vendredi 31 janvier 2025

Géographie mentale

Derrière le grillage 1 de Guillaume Chamanadjian, Sébastien Juillard, luvan (& Xavier Vernet)


Xavier Vernet


Enter the Matrix.


Visitez la Black Lodge ou la REDRUM.


Passez Derrière le grillage.


Ce n'est pas un hasard si toutes ces invitations à s'immerger dans des espaces plus mentaux que physiques ont un air de famille : non seulement deux des trois novellas ici réunies par Xavier Vernet relèvent du cyberpunk (celles de Guillaume Chamanadjian et Sébastien Juillard, luvan préférant décrire un monde post-apocalyptique déserté par la technologie) ; mais toutes trois interrogent les liens entre réalité et fiction, entre faits et mythologies, entre objectivité et subjectivité, réalisant ainsi une véritable "géographie mentale" (dixit Sébastien Juillard dans le chapitre 1 de Kawaakari, je dirai désormais Kawaakari #1).


Je commencerai ma recension par des généralités sur la nature du projet initié par Xavier Vernet, puis par un focus sur chaque texte ; comme Soleil Vert, je suivrai un ordre légèrement différent de celui du recueil (qui suit, lui, l'ordre d'écriture des textes) ; sentez-vous libre de vous ruer sur la section de cette chronique qui vous parle le plus.


Petit rappel préalable : ces trois textes passionnants ne quitteront les limbes éditoriales que si le projet de financement participatif initié par Xavier Vernet arrive à son terme (j'ai donc lu ce recueil en avant-première, en service de presse, et dans une version non finalisée, si bien que pour une fois je ne mentionnerai pas le numéro de page quand je ferai une citation ; je me contenterai du numéro de partie ou de fragment).


Vu la qualité de l'ensemble (trois UHL pour le prix de deux, pour le résumer par une formule choc), je vous invite donc vivement à jeter comme moi votre argent Derrière le grillage, ne serait-ce que parce que des projets pareils reconfigurent de fort belle manière le paysage de l'imaginaire (et non, je n'emploie pas cette métaphore par hasard).


Comme l'explique la préface de Xavier Vernet, à l'origine de chacune des novellas de Derrière le grillage il y a un seul et même lieu, marqué par un décalage entre les deux espaces (bétonné et herbeux, moderne et "antique") qu'il réunit de part et d'autre d'un grillage :

– "un espace partagé avec une douzaine de boxes de parking" (comme le décrit Guillaume Chamanadjian dans le chapitre 1 de NoirPunk, je dirai désormais NoirPunk #1) ;

– "un champ de statues" (comme l'appelle luvan dans Cant, au troisième fragment énoncé par Maya Smallbody, que j'abrégerai ici en MS 3) ou un "jardin aux statuettes" (comme le baptise Sébastien Juillard dans Kawaakari #9).


Cette "subtile incongruité" (dixit Guillaume Chamanadjian, NoirPunk #1) ne pouvait que déclencher un "choc esthétique" chez l'enfant qu'était alors Xavier Vernet – ou chez l'adulte qu'il est devenu, qui s'inventerait un souvenir d'enfance pour compenser un présent traumatique, l'extinction mémorielle progressive de son père (on sait depuis les travaux d'Elisabeth Loftus combien la mémoire est plastique, donc pas forcément fiable ; Sébastien Juillard le rappelle d'ailleurs dans Kawaakari, notamment dans le chapitre 5).


En parlant ainsi de "choc esthétique" à propos d'un lieu, Xavier Vernet remonte (sans le savoir ?) aux sources même de notre modernité culturelle, quand Thomas Whately s'empressait d'appliquer au paysage la triple distinction que Joseph Addison venait d'inventer dans l'esthétique naissante (je renvoie à cet article de Justine de Reyniès pour plus de précisions) :

– le grandiose, devenu plus tard le sublime, à savoir ce qui nous dépasse au point de nous inspirer une certaine terreur ;

– le beau, ce qui nous plaît pour le dire vite (Kant rajoutera des conditions à cette définition de base) ;

– l'étrange, l'incongru, le dépareillé, plus connu sous le nom de grotesque (au sens de difforme et non de risible).


Si vous me lisez régulièrement (vous êtes alors sans doute un peu maso), vous savez que la première et la troisième catégories esthétiques sont précisément celles mobilisées par la science-fiction (et l'imaginaire en général, soit dit en passant), du moins si l'on en croit The Seven Beauties of Science-Fiction d'Istvan Csicsery-Ronay (ouvrage capital, hélas non traduit en français ; Xavier Vernet préfère se référer à L'Art du vertige de Serge Lehmann, mais selon moi la théorie de ce dernier est plus limitée et moins pertinente, je crois l'avoir montré dans ma chronique).


