Machine qui rêve de [Philippe] Tome & Janry [& Stéphane de Becker]
Spirou et Fantasio sont dans un bateau.
Fantasio tombe à l'eau.
Qui reste-t-il ?
Philip K. Dick.
Cette (mauvaise) devinette (inspirée par celle posée par Fantasio dans la planche 13 de Luna fatale, page 123 de l'Intégrale 16, celle qui contient aussi Machine qui rêve), c'est la meilleure manière que je connaisse de résumer le choc qu'a pu représenter, en son temps, le dernier album réalisé par le fameux tandem Tome & Janry sur la série Spirou et Fantasio – album controversé, mais devenu depuis culte, non sans raison nous le verrons.
A tout seigneur, tout honneur : l'envie de relire (et de chroniquer) Machine qui rêve m'est venue en parcourant l'ouvrage Spirou et Fantasio – Les incroyables aventures d'explorateurs de leur temps, qui s'est télescopé dans ma mémoire avec une émission de la Salle 101 (que je serais bien en peine de retrouver).
Par ailleurs, je parlais récemment de ces créateurs (Manu Larcenet ou Philippe Valette) qui abandonnent l'humour pour des oeuvres science-fictives magistrales (La Route ou L'Héritage fossile), alors pourquoi ne pas parler du cas le plus emblématique de ce type de métamorphose, Machine qui rêve ?
Si l'album peut parfaitement être lu pour lui-même (et apprécié pour la façon dont il fait tenir une intrigue dickienne en 44 planches), il est difficile d'oublier qu'il s'inscrit, en général, dans une des plus célèbres séries franco-belges et, en particulier, dans le run réalisé dans les années 80-90 par Tome & Janry sur la série.
Quoique principalement consacrée à Machine qui rêve, cette chronique dira donc un mot, à titre de comparaison, des deux précédents albums Spirour et Fantasio de Tome & Janry, Le Rayon noir et Luna fatale, réunis avec Machine qui rêve dans le même volume (16) de l'Intégrale.
Dans leur préface (qu'il convient de lire après les histoires si vous ne les connaissez pas), Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault (comme beaucoup de critiques) créditent Tome & Janry d'avoir modernisé la série (et donc renouvelé son lectorat), par exemple en créant "un nouveau personnage récurrent comme Vito Cortizone" (page 7).
Cette affirmation mérite toutefois d'être relativisée, notamment parce que cette parodie de Vito Corleone (le protagoniste du Parrain de Puzo, mis en images par Coppola) recourt exactement aux mêmes clichés de gangsters qu'Hergé dans Tintin en Amérique (de même, Spirou à Moscou louche du côté de Tintin chez les Soviets).
Philippe Tome reconnaît du reste (page 8, entretien de 2013) avoir eu délibérément recours à "des images connues de tous" (comprenez des clichés), nécessaires selon lui "lorsqu'on fait de la BD d'humour" – à titre de comparaison, le New York qu'il décrit dans Soda (dessiné par Bruno Gazzotti) est beaucoup plus réaliste que celui, ouvertement caricatural, de Luna fatale.
Cette obligation de "montrer des caricatures à chaque page" (toujours page 8), couplée à l'interdiction contractuelle qui leur était faite d'éviter "toutes allusions aux questions raciales" (page 11, contrat de 1982, mais on est alors en 1992), c'est précisément la contrainte à l'origine du Rayon noir, dont Tome & Janry ont (dit-on) imposé le concept en débarquant grimés à la rédaction du journal.
Derrière ce titre inspiré d'un des romans les plus sentimentaux de Jules Verne (Le Rayon vert) se cache en fait une satire mordante du racisme ordinaire de la France profonde, que n'aurait pas reniée le Frédéric Fajardie de La Théorie du 1% (du reste, outre l'idée du Noir "parachuté" dans un petit village, on retrouve dans Le Rayon noir la même image des "polichinelles sortant du terroir", voir la planche 28, page 88 de l'Intégrale 16).
Tome & Janry y utilisent un humour burlesque digne de Chaplin (Le Dictateur) ou Lubitsch (To be or not to be) pour raconter ce qu'il advient à Champignac quand le comte invente un appareil à noircir la peau – comme le résume fort bien Vito Cortisone, égaré là par pur hasard (planche 37, page 97) :
"C'est le rayon ! Il aurait fait le bonheur d'un tas de gens pas très honnêtes, d'accord ! mais pour une montagne de fric ! alors que là... il va faire le malheur de tout un village pour pas un rond !"
Ceci dit, les fins connaisseurs de Spirou et Fantasio ne manqueront pas de remarquer que la thématique du racisme était déjà présente dans la série dès la création du village de Champignac par Franquin : souvenez-vous du bohémien accusé à tort, à la place du comte, des mystérieux phénomènes se produisant au village...
