mardi 19 novembre 2024

L’imaginaire de l’anthropocène

Philofictions – Des imaginaires alternatifs pour la planète d'Ariel Kyrou


Effiction


Souvenez-vous de ce qu'a déclaré, en pleine flambée d'une pandémie qui aurait dû être l'occasion pour l'humanité d'une remise en question salutaire, un homme politique que le futur verra sans doute comme l'incarnation même du capitalisme : nous sommes en guerre – et il est indubitable, pour le dire vite et mal, que le capital mène une guerre, non seulement contre tout virus capable d'enrayer pour un temps sa mécanique mortifère, mais aussi et surtout contre la planète toute entière, qu'il épuise au-delà du raisonnable (qu'il épuise tout court, en fait).


Pour quiconque se souvient (comme Paul Ricoeur) des remarques de Marx sur l'idéologie (comme superstructure sécrétée par et nourrissant les structures sociales, l'infrastructure), il est non moins évident que cette guerre se joue aussi au niveau des imaginaires, et que dès lors il serait peu opportun, comme le font certains militants écologistes imprégnés malgré eux de la méfiance platonicienne envers la fiction, d'abandonner ce terrain aux capitalistes.


C'est l'une des premières choses qu'Ariel Kyrou remarque (page 19) dans son passionnant essai sur les Philofictions, ces fictions qui nous poussent tout à la fois à réfléchir, à les aimer, et à aimer l'altérité (notez que je rendrai compte de cet ouvrage, lu en service de presse, dans un ordre quelque peu différent, et en convoquant d'autres références fictionnelles, histoire de mieux montrer l'intérêt des concepts abordés) :

"L'abandon des imaginaires au nom de ce qui serait la réalité équivaut à laisser les récits, mais aussi les concepts de l'époque, qui bouillonnent et agissent en nos têtes, entre les mains de la publicité, de la propagande, du storytelling marketing, de l'ingénierie sociale, du transhumanisme, du solutionnisme technologique, d'une logorrhée politique aux airs de pétainisme ou, sur un registre encore plus archaïque, de l'absolutisme identitaire ou religieux."


Dans ce passage, il y a un présupposé, qu'Ariel Kyrou ne manque pas de déplier : les fictions agissent – et de préciser (page 22), dans la lignée de Peter Szendy et Dominiq Jevrey :

"Selon ma perspective, au spectre plus large que la leur, devient une effiction toute fiction lue, vue ou vécue, dont les acteurs ressentent indiciblement ou constatent consciemment les transformations tangibles sur leur vie, leurs actions, leurs créations, leurs rapports au monde et in fine leur capacité de construction individuelle et collective de leurs 'à-venir'."


Ariel Kyrou n'a hélas pas à aller bien loin pour trouver un exemple (sombre) d'une telle effiction (et accessoirement clouer le bec du lecteur ou de la lectrice sceptique), l'actualité lui en fournit à foison (page 142, passage inspiré des travaux de Wu Ming 1 sur l'attaque du Capitole du 6 janvier 2021) :

"Un peu plus tard dans l'Illinois et au Texas, ce sont deux jeunes femmes qui se saisissent des armes à leur disposition pour sauver les 'enfants-taupes' enlevés par la Cabale, société secrète qui contrôle la moitié du monde et organise des rituels où le sang de ces jeunes victimes est bu afin de procurer aux fidèles – dont Hillary Clinton – une éternelle jeunesse. Autant de fictions qui, une fois effictives, ont failli générer des massacres immondes, alors même que ses autrices rêvaient de corriger le monde. De le transformer pour le meilleur."


Ces fictions toxiques, ne serait-ce parce qu'elles ne s'affichent pas comme des fictions, mais comme la Vérité suprême d'un monde sinon incompréhensible, Ariel Kyrou les baptise schizofictions, parce qu'elles coupent leurs adeptes du reste du monde (étant donné qu'Ariel Kyrou s'inspire aussi, à l'occasion, de Deleuze & Guattari, les promoteurs de la schizophrénie comme emblème de l'inséparation, on peut discuter le choix de ce terme, mais pas le fait qu'il recouvre un vrai concept, j'y viens).


Quoique Ariel Kyrou rejette globalement la pensée binaire héritée de Platon (j'y reviendrai dans la troisième partie de cette chronique, consacrée précisément à cette inséparation de fait), il est intéressant de comparer (comme deux pôles d'un même continuum mettons, c'est l'inséparation en droit, celle qui fait progresser la connaissance scientifique, mais qui sert aussi de fondement à l'exploitation capitaliste de la nature) ces schizofictions aux philofictions qu'il met par ailleurs en avant – cela nous permettra notamment de comprendre pourquoi elles diffèrent dans leurs modalités d'effiction (immédiate pour l'une, plus lente pour l'autre, j'en reparlerai à la fin de cette chronique).