Si vous avez également lu la chronique que je consacrais à L'Affaire Crystal Singer (qui n'est d'ailleurs pas sans rapport avec Derrière le grillage), vous savez aussi qu'Istvan Csicsery-Ronay décrit également l'intrigue canonique de la SF, la technologiade, qui mobilise six archétypes ; l'un d'entre eux est le héros, l'Habile Homme (typiquement l'ingénieur vernien), et un autre est l'endroit où il exerce ses talents, le Corps Fertile (typiquement une planète étrangère).


Ce "choc esthétique" qu'est le grotesque (au sens d'étrangeté donc) peut parfaitement être véhiculé par ce Corps Fertile (songez au Solaris de Lem) : rien d'étonnant donc à ce que l'espace grillagé de Xavier Vernet puisse devenir, chez Guillaume Chamanadjian, Sébastien Juillard ou luvan (et peut-être bientôt chez d'autres), cette "saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explications" chère à Manoel de Oliveira (il définit ainsi le cinéma qu'il aime dans un entretien avec Jean-Luc Godard recueilli notamment dans le tome II de Godard par Godard).


Face à ce système de signes à première vue incompréhensible que constitue le "jardin" de Xavier Vernet (transposé dans le futur dans les trois cas), chaque novella va présenter (exactement comme dans L'Affaire Crystal Singer) une (ou plusieurs) femme(s) en quête précisément d'explications – l'Habile Femme remplace donc l'Habile Homme, et c'est selon moi significatif d'une science-fiction (moderne) qui renonce à l'exploitation (du Corps Fertile) au profit de la compréhension.


Dit autrement, Guillaume Chamanadjian, Sébastien Juillard et luvan ont répondu de façon étonnamment cohérente à la contrainte thématique posée par Xavier Vernet (qui remarquait déjà dans la préface que le choix de la science-fiction plutôt que du fantastique l'avait surpris) ; cette cohérence est me semble-t-il révélatrice d'une allégeance commune à cette science-fiction qui se rappelle qu'elle est avant tout une "poétique de l'altérité" (suivant Jean-Marc Gouanvic) – la philofiction d'Ariel Kyrou, quoi.


(NB : les trois novellas de cette première livraison de Derrière le grillage étaient censées aussi obéir à une contrainte formelle, comporter 111.111 signes ; mais Sébastien Juillard s'en est ouvertement affranchi, et d'après le compteur de Libre Office, Guillaume Chamanadjian a fait de même ; je n'ai pas vérifié pour luvan, qui utilise ceci dit des signes tellement atypiques que tout compteur risquerait l'implosion – tout ça pour justifier pourquoi j'ai peu parlé de cette contrainte, secondaire pour moi donc.)


Guillaume Chamanadjian


Seul ou en compagnie de Claire Duvivier, Guillaume Chamanadjian s'est fait un nom dans la fantasy ; ses thuriféraires (dont je ne faisais pas encore partie, j'avoue) découvriront ici (probablement avec ravissement) qu'il sait aussi faire du cyberpunk (et du méta-polar) de la plus belle eau.


D'entrée de jeu (en NoirPunk #1 donc), Guillaume Chamanadjian fait du "jardin" de Xavier Vernet un espace mental, qui a une signification particulière pour son héroïne, Myriam, une spécialiste de machine-learning éthique, égarée dans un monde aussi amoral que le nôtre :

"C'est comme une propriété immobilière virtuelle. Un espace qui n'appartient qu'à moi, sur lequel je construis un décor avec tous les détails possibles. C'est une forme d'art-thérapie. Ca me fait beaucoup de bien."


On le devine bien avant la confrontation finale (en NoirPunk #8), cet espace virtuel a un lien fort avec le réel, plus précisément avec le passé de Myriam (Guillaume Chamanadjian a aussi retenu de l'histoire de Xavier Vernet un lien avec le père qui m'évoque personnellement La Solitude du coureur de fond, le film de Tony Richardson d'après la nouvelle d'Alan Sillitoe, je n'en dirai pas plus pour ne pas spoiler) – du reste, ce décor virtuel paraît même à Myriam plus réel que le réel (NoirPunk #4) :

"Même le steak de sa mère lui avait semblé fade lorsqu'elle l'avait glissé dans sa bouche. Le réel lui était éthéré. Pour ressentir, il lui fallait ces électrons, ce coil whine, ces feuilles. Son jardin. Maladie ? Sensibilité exacerbée aux stimuli neuronaux ? Etrangeté au réel ?"