Malgré quelques maladresses, comme ce crieur public qui se découvre soudain une passion pour la trompette bouchée une fois changé en Noir (planche 35, page 95), et un découpage très classique (l'album à un taux de cases prenant la largeur d'une page par planche de seulement 0,14, contre 0,36 pour Luna Fatale, et 1,11 pour le révolutionnaire Machine qui rêve), Le Rayon noir demeure, encore aujourd'hui, une fable très efficace (le policier qui demande systématiquement ses papiers à tout Noir lui adressant la parole, et rajoute "Monsieur" après coup, voir les planches 22 et 33, pages 82 et 93).
Le Rayon noir mérite donc amplement l'Alph-art jeunesse (9-12 ans) qu'il reçut alors à Angoulême ; mais sur le plan science-fictif (celui qui m'importe ici), il faut bien reconnaître que l'invention du comte de Champignac est dans la lignée de tous les gadgets technologiques très pulp qui peuplent les pages de Spirou et Fantasio – aucun vertige dickien en vue, l'intrigue étant d'ailleurs parfaitement linéaire.
Luna Fatale ne va pas changer la donne, puisque le gadget (caché au coeur de l'intrigue, donc je ne le détaillerai pas) ne va même pas déboucher sur une satire sociale, juste servir l'objectif (faussement iconoclaste selon moi, j'y viens) que se sont donné Tome & Janry pour ce tome : faire advenir dans la série ce que Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault appellent dans leur préface (page 25) "la libération des moeurs".
Avec le recul, on peut se demander si faire entrer le guy code dans la bande dessinée était vraiment une si bonne idée que ça – les féministes apprécieront la réaction de Fantasio quand Spirou évoque sa première rencontre avec Luna, planche 9, page 119 (à la décharge de Tome & Janry, le reste de l'album est moins maladroit) :
"Hahaaaa ! T'as son numéro ? T'as rendez-vous ?"
En fait, ce que Philippe Tome perçoit comme un défaut à corriger à tout prix, le fait que "jusque-là le héros était un personnage complètement asexué" (page 24, entretien de 2014), c'est précisément ce qui pouvait faire l'intérêt de Spirou (ou de Tintin, voire de leur ancêtre à tous, Sherlock Holmes), pour un certain lectorat (minoritaire à l'époque, avouons-le), le même qui a pu déplorer les blagues libidineuses du Petit Spirou.
Bâtir un album entier sur la réputation de "célibataire endurci" (planche 6 page 116) de Spirou, c'était prendre le risque d'accoucher d'une histoire inégale telle que Luna fatale, dont le passage le plus drôle est peut-être celui de l'exposition de Fantasio (planches 10-12, pages 120-122), avec un humour voisin de celui du Fantasia chez les ploucs de Charles Williams (auteur beaucoup plus torturé que ses romans humoristiques ne le laissent supposer, soit dit en passant).
Si Luna fatale est indubitablement l'histoire la plus faible de cette Intégrale 16 (malgré une planche d'ouverture magistrale), elle aura au moins eu le mérite de préparer le terrain pour le retour de Seccotine (pardon, Sophie) dans Machine qui rêve, dans le rôle classique de la "meilleure amie" (planche 10) qui rêverait parfois d'être plus qu'une amie... mais n'anticipons pas.
La première chose qui frappe dans Machine qui rêve, à part la couleur noire des espaces entre les cases (qui ne blanchiront que pour l'épilogue, planche 44, page 204 ; le reste du temps, le numéro de page se fond dans le noir, je ne le mentionnerai donc pas) et la colorisation quasi monochromatique de Stéphane de Becker (qui fait là de l'excellent travail), c'est le dessin des personnages – le chara design, comme on dit dans "la bande dessinée japonaise", dont Janry avoue l'influence (page 32, entretien de 2012).
Au lieu d'être ronde comme dans les albums précédents (et comme dans beaucoup de franchises jeunesse, à commencer par celles de Disney), la tête de Spirou (ou de Fantasio) devient ovale, comme dans le dessin réaliste ; de même, au lieu d'être de simples points noirs troués d'un petit point blanc, les yeux deviennent blancs avec des pupilles noires – et les changements sont loin d'être finis.
Dans Le Rayon noir, Spirou abandonnait son calot de groom au moment de sa transformation en Noir (planche 13 page 73), suscitant l'inquiétude de Fantasio ("Le chapeau de Spirou.. orphelin ! Il s'est passé quelque chose !" planche 18, page 78) ; dans Luna fatale, Luna chipe son couvre-chef fétiche à Spirou dès le début de l'album (planche 7, page 117), ne le lui rendant qu'à la fin (planche 43, page 153) ; dans Machine qui rêve, il n'apparaît tout simplement pas une seule fois.
