As-tu mérité tes yeux ? d'Eric LaRocca
Si Clive Barker entreprenait de réécrire Cinquante nuances de Grey, le résultat ressemblerait certainement à cette novella d'Eric LaRocca (lue en service de presse), qui nous fait évoluer entre "un rouge aussi décadent qu'une artère tranchée pleinement éclose" (page 59) et "un rouge sombre évoquant une plante tropicale rare" (page 133, dans un passage ouvertement inspiré de la nouvelle "Terreur" des Livres de sang, je n'ai pas évoqué Barker par hasard ; notez au passage que Laird Fumble invoque aussi Cinquante nuances de Grey).
Ces comparaisons, d'autant plus frappantes qu'elles sont rares, jouent dans l'intrigue épistolaire d'As-tu mérité tes yeux ? le même rôle que les histoires (de l'épluche-pommes, pages 20-21 ; de la lapine de Sumatra, pages 100-101 ; du "Petit Christ", pages 108-111; de l'oeuf, page 116 ; "du prêtre et du chat", pages 137-139) racontées par l'une des deux correspondantes (Agnes Petrella) à l'autre (Zoe Cross, qui ne racontera guère en retour qu'un de ses rêves à Agnes, pages 117-121) :
nous rappeler que "la planète est carnivore" (page 86).
La prédation étant (hélas) un des comportements humains les plus répandus, il est extrêmement tentant de comparer la fiction d'Eric La Rocca avec la réalité, que ce soient "des histoires d'emprises réelles vécues dans mon entourage ou rapportées régulièrement par la presse" chez Feyd Rautha ou le romance scam chez Gromovar (même si à mon avis la novella lorgne plutôt du côté du scambait à la Shiver MeTimbers).
Il me semble toutefois que le projet d'Eric LaRocca n'était pas forcément d'écrire l'histoire de prédation ultime, celle qui surclasserait toutes les autres et nous clouerait sur notre siège, mais simplement d'offrir une version archétypique de ce genre d'histoires – un modèle qui puisse servir à analyser finement les ressorts (autant linguistiques que psychologiques) de ce type de relations toxiques (et sans la complaisance qu'y voit, à tort selon moi, Laird Fumble, mais je suis peut-être naïf).
Outre la forme épistolaire (propice à estomper les détails trop singuliers au profit de la trame générale, tout en conservant suffisamment de particularités pour nous interpeller) et l'annonce préliminaire de la fin fatale (nous forçant à nous concentrer sur le "comment"), le choix des noms et des pseudonymes des protagonistes, éminemment symboliques, me semble significatif de cette volonté d'Eric LaRocca :
– la victime s'appelle Agnes Petrella et a pour pseudo "Agnes in Wonderland", ce qui trahit à la fois son caractère ingénu (voir l'usage que Molière ou Giraudoux font du prénom Agnès) et sa croyance en un certain merveilleux, mais aussi son incapacité à décrypter les intentions (malveillantes) d'autrui (n'oubliez pas que les difficultés de l'Alice de Lewis Carroll avec les conventions sociales incompréhensibles des adultes ont pu être vues comme une allégorie de l'autisme, même si Agnes n'est absolument pas TSA-codée selon moi) ;
– la bourrelle s'appelle Zoe Cross (soit la vie en grec et la croix en anglais) et a pour pseudo "Crushed Marigolds" (aka "calendulas écrasés"), ce qui trahit à la fois sa proximité avec le bourreau du "Petit Christ" des pages 108-111 en particulier et le peu de cas qu'elle fait de la vie (d'une salamandre ou d'Agnes) en général.
Cette répartition apparemment bien définie des rôles (entre le Petit Chaperon Rouge et le Loup) ne doit pas faire oublier que, comme dans tout conte fantastique, même complètement réaliste comme ici (non, les deux termes ne s'opposent pas forcément d'après Joël Malrieu), le phénomène (Zoe Cross) auquel est confronté le personnage (Agnes Petrella) ne fait au fond que refléter ses désirs profonds, enfouis dans le vide de son être – dans un de ses rares éclairs de lucidité (pages 85-86), Agnes reconnaît d'ailleurs cette vacuité :
"Je crois que nous nous sentons vides la plupart du temps, et que nous faisons seulement semblant de remplir ce vide avec des rires, des pleurs, des excuses – tout ce qui peut nous aider à nous sentir humains."