Se replonger dans la réalité de son passé, et notamment retrouver deux de ses meilleurs amis d'antan, David Ishida et Mehdi Chourif, ses partenaires (avec Jennifer) pour la création d'un jeu de rôle intitulé NoirPunk, c'est l'opportunité que le capitaine Quemener d'Europol va offrir à Myriam, en lui demandant de ré-enquêter sur le fondateur mythique d'une crypto-monnaie, Yagami (double allusion au manga Death Note et à Satoshi Nakamoto), qui semble tout droit sorti de... NoirPunk, précisément (NoirPunk #2) :

"Une oeuvre de fiction, des années avant le vrai Yagami. Une oeuvre qu'elle avait co-écrite.

Quelqu'un l'avait lue. Lue et utilisée. Yagami. Merde."


On retrouve ici le thème (classique depuis le Frankenstein de Shelley) de la créature qui échappe (en apparence ?) à son créateur – et Yagami évoque d'autant plus fortement le Puppet Master de Ghost in the Shell que Guillaume Chamanadjian décrit Myriam jeune comme ayant "quatorze ans, et pas vraiment le physique du major Kusanagi" (NoirPunk #4).


On retrouve aussi le thème (typique du méta-polar) de la mise en abyme, et surtout de l'enquête policière qui tourne au vertige métaphysique, Myriam se retrouvant peu à peu à enquêter sur sa propre identité ; et si cette enquête aboutit (d'une certaine manière), c'est parce que (comme parfois dans le méta-polar) absolument tout dans le monde de Myriam est devenu un indice (le moindre détail anodin de NoirPunk se révélera au final signifiant, donc faites bien attention).


Quoique les idéaux de jeunesse de Myriam retrouvent une certaine vigueur à la fin (évoquant fugitivement des oeuvres comme le Gnomon de Nick Harkaway), la tonalité dominante est me semble-t-il une mélancolie voisine de celle irriguant l'Armageddon Rag de George R. R. Martin (que des iconoclastes comme moi placent au-dessus du Trône de fer, soit dit en passant) – voir par exemple cette remarque de Myriam en NoirPunk #3 (avec sans doute une allusion au mythe de la Caverne de Platon, dont on sait l'importance pour le cyberpunk, voir Matrix) :

"Impressionnant comme une décennie de vie d'adulte se résumait aussi vite. Comme si à quarante-et-un ans, on n'était plus que l'ombre de ses passions passées, projetées sur un mur aveugle et rêche."


En fait, c'est sur les murs de son "jardin" que Myriam a projeté ses émotions, les détachant ainsi de soi (les aliénant dirait un marxiste), mais ouvrant aussi la possibilité de se les réapproprier au terme d'une quête personnelle doublant l'enquête policière – ici l'équivalence entre paysage et personnage, classique depuis le romantisme, joue à plein régime, amorçant ainsi avec bonheur ce qui sera un des thèmes majeurs de cette première livraison de Derrière le grillage.


Sébastien Juillard


Il faudrait pour grandir oublier la frontière faisait déjà la preuve du talent de Sébastien Juillard ; Kawaakari le confirme amplement – en témoigne cette phrase digne de l'ouverture du Neuromancien de Gibson (Kawaakari #6) :

"Au-dessus de nous des insectes susurraient dans l'air blanc xénon."


Comme Guillaume Chamanadjian, Sébastien Juillard a choisi le méta-polar cyberpunk (mâtiné ici de biopunk, comme le prouveront les prochaines citations) pour illustrer le thème proposé par Xavier Vernet, mais en se positionnant de l'autre côté du grillage – je veux dire en adoptant, plutôt que le point de vue de la chasseuse (le major Kusanagi), le point de vue de la créature tentant d'échapper à ses créateurs (le Puppet Master donc, mais aussi Néo, Morpheus et Trinity dans Matrix).