Le calot n'est pas le seul "accessoire" de Spirou à être congédié : même si Spip est présent, son rôle dans Machine qui rêve se borne essentiellement à somnoler (planche 4 ou 6), à se cacher (planche 35) ou à faire de la figuration dans la scène finale (planche 38 ou 43), plutôt que d'accompagner Spirou dans les scènes d'action – dit autrement, il est présent dans à peine 11% des planches de Machine qui rêve, contre 55% dans Le Rayon noir et 57% dans Luna fatale (si j'ai bien compté).
On peut en dire autant de Fantasio (d'où ma devinette initiale) : celui qui sert si souvent de faire-valoir comique à Spirou (tiens, tiens) ne figure guère que dans la scène d'ouverture (planches 4-6), où il part en voyage, laissant à Spirou le soin d'écrire la critique du film qu'ils viennent de visionner ensemble (planches 1-3), et en arrière-plan dans la scène finale, comme Spip (planches 38 et 43) – lui aussi n'est donc présent que dans 11% de l'album, contre 57% dans Le Rayon noir et 45% dans Luna fatale (peu ou prou les mêmes statistiques que Spip donc).
Je viens de le dire, c'est un film, donc une histoire dans l'histoire, qui ouvre Machine qui rêve ; et bien qu'il fasse sourire Spirou et Fantasio (planche 4), une de ses répliques ("cet homme est dangereux", planche 1) reviendra à trois reprises dans l'album (planches 25 et 32), essentiellement pour signaler que la fiction s'est invitée dans la réalité, mais aussi pour dénoncer les réactions stéréotypées des médias devant une chasse à l'homme – l'humour absurde du Fabcaro de Zaï zaï zaï n'est pas si loin.
L'absurdité, voilà sans doute le maître mot du monde (quasiment sans humour) où évolue le Spirou de Machine qui rêve : malgré le film initial (planches 1-3) et le flash-back dans la salle d'attente du laboratoire (planches 9-10, choix délibéré de Tome de légèrement altérer la continuité de l'histoire), l'intrigue semble apparemment classique jusqu'à la planche 13 : une infiltration, une mystérieuse mise en garde (page 12), un coup d'oeil derrière un sas, et puis...
Spirou se réveille (planche 14) dans une aire urbaine désaffectée, sans comprendre comment il est arrivé là ; pire, un peu comme dans Le Procès de Kafka ou dans un thriller paranoïaque à la Philip K. Dick ou à la David Lynch (deux références également invoquées par RDB), il est traqué, sans trop savoir pourquoi, par des hommes en arme, dirigés par un homme en imperméable (qu'on n'identifiera comme le professeur Birth, le savant fou de l'histoire, que planche 43) – l'être de pure action qu'est d'ordinaire Spirou trouve ici un défi à sa mesure.
La seule conclusion qui s'impose face à autant d'incongruités (et je ne parle pas de sa "mémoire qui zappe", planche 26), Spirou n'est pas long à la tirer (planche 23, avec une colère qui ne lui est pas habituelle, mais il a rarement eu à gérer un tel manque de contrôle sur les événements) :
"Bien sûr, ha ha ! Je fais un stupide cauchemar ! Réveillez-moi ! C'est fini ! Je ne joue plus ! Temps mort !"
C'est en refaisant le parcours l'ayant mené à cette situation incompréhensible (la planche 37 rejouant les planches 12-13) que Spirou va enfin trouver une explication rationnelle (et science-fictive) aux événements, une explication qu'il serait criminel de dévoiler (disons juste qu'elle rapproche Machine qui rêve du Tsubasa Reservoir Chronicle des Clamp, qui viendra quelques années après) ; en revanche, les réflexions qui en découlent peuvent être citées sans problème (planche 43) :
"Celui qui a dit que le rire était le propre de l'homme aurait pu ajouter le cynisme, la cupidité et le mépris de la vie."
Cette dénonciation frontale par Spirou de la science sans conscience, car uniquement motivée par les potentiels "profits", c'est peut-être au fond ce qui a le plus perturbé à l'époque le lectorat de Spirou et Fantasio, certes habitué aux savants fous, mais d'une façon très pulp, un peu caricaturale, donc guère menaçante au fond, là où le professeur Birth est juste glaçant.
Après ce magistral Machine qui rêve, Tome & Janry prévoyaient de retourner à plus de classicisme avec un Spirou à Cuba dont il n'existe guère que 8 planches (reprises dans cette Intégrale 16) : on peut le regretter, mais d'une certaine manière, peut-être vaut-il mieux qu'ils aient arrêté la série sur un album aussi brillant que Machine qui rêve ?
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