...ou inhumains, puisque c'est probablement le seul adjectif connu de ce "trou noir" (page 119) qu'est Zoe ; dans le même passage (page 86 donc), où Agnes commente une des épreuves que lui a imposé Zoe, "un acte d'affirmation" comme elle dit page 57, elle se reconnaît une nature de prédatrice (tout en restant persuadée que Zoe ne s'en prendra jamais à elle, alors qu'elle le fait déjà depuis au moins cinquante pages) :
"J'ai passé tellement d'années à oublier que j'avais des dents, moi aussi."
Evidemment (Gromovar l'a remarqué avant moi), cette impression d'avoir trouvé l'âme soeur, celle qui non seulement parle mais aussi parvient à nous faire (faussement bien sûr) écouter "le langage de l'émancipation et du développement personnel" (dixit Moreau Vazh), c'est une des modalités les plus répandues de ce sentiment de fatalité qui fonde la relation d'emprise – et qui justifie qu'après les événements de la troisième partie, Agnes retourne finalement vers Zoe (page 115) :
"Tu es la seule personne de toute ma vie qui ne m'ait pas demandé de partir"
Autre remarque significative d'une relation toxique et de l'échelle de valeurs dévoyée sur laquelle elle s'appuie (page 117, avec sans doute un clin d'oeil à la nouvelle "Un humaniste" de Romain Gary) :
"Quelqu'un d'autre me ferait des choses bien pires"
Avant d'en arriver à ce stade où sa vie n'a de sens qu'entre deux nuances du pire, toutes déterminées par Zoe, Agnes avait pourtant reconnu (page 20) le caractère viral du langage, donc perçu (quoique trop abstraitement sans doute, à la Burroughs) la possibilité de se laisser influencer par autrui ; elle aurait donc pu, comme nous, comprendre ce qui n'allait pas dans le discours de Zoe (évidemment, il aurait fallu pour ça qu'elle soit dans une situation émotionnelle différente, auquel cas Zoe ne s'en serait sans doute pas pris à elle).
Entre autres mensonges et contradictions (Zoe déclare ainsi se soucier de son "portefeuille" page 27, avant de faire inexplicablement étalage de "générosité" pages 39 ou 42, plaçant ainsi Agnes en position de débitrice), je me contenterai de relever la façon dont Zoe répond, par deux fois (page 92 et pages 124-125), au désir le plus profond d'Agnes (taisons lequel pour ne pas déflorer l'intrigue) :
– "Je crois qu'il existe une solution pour qu'on obtienne toutes les deux ce qu'on désire."
– "J'ai réfléchi, moi aussi – réfléchi à des façons dont nous pouvons toutes les deux obtenir ce que nous voulons.
Je crois que j'ai trouvé une solution, mais j'appréhende de t'en faire part par e-mail."
Dans les deux cas, comme la dernière citation le laisse deviner, la solution proposée sera bien sûr complètement extravagante, mais le problème n'est pas là : il est dans l'usage que Zoe fait d'un vocabulaire rationnel pour parler d'un désir d'Agnes, mais surtout dans la façon dont elle prétend concilier ce désir avec le sien, alors qu'elle n'en a en fait manifesté aucun – il est évident que ce soi-disant compromis ne vise qu'à pousser Agnes dans une direction imprévue (c'est un modèle de gaslighting, quoi).
Du reste, Zoe elle-même reconnaîtra (page 152) ses manipulations, à un moment où Agnes est allée beaucoup trop loin dans leur relation pour pouvoir accepter la réalité (du coup, on est en droit de s'interroger sur la sincérité de Zoe à ce moment précis ; pour elle, comme tout prédateur, la "franchise" invoquée pages 24,31, 37, 87 ou 152 n'est qu'un masque, ou bien une arme, la dernière de toutes) :
"Pour me montrer tout à fait franche avec toi, certaines des choses que je t'ai fait faire n'étaient motivées que par mon égoïsme. Certaines d'entre elles n'étaient que le fruit de mes lubies – parier sur ta capacité à résister et me demander jusqu'où tu irais avant de craquer."
On l'aura compris je l'espère, Eric La Rocca mène parfaitement à bien son ambition de faire d'As-tu mérité tes yeux ? une fable sur la prédation à la fois instructive et divertissante – instructive si vous êtes une Agnes Petrella dans l'âme, divertissante si vous êtes plutôt du genre Zoe Cross (ce n'est visiblement pas le cas du Maki).
NB : je ne pense pas avoir mérité mes yeux en écrivant cette chronique ; nul doute en revanche que Mélanie Fazi, en traduisant Eric LaRocca, a mérité les siens (ne vous laissez donc pas abuser par la longueur de cette UHL, le faible nombre de protagonistes mais surtout la fluidité de l'ensemble raccourcissent considérablement le temps de lecture).
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