Nous l'apprenons dans Kawaakari #5 (mais elle évoque sa "fuite" dès Kawaakari #2), Ayame, la narratrice, a été créée "par les généticiens de Karakura" à partir du corps (optimisé) et surtout du "connectome" (épuré) d'une personne morte (si vous pensez fortement à Ray Nayler, c'est normal, Kawaakari brasse le même genre de réflexions sur la conscience que La Montagne dans la mer, voir cet entretien avec Gromovar) :

"Tout avait pris racine au sein d'un jour blanc, dans un noyau dense d'émotions informulées. La chambre où je m'éveillais était vaste, impeccable vue d'artiste : coton de magazine déco, courbes plastiques, angles inoffensifs et palette de couleurs cooptée par trois décorateurs d'intérieur imperméables au doute."


Face à toute cette neutralité soigneusement organisée, le fouillis de l'espace grillagé proposé par Xavier Vernet (redevenu ici un espace bien réel, quoique) va incarner au contraire quelque chose d'organique, qui fait subitement retour (à la Proust) dans la mémoire censément effacée d'Ayame (Kawaakari #2) :

"Lorsque j'ai entraperçu les statuettes de l'autre côté de la grille, j'ai eu l'impression que quelque chose d'étranger à moi-même prenait racine dans ma mémoire, sans égard pour tout ce que j'étais parvenu à construire ces dernières années, et s'y faisait passer pour un souvenir, y sollicitait toute l'attention.

C'aurait pu être un neurovirus, mais mon sang charriait assez de nanomedics pour me prémunir contre ce genre d'infection."


"Débâcle mémorielle" comme le suggère un psyrurgien (Kawaakari #5) ou vraie chance de consolider son identité vacillante ? Entre deux parties de cache-cache avec Karakura, Ayame mène l'enquête, mettant au jour un ensemble de récits se répondant de part et d'autre du temps avec une précision troublante – ainsi le couple décrit dans une nouvelle inspirée par ce "jardin" à un avatar japonais de Jacques Yonnet sera l'écho de ses parents, l'homme, placide et tourné vers le passé, et la femme, colérique et tournée vers le futur.


Le jeu de reflets ne s'arrête pas là, puisque la ville toute entière, avec le jardin en son sein, va devenir l'image même de la mémoire résiliente d'Ayame, qui écrira hardiment, dans la lignée de Derek Parfit (Kawaakari #7) :

"Tokyo est semblable à un organisme doté d'une mémoire. Tout lieu tire son identité de faits objectifs, descriptibles, ainsi que de son aspect physique, descriptible objectivement lui aussi. Mais une part tient à la somme des souvenirs de ceux qui ont fréquenté ce lieu. Et ces souvenirs forment une fiction collective qui partage davantage à l'identité que le reste.

En fin de compte, tout lieu est d'abord un récit."


En fusionnant ainsi personnage et paysage, Sébastien Juillard pousse à l'extrême le concept de la combinaison permettant, dans Ghost in the Shell, de se fondre dans le décor ; une des scènes de l'anime où cette fameuse combinaison était présente, la "scène sous l'averse", est d'ailleurs convoquée en filigrane me semble-t-il dans Kawaakari #13 :

"Il pleuvait à seaux lorsque je déverrouillai le container. Une bourrasque m'arracha la porte des mains, cribla de gouttes l'alu profilé. Les rafales lourdes d'une mousson finissante."


L'histoire comprenant un poignant #14 (dont je ne dirai rien pour ne pas trop déflorer le récit), on se doute d'entrée que la confrontation amorcée en #13 va tourner court, et pas seulement parce que ses deux protagonistes sont bien visibles (contrairement à Ghost in the Shell donc) et au fond peu désireux d'en découdre :

"– Pas de trucs de rônin, gamine, lâcha-t-il d'une voix rayée au débit nerveux."


Non, exactement comme à la fin du Black Orchid de McKean & Gaiman (oeuvre qui date du temps où le scénariste était plus connu pour son écriture que pour son comportement) ou à la fin de Ghost in the Shell justement, la confrontation avorte parce qu'Ayame, comme Black Orchid ou le Puppet Master, incarne au final une forme d'espoir :

"– Les thérapies correctives sont encore imparfaites, mais dans dix ans ? Dans vingt ? Et ça ne concerne pas que les posthumains comme nous. Les réfugiés décorporés qui triment sur les gigaserveurs dans l'espoir d'obtenir des permis de séjour et des droits merdiques, qui sait dans quel était sera leur mémoire quand ils sortiront ? Et les décohérents qu'on parque dans des centres de soins en attendant qu'ils se foutent en l'air ?"