Au contraire des schizofictions, qui sont détestées par ceux ou celles qui y croient (au point de prendre les armes contre elles), les philofictions peuvent être passionnément aimées par ceux ou celles qui les expérimentent sans y croire, suivant un mécanisme qui m'évoque plus la fameuse cristallisation de Stendhal que la viralité (page 110, ouverture de la deuxième partie, précisément consacrée à cet amour des fictions) :

"Les larmes de la dame du Musée de l'Homme lorsqu'elle était jeune ou de l'adolescente Dominique Gonzalez-Foerster face à Soleil vert au milieu des années 1970 témoignent des effets 'thymiques' d'oeuvres de fiction, de certains passages de romans, de scènes de films ou de séries particulièrement saisissantes. C'est-à-dire de leur capacité à toucher directement nos émotions, à nous affecter fortement avant même tout travail d'intelligence. La raison est ici devancée. Le choc du ressenti installe dans notre mémoire l'épisode. Celui-ci se mélange ensuite dans notre tête à une ribambelle d'autres images et de souvenirs pouvant potentiellement lui être reliés, de désirs affirmés ou non, d'impression parfois chaotiques, de croyances plus ou moins établies également."


(Dans le même ordre d'idée, il y a l'influence du Vertigo d'Alfred Hitchcock d'après Boileau-Narcejac sur Chris. Marker, ou encore celle du Tombeau des lucioles d'Isao Takahata d'après Akiyuki Nosaka sur toutes celles et tous ceux qui l'ont vu trop jeune ; au passage, on voit qu'une philofiction est d'abord "un objet sensible, presque anodin" avant d'être une source de questionnements, comme Ariel Kyrou le souligne page 41.)


Prototopie


Evidemment, une question se pose : qu'est-ce qui peut expliquer (à part le masochisme) l'amour (donc le compagnonnage intime, des années durant) pour une oeuvre de fiction aussi déprimante que, par exemple, le Soleil vert de Fleischer ? Ariel Kyrou répond notamment à cette question en comparant le film avec un autre, beaucoup plus dispensable, décrivant lui la fin du monde (page 120) :

"Aussi dur que soit son contexte dans un univers dystopique, Soleil vert ne bloque pourtant pas le devenir, autorisant le public à s'y projeter voire à en espérer vaille que vaille des voies de sortie, par la grâce de l'empathie, du lien entre humains, et entre humains et non-humains. La comédie contemporaine Don't look up: Déni cosmique laisse à l'inverse le public à l'extérieur de son champ de sens, simple spectateur ne pouvant que constater la fin de tout, condamné – au mieux – à se dire que l'humanité devrait écouter les savants, ces tenants de la Vérité."


Dit autrement, Soleil vert est du côté du questionnement (philosophique) à la Dick plutôt que de l'affirmation péremptoire à la Guieu (page 143), et c'est bien ce qui contribue à en faire une philofiction (et pas une schizofiction) pour Ariel Kyrou, qui insiste précisément (dans la première partie de son essai, ici page 60) sur la nécessité pour une philofiction de se tenir dans un entre-deux fécond, ni utopique ni dystopique (accessoirement, cela permet aussi de conjurer l'injonction "moi ou le chaos" que nous adresse le capitalisme par la bouche de l'homme politique que j'évoquais en introduction de cette chronique) :

"Elle gagne à prendre la forme de ce que le chercheur Yannick Rumpala nomme une prototopie, soit un espace cognitif inédit, préliminaire à tout jugement, projetant le public dans un ailleurs fictif se reconnaissant comme tel. L'exercice d'anticipation doit être à même d'ouvrir de nouvelles possibilités de vivre, selon d'autres règles et valeurs, en dépit même de la probabilité du pire, sans jamais choisir définitivement entre la dystopie et l'utopie. Glissant des éléments d'espoir ou du moins d'ambiguïté dans ses mondes sinistres, à la façon de l'écrivain John Brunner au coeur de Tous à Zanzibar (1968) ou de Sur l'onde de choc (1975), la dystopie s'ouvre et mute de la sorte en une prototopie."


Cet inédit et cette nouveauté dont parle ici Ariel Kyrou passe (la plupart du temps) par ce que Darko Suvin (et Istvan Csicsery-Ronay après lui) appelle un novum et considère comme le coeur même de la science-fiction, dont la philofiction serait donc une manière de sous-genre, ou du moins de déclinaison, adaptée à nos temps troublés ; du reste, Ariel Kyrou décrit page 51 la SF comme "l'imaginaire de l'anthropocène", même si, pour moi, il y a au moins un texte de fantasy philofictif, donc en prise sur notre époque (j'en parle plus loin).


