sortie aux humaines génétiquement modifiées qui vivent sur Keqin (mais je ne m'étendrai pas sur le sujet, vu qu'il arrive tard dans l'histoire, donc que le risque de la spoiler est trop grand) ; à Chi Hui, elle emprunte l'idée que les humains originels regardent avec mépris les femmes de Keqin, trop éloignées des leurs (page 98) :
"Etablies de manière temporaire car on ignorait les conséquences des mutations sur nos appareils reproductifs, les pouponnières sont devenues une indispensable commodité. Vous nous avez reproché cette rupture de paradigme.
De mammifères à ovipares.
Vous souhaitiez qu'on se passe de vous sans se passer de vous."
On l'aura deviné au vu de cette première citation : malgré ces emprunts aux deux précédentes nouvelles, luvan fait du luvan, et nous parle de la vie d'une communauté de femmes, et des deux catastrophes majeures qu'elle va avoir à affronter (toutes deux déclenchées par l'incompétence, voire par la haine, des Solariens, un peu comme chez Chi Hui, mais en moins catégorique).
Tout comme la narratrice mise en scène par Aiki Mira, Elevtheria perçoit la différence, ici celle de sa celle de sa soeur Norah, comme une chance à préserver, quitte à défier (?) l'autorité de ses mères (page 109) :
"Norah ressemblait aux autres enfants. Yeux sombres et aveugles, poings serrés, poils drus et verdâtres sur tout le corps, respiration sifflante et pleurs sans larme. Son aura, pourtant, la manière humble et certaine dont elle occupait l'espace, dont son esprit s'alignait au mien déjà, fouillait pour y chercher sa propre identité, tout cela était autre.
Nous étions dans le connu et dans l'inconnu.
J'étais dans l'amour."
On pense fugitivement, mais en beaucoup plus apaisé, aux Coucous de Midwich de John Wyndham, mais je n'en dirai pas plus pour ne pas trop spoiler, et je me contenterai d'une dernière citation, qui souligne la différence de pensée qui s'est finalement établie entre les femmes de Keqin, ouvertes à l'autre, et les Solariens, fermés à tout (page 128) :
"Voyez-vous, grand singes, se déplier la canopée des interrogations cosmiques ? Ce que vous ne percevez qu'à travers vos instruments vogue en superaltitude, là. Cela passe sur nos têtes, nous observe, nous connaît. Nous choisit."
Comme chez Chi Hui, le finale de la nouvelle engagera (peut-être) tout le destin de l'humanité, tout en restant, comme chez Aiki Mira, à hauteur de femme – une conclusion en beauté pour la nouvelle, autant que pour le recueil.
On l'aura compris je pense, ces Arborescences sont une lecture indispensable (en prime, l'objet-livre est très chic, même si son prix s'en ressent un peu du coup).
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