Symptomatiquement, dans cette scène qui fait entrevoir (exactement comme à la fin de NoirPunk) la portée plus vaste de l'aventure (très personnelle) vécue par l'héroïne, nous avons (enfin) l'explication du titre (une des plus célèbres expressions intraduisibles du japonais, avec le "mono no aware" utilisé par Guillaume Chamanadjian en NoirPunk #3) :

"Une lumière étincela à la surface des eaux entre les reflets des néons, puis disparut.

Kawaakari."


D'une certaine manière (puisque les textes se sont en fait écrits indépendamment les uns des autres, si j'ai bien tout compris), avec Kawaakari Sébastien Juillard a retourné en antithèse la thèse cyberpunk posée par Guillaume Chamanadjian dans NoirPunk ; dans cette configuration, le passage à un autre niveau (le post-apo) pour réaliser une (provisoire) synthèse échoit me semble-t-il à luvan (exactement comme pour le recueil Arborescences).


luvan


Présente-t-on encore l'autrice de TysT ou de Cru & Few of us (ouvrages que vous pouvez également acquérir lors de ce financement participatif, soit dit en passant) ? A l'évidence, sa passion pour les lieux atypiques, qui éclatait déjà dans Splines, la prédisposait à répondre à la commande de Xavier Vernet, en la détournant bien sûr (avec une rouerie digne de Mélanie Fazi, la seule autrice au monde à avoir répondu par Miroir de porcelaine à l'injonction de faire de la SFQ).


Chez luvan, les boxes ont en effet disparu (semble-t-il) avec le reste de la technologie dans une catastrophe tectonique, "l'affaissement du Moho" (Cant MS 15 ou 20, mais Maya Smallbody n'est pas la seule à évoquer le phénomène, il y a aussi, entre autres, Walkiria Gutierrez Campo en WGC 2 et Heike Buchbinder en HB 5 ou 7) ; luvan s'inspire ici des oeuvres science-fictives ayant fleuri, dans les années 60, autour du "projet Mohole" (d'ailleurs cité en HB 3) – voir cet article d'Elizabeth Stanway pour plus de précisions.


De l'espace double proposé par Xavier Vernet il ne reste (en apparence ?) que le "champ de statues" (Cant MS 1), plus précisément le "champ de sanamwes" (Cant MS 6), autant de "longues phrases lithiques" (Cant MS 7) articulées par une communauté majoritairement féminine – et largement incomprise par le reste du monde (on n'est donc pas loin de la nouvelle de luvan dans Arborescences), voir par exemple en WGC 12 :

"Tu appartiens à un clan occulte. De ceux qui grimpent au rift et nous regardent de haut. Une du plateau, disposant de cette vue embarrassante pour nous abaisser, nous humilier. Une qui se masque de brume."


Vous l'aurez peut-être compris au vu de cette présentation sommaire : l'enjeu du texte de luvan, c'est précisément la possibilité de l'art après la catastrophe, exactement comme il y a eu le butô après Hiroshima (la danse est d'ailleurs citée dans Cant MS 5), les Haïkus de prison après la carcéralisation du monde décrite par Antoine Volodine, les Tresses dans le narratocène de Léo Henry, voire les "sorts d'histoire" dans Les Armées de ceux que j'aime de Ken Liu.


L'influence d'Antoine Volodine est du reste patente dans le choix des patronymes (justifié en HB10 par le fait que le séisme a brassé les populations) : les narratrices, Maya Smallbody, Walkiria Gutierrez Campo, Heike Buchbinder, Tristane Bloch, Hayat Khashoggi ; les personnages secondaires, parfois seulement évoqués, Pieyra Balagoon, Mutulu Bariou, Julia Serralves, Magdalena Socorro, Nacer Sambi, Arlequin Mohr, Kacha Metha, Vicki Pronesti, Gustave & Cassandra Steer, mais aussi... Xavier Vernet (je vous ai dit que luvan était rouée, non ?) et Valerie Sutton (une danseuse, décidément...)


La différence fondamentale d'avec Volodine, c'est me semble-t-il que luvan n'est pas ici (ou pas seulement) dans une poétique de la restance (ce terme de Jean-Luc Nancy est utilisé par Lionel Ruffel pour désigner la façon dont Volodine met l'accent sur les traces et les restes ayant survécu à un anéantissement programmé, et rend ainsi l'art d'autant plus nécessaire après une catastrophe, contrairement à ce que pensait Adorno) – même si la poétesse Walkiria Gutierrez Campo avoue s'être approprié d'anciens objets technologiques en WGC 10 (on pense fugitivement à Carelman) :

"Afin de mieux écrire, il m'arrivait fréquemment de les dépiauter, de les réagencer mensongèrement l'un avec l'autre. Je façonnais ainsi des chimères. Téléradiospirateurs, Ordifers, Téléphixers, Magnétochines à pain."