Ce novum induit le lecteur à vivre une véritable expérience de pensée (page 45, avec au passage une piste d'explication pour l'articulation entre polar et SF, souvent discutée ici, notamment à propos de l'Isolation de Greg Egan, du Gnomon de Nick Harkaway ou du Quitter les monts d'automne d'Emilie Querbalec) :

"Ce décalage affirmé vers l'inconnu est proche en cela d'une expérimentation scientifique, artistique ou métaphysique. Il suscite des énigmes et appelle des enquêtes auquel le public est appelé à se livrer. Il crée un espace ouvert et mystérieux. La pensée, l'imagination, la spéculation du lecteur ou de la spectatrice sont invitées à combler ses béances."


Cette interrogation s'incarne souvent en ce qu'Ariel Kyrou appelle (page 80, toujours dans la première partie de son essai) un personnage philofictionnel (qui est donc une figure de l'altérité, j'y reviendrai) : le robot recyclé sauvage de Becky Chambers, le furtif d'Alain Damasio, (page 84), le oankali d'Octavia Butler (page 168)... mais aussi, ai-je envie d'ajouter (et pas seulement parce que cette chronique n'aurait jamais existé sans lui), le Chanteforme de Ray Nayler.


(Au passage, notez que ces personnages peuvent aisément être classifiées, non pas en suivant leur caractère plus ou moins probable, hard ou soft donc, mais en fonction de leur statut par rapport au changement qu'ils représentent : chez Damasio ou chez Butler, ils en sont avant tout le vecteur, ce qui en fait quasiment "des anges", comme Ariel Kyrou l'entrevoit page 170 ; au contraire, chez Chambers ou Nayler, ils en sont plutôt le produit, au sens où ils sont avant tout le fruit d'une évolution plus ou moins parallèle à celle de l'humanité.)


L'enjeu de la philofiction (et l'objet de la troisième partie de l'essai d'Ariel Kyrou) est dès lors de savoir quel positionnement adopter vis-à-vis du personnage philofictionnel et de l'altérité (parfois difforme, Istvan Cscisery-Ronay dirait grotesque) qu'il incarne : la considération (au sens que la philosophe Corine Pelluchon donne à ce mot) ou la domination ? (Comme je le disais à propos de La Montagne dans la mer : votre relation, vous la voulez horizontale ou verticale ?)


De ce point de vue-là, la philofiction la plus pure est sans aucun doute Solaris (autant le texte de Lem que son adaptation par Tarkovski), au sens où le personnage philofictionnel s'y confond avec un paysage, remettant en cause la distinction classique que nous faisons entre un organisme et son milieu – or pour pouvoir dominer autrui, il faut d'abord l'avoir isolé...


Inversement, pour pouvoir considérer autrui (et entretenir avec lui une relation amicale, cette phyllia qui se retrouve dans le mot philofiction), il faut l'avoir auparavant mentalement placé sur un même plan, dans un même écosystème, comme le dit Ariel Kyrou page 179 à propos de Becky Chambers (mais la même phrase s'appliquerait sans doute tout aussi bien aux Sentiers de Recouvrance d'Emilie Querbalec) :

"Le sésame philosophique reste le refus de toute séparation, permettant à la fois le maintien des liens anciens et l'accueil sans arrière-pensée d'étrangers dans sa sphère d'amitié."


Le mouvement narratif typique d'une philofiction (mais aussi, si l'on suit Joël Malrieu, du genre fantastique, qui en serait donc le précurseur), ça serait donc cette dialectique qui mène un personnage (et le lecteur ou la lectrice avec lui) d'un sentiment de séparation (envers un personnage philofictionnel radicalement perçu comme Autre) vers un sentiment d'inséparation (de proximité envers le même personnage philofictionnel, finalement perçu comme un parent proche, malgré la distance initiale, qui persisterait en filigrane).


(Au passage, notez que cette considération finale d'autrui n'a rien à voir avec L'Expulsion de l'Autre dénoncé par Byung-Chul Han et mis en scène par Olga Ravn dans sa philofiction Les Employés, au sens où il ne s'agit pas, comme dans le monde numérique, de phagocyter l'Autre en y étendant son Moi ; ceci dit, Byung-Chul Han fait peu ou prou le même constat d'altéricide que Dominique Quessada, donc qu'Ariel Kyrou, même s'il n'en tire pas exactement les mêmes conclusions.)


Inséparation


Ariel Kyrou convoque ici le concept d'inséparation, qu'il emprunte donc à Dominique Quessada, mais qui remonte au moins à Spinoza (d'ailleurs évoqué page 176) et à sa fameuse remarque : l'homme n'est pas dans la nature comme un empire dans un empire, un sujet autonome dans un milieu autonome ; il est au contraire fait d'interactions (et s'en prendre à la nature avec qui il est interfacé est une forme déguisée de suicide, puisque au fond il ne s'en distingue pas vraiment – voir Les Sentiers de Recouvrance d'Emilie Querbalec).