Comme Emilie Querbalec, luvan me semble plutôt être dans une poétique de la recouvrance (une tentative de retrouver un nouveau lien à la Terre, le stade suivant la restance donc) – en témoigne selon moi la façon dont elle fait elle aussi une allusion (involontaire ?) aux 79 carrés de Malcolm J. Bosse, à travers la description (ici en MS 20) de l'entreprise artistique de Julia Serralves :

"Julia Serralves n'a jamais dessiné de grands territoires. Elle posait son tamis avant son regard. Elle reproduisait ensuite, le plus fidèlement possible, zone par zone du grillage, à une échelle d'un quart, ce qui se trouvait dessous. Au-delà. Par-delà. Elle appelait ça 'transcendance et reproduction', 'mascarade et pétrification'."


Dit autrement, avec les mots de Jacques Rancière, la catastrophe tectonique a amené un nouveau partage du sensible, et reconfiguré le champ esthétique (et politique) de telle manière qu'est né un nouvel art (lithique plutôt que labial), le Cant – voir ce passage (prophétique ?) en HB 5 :

"Je suis convaincue qu'il persistait en nous, dans nos corps d'avant l'affaissement du Moho, un atavisme résiduel nous permettant de comprendre les pierres, mais je date le Cant d'ici et maintenant. Hic et nunc. Et je gage que cette capacité disparaîtra lorsque tout aura re-basculé et que tout sera re-désappris. La mémoire de l'absolu vertical et de l'horizontalité totale. Alors, la pneuma en nous rétrécira de nouveau au simple souffle mammifère."


Le défi narratif auquel luvan se trouve dès lors confrontée (et qu'elle relève brillamment), c'est de restituer, avec des mots pris dans notre présent, un art futur par définition inimaginable aujourd'hui ; elle y parvient en usant de divers procédés formels, qui restent suffisamment discrets pour nous laisser apprécier le texte mais suffisamment prégnants pour nous donner une sensation d'étrangeté :

– les emprunts à d'autres langues (le Mahorais, le Koyukon, le Same du Nord), comme "sanamwe", "kkaayeh" ou "goahti", dont l'insertion dans un contexte précis permet de comprendre le sens (exactement comme pour un néologisme, rien à voir donc avec un néosème, dont on peut deviner le sens au seul vu de sa forme) ;

– les néosèmes (justement) formés par agrégation de deux mots via une manière d'opérateur de concaténation (noté ° plutôt que / ou +), par exemple "catastrophe°ruine" ou "tambours°machines" en WGC 19 (c'est une vieille astuce de SF, mais elle marche encore très bien, la preuve) ;

– les calligrammes en Alphabet Phonétique International, censés traduire le Cant, et leur version poétique (l'écart entre les deux est bien sûr significatif, les mots en API étant distribués de façon quasi-aléatoire sur la page, parfois en sens inverse de notre ordre de lecture occidental) ;

– dans certains fragments narrés par Heike Buchbinder (HB 1, 2 , 3, 4, 5, 6, 7, 9, 10, 15), la circularité induite par la répétition finale d'un mot pris dans la première phrase du fragment (une épanadiplose, comme on dit en rhétorique) ;

– le glissement des fragments narratifs de Tristane Bloch et Hayat Khashoggi vers une organisation arborescente rappelant les fameux "livres dont vous êtes le héros" (ou CYOA, rappelons que, comme Léo Henry, luvan est également autrice de fictions interactives) ;

– l'usage en TB 10, 13, 18 ou Z d'une manière de notation évoquant, en beaucoup plus complexe, celle utilisée par Alain Damasio dans La Horde du contrevent, sauf qu'il s'agit ici de transcrire la voix des pierres et non celle du vent.


Vous l'aurez compris j'espère, comme toujours luvan ne nous déçoit pas, et sa performance dans Derrière le grillage laisse augurer du meilleur pour son Nout, à paraître prochainement à La Volte.


(NB : Cant se termine par une play-list, majoritairement féminine, à laquelle j'aurais volontiers ajouté White Chalk de Polly Jean Harvey – nul doute que si vous ne connaissez que les falaises de craie blanche, vous apprécierez le Cant psalmodié par luvan, et le silence qui suit, exactement comme pour TysT.)





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