J'ai déjà souligné ici, à propos de L'Automate de Nuremberg de Thomas Day (qui serait donc lui aussi une philofiction) que cette vision spinoziste de l'humanité inter-dépendante de la nature a été reconduite par le posthumanisme critique de Donna Haraway et Karen Barad, en opposition au transhumanisme, qui repose, lui, sur la même vision du sujet autonome que les Lumières (suivant cet article de Katia Schwerzmann).


De ce point de vue-là, l'automate de Day (personnage philofictionnel s'il en est) est une image parfaite de l'homme : puisqu'il est incapable de se remonter tout seul, il est fatalement condamné à interagir avec autrui, alors que son frère, qui passe librement de corps en corps, figure assez bien, lui, l'(inatteignable) idéal transhumaniste, qui peut vite tourner au mépris d'autrui (par exemple l'handicapé ou le migrant, voir toujours l'article de Katia Schwerzmann).


Quoique en pratique le capitalisme de plateforme mise (suivant Byung-Chul Han, voir ma chronique de Vallée du silicium) sur l'inséparation numérique pour acheminer ses flux, la séparation "entre nature et culture, entre réalité et fiction, entre imagination et action" (page 206), mais aussi entre fond et forme (dirait Viduité), serait donc le maître mot autant de la schizofiction que de l'idéologie (la superstructure) adossée aux infrastructures capitalistes (pour reprendre le vocabulaire de Marx, que j'évoquais en début de chronique).


Dès lors, comme le suggère Ariel Kyrou page 130, séparer les deux luttes, idéologique (contre la pensée de la séparation) et matérielle (contre les infrastructures capitalistes, qui tirent profit de l'inséparation numérique autant que de la séparation physique), serait faire le jeu de "l'ennemi" (et s'exposer à la récupération, le reproche que Frédéric Lordon adressait peu ou prou à Bruno Latour) :

"La bifurcation écologique ne nécessite-t-elle pas un mutation politique, donc des représentations nouvelles autant que des leviers d'action sur le réel, les deux étant inséparables ?"


Si la pensée de la séparation a une longue histoire derrière elle, il en va de même pour les oeuvres qui la contestent, comme Ariel Kyrou le fait d'ailleurs remarquer en conclusion (page 244), en s'interrogeant sur la parenté de notre époque avec d'autres plus lointaines :

"Avec ce début des temps modernes, où les voies de feu et de terreur de l'Inquisition espagnole puis de sa nouvelle soeur romaine ont répondu à l'apparition de chemins de traverse d'une vision moins anthropocentrique, plus sorcière ou plus scientifique du monde ?

Les oeuvres hybrides et fictions philosophiques de la première moitié du XVIe siècle comme L'Utopie de Thomas More, le Pantagruel ou le Gargantua de Rabelais n'étaient-elles pas d'ores et déjà des philofictions, même si d'une façon totalement différente des contes de Li-Cam ou de Becky Chambers ?"


La réponse à cette dernière question devrait être évidente pour quiconque a lu (aidé de son anti-migraineux favori) la chronique que je consacrais il y a peu à La Sonde et la Taille de Laurent Mantese (qui serait donc une philofiction de fantasy, avec Colin comme personnage philofictionnel) : comme l'explique Bakhtine, le travail thématique de Rabelais (dont Mantese s'inspire fortement) consistait précisément à réunir des séries que l'église de son temps avait indûment séparées (couvrez ces manifestations corporelles que je ne saurais voir).


Le simple fait que la philofiction, tout comme la séparation qu'elle défie, ait une aussi longue histoire (dont les romanciers s'inspirent de plus en plus, soit dit en passant ; je l'ai maintes fois souligné ici, par exemple à propos de La Nuit du faune de Romain Lucazeau), cela suffirait à éclairer une de ces différences radicales d'avec la schizofiction : là où la haine instillée par cette dernière peut pousser relativement rapidement à l'action, le doute semé par une philofiction peut prendre son temps pour germer (et encore, si le terrain lui est favorable) – effiction brutale d'un côté, effiction lente de l'autre.


Ariel Kyrou le remarquait dès la page 73, dans un passage me semble-t-il empreint autant d'espoir que de mélancolie, qui pourrait servir de conclusion à cette (trop longue) chronique :

"L'enjeu, difficile mais en rien sacrificiel, serait de considérer les fictions philosophiques les plus poétiques et politiquement émancipatrices comme des graines à semer pour les mondes de demain et après-demain. Au contraire d'un Elon Musk, incapable d'envisager de ne pas vivre lui-même la colonisation de Mars, j'accepte l'idée que je ne verrai sans doute pas les premières pousses de la plupart de ces plantes philofictionnelles. Elles seraient un cadeau, aussi incertain que prometteur, pour les générations futures."





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire