jeudi 2 janvier 2025

Comme des tiques

Les Armées de ceux que j'aime de Ken Liu


Suivant la blogoSFère (par exemple Boudicca, CélineDanaé, le Maki ou Yuyine), cette novella de Ken Liu (lue en service de presse) ne serait pas le genre de texte à vous recâbler instantanément les neurones (comme, mettons, L'Homme qui mit fin à l'histoire, malgré un semblable rapport au passé, j'y reviendrai) ; mais comme le fait remarquer Feyd Rautha, "il y a un truc qui gratte le fond du cerveau" dans ce texte (ce qui suffirait selon moi à en faire une oeuvre majeure).


Heureusement, pour décrypter le "truc" en question, l'éditeur a obligeamment placé après Les Armées de ceux que j'aime (primitivement pour d'obscures raisons juridiques, mais peu importe, tant ce rapprochement est pertinent) un mode d'emploi, la brève et brillante nouvelle Alter (dont je recommanderai presque la lecture avant la novella, si elle n'avait pas traumatisé autant de mes confrères et consoeurs de blog, Laird Fumble excepté).


Dans une langue poétique (parfaitement rendue par Pierre-Paul Durastanti), Alter décrit "un pèlerinage" (pages 105, 114 ou 121) comprenant trois étapes éminemment symboliques du destin de l'humanité :

– "le Royaume du Vide-Mort" (page 107), un paysage de désolation renvoyant à une apocalypse nucléaire (et quantique) ;

– "le Royaume du Flux-Altération" (page 112), marqué par la prise de conscience que "tout est Changement" (page 114, cette allusion à Héraclite étant précédé d'une citation de Blaise Pascal) ;

– "le Royaume de l'Espoir-Moisson" (page 105), ou le renouveau (agricole, mais pas que) qui s'ensuit.


Plutôt que ces étapes, qu'on retrouvera peu ou prou dans Les Armées de ceux que j'aime, ce qui compte c'est le "changement de perspective" (page 116, Jacques Rancière dirait le nouveau partage du sensible) qui les a motivées, à savoir l'abolition de la distinction mortifère entre nature et culture, exactement comme dans les Tresses de Léo Henry, inspirées notamment des théories de Philippe Descola ; c'est très clair page 115 :

"L'écosphère et la technosphère ne sont pas des royaumes distincts, mais un domaine continu. De même qu'il n'y a aucune limite entre les grains de sable criblant la plante de mes pieds et les cellules formant mon corps, il n'y en a pas davantage entre le naturel et l'artificiel – le monde n'est qu'un vaste moteur dont nous sommes les rouages vivants."


Penser le contraire, comme le fait encore l'homme occidental, c'est entrer dans une logique suicidaire de domination et d'exploitation, donc commettre la même erreur que celle faite par les anciens dans le monde de Franny Fenway, l'héroïne des Armées de ceux que j'aime (j'y viens enfin, avec un extrait de la page 41) :

"Les anciens ? Egoïstes, arrogants, corrompus. Ils croyaient posséder le monde, convoitaient ce qui ne leur appartenait pas, voulaient contrôler l'univers et desséchaient les pensées, les changeant en ombres."


Dans cet univers d'après la catastrophe écologique, celle-là même qui nous pend au nez ("des tsunamis, des séismes, des inondations et des ouragans", page 63), les humains ont survécu en se réfugiant sur des "villes errantes" (page 27), donc en déléguant à une technologie leur volonté de mobilité infinie, et en abdiquant enfin leur hubris – voir la page 28 :

"On ne se déplace jamais entre les villes. C'était l'un des plus graves péchés des anciens : ils parcouraient la Terre entière sur des engins vénéneux comme si ça ne prêtait à aucune conséquence, s'envahissaient, se mélangeaient, répandaient des maladies et des fléaux. Ils enfreignaient les frontières et les limites."


Corollaire (nécessaire ?) de cette abdication, l'usage de la technologie, notamment de l'électricité, a fortement reculé, au point d'être perçu comme de la magie ("la magie des anciens", page 31, avec une application inattendue de la troisième loi de Clarke), et de donner lieu à des pratiques évoquant fortement La Guerre du feu de Rosny aîné (toujours page 31) :

"Les gardiens chassent la nuit, en général. La seule chose qui parvienne à les éloigner, c'est la lumière électrique. Les localités humaines éparses sont construites sur les dernières sources électriques encore fonctionnelles autour de Boss. Les exilés et les proscrits n'ont aucun accès à l'électricité, et les gardiens les abattent sans merci. Les bouteilles pouvant contenir de l'électricité et permettre aux groupes de chasse de camper quelques nuits dans la nature sont aussi rares et précieuses que la vodka ancienne non diluée."


Ajoutez à ce tableau un autre corollaire (nécessaire ?) de cette abdication, la raréfaction des livres et le retour à une culture orale (le poème de Walt Whitman qui donne son nom à la novella est transmis à Franny par bribes, sous forme de "sorts d'histoire", voir notamment la page 19, qui fait évidemment penser au Fahrenheit 451 de Bradbury, mais aussi, encore une fois, aux Tresses de Léo Henry), et vous comprendrez pourquoi Feyd Rautha ou Laird Fumble trouvent la novella fondamentalement déprimante – sauf que...


Stricto sensu, indépendamment de la façon dont on juge cette régression culturelle et technologique (par exemple en la comparant avec celle à l'oeuvre dans Nausicaa de la vallée du vent de Miyazaki, influence revendiquée par Ken Liu), dans Les Armées de ceux que j'aime l'humanité a survécu et trouvé un équilibre (viable ?) : cela seul suffit à faire de la novella une "utopie régressive" – une appellation que Cédric Chauvin utilise pour désigner le modèle théorique rejeté par Régis Messac, pourtant auteur de Quinzinzinzili.


Pour être plus précis, Les Armées de ceux que j'aime (comme Quinzinzinzili) me semble constituer fondamentalement ce qu'Ariel Kyrou & Yannick Rumpala appellent une "prototopie", autrement dit une proposition neutre, qui ne devient une dystopie (ou une utopie) qu'en raison du point de vue privilégié accordé à un personnage (ici Franny).


Si Ken Liu avait raconté Les Armées de ceux que j'aime du point de vue de Dunkee (la cheffe du village dont Franny a été exclue), ou s'il avait simplement ajouté ce point de vue à la novella (qui aurait sans doute alors fini par devenir un roman), alors le sentiment de désespoir ressenti par Feyd Rautha ou Laird Fumble aurait été fortement tempéré (et encore, Feyd Rautha voit en Franny une incarnation de l'espoir).


Comme elle est écrite, Les Armées de ceux que j'aime, exactement comme Quinzinzinzili ou, plus proche de nous, Koinè de Mélanie Fiévet, privilégie le point de vue d'une inadaptée au nouveau système (Franny et sa soif de connaissance), "une laissée-pour-compte" (page 66) pour qui l'utopie, c'était avant, pas maintenant (mais le point de vue de Dunkee flotte quand même en filigrane dans le texte, raison pour laquelle il constitue bel et bien selon moi une philofiction).


Dès lors, le parcours (initiatique ?) de Franny dans Les Armées de ceux que j'aime mime l'immersion du lecteur ou de la lectrice dans cet univers régressif qui sera peut-être le sien dans cinquante ans (à condition d'être encore en vie) – il y a donc bel et bien selon moi, contrairement à ce qu'affirme Laird Fumble, un côté instructif dans la novella, même si ce (douloureux) apprentissage peut évoquer celui à l'oeuvre dans le 1984 d'Orwell, donc frôler la résignation, pour ne pas dire la soumission (quoique).


Qu'apprend donc Franny dans Les Armées de ceux que j'aime (à part la vérité sur son monde, que le lecteur ou la lectrice sagace aura pressenti très vite) ? Hé bien, elle prend conscience de la place microscopique qu'occupe l'humanité dans l'univers, contrairement à ce qu'elle croyait ; ce n'est pas un hasard si Ken Liu insiste, tout au long de la novella, sur l'omniprésence des parasites dans le monde de Franny, voir par exemple page 20 :

"L'air est étouffant. Elle se retourne dans le lit et soupire, puis passe les deux mains dans ses cheveux, cherchant d'instinct les bosses révélatrices des tiques attachées, afin de pouvoir les décrocher. On ne peut pas échapper aux tiques, aux puces et aux poux, qui adorent se fixer sur les gens – et Franny, vivant seule, doit se toiletter elle-même."


A contrario de ces tiques, vivante image de l'humanité, Franny sera également confrontée, dans Les Armées de ceux que j'aime, à des créatures qui la dépassent en taille, mais qui sont elles aussi des tiques à leur manière – les gardiens évoqués plus haut, dont les batterymarches sont l'emblème le plus évident (page 62) :

"Au fur et à mesure que les batterymarches plus proches des ruines les démontent et les dévorent afin de se remplir la panse, ils ralentissent, et leurs congénères derrière eux, plus affamés, les poussent pour se repaître à leur tour. Alourdis par leur festin, les batterymarches rassasiés s'éloignent de la carcasse de la civilisation ancienne et se dirigent vers Boss, qui poursuit sa route ; leur destination atteinte, ils sautent, s'accrochent à l'un des piliers comme des tiques se fixant sur la patte d'un cerf de passage, puis grimpent dans la ville errante par les longs sentiers étroits s'enroulant autour de ses jambes."


Pareilles visions hallucinées (qui m'évoquent personnellement le mangeur de pierre de L'Histoire sans fin) pullulent dans Les Armées de ceux que j'aime, conférant à la novella tout à la fois une force impressive (une ambiance inoubliable) et une puissance réflexive (tournant ici autour des concepts de cycle et de recyclage).


Tout ceci contribue selon moi à faire des Armées de ceux que j'aime un texte (majeur) dans la lignée de ceux (tels L'Homme qui mit fin à l'histoire) où Ken Liu s'interroge sur notre rapport au passé (fascination ? répulsion ?), convoquant ainsi, comme l'a remarqué Feyd Rautha, "un des concepts quintessentiels qui traversent son œuvre : nous sommes définis par notre récit personnel" (ce n'est bien sûr pas un hasard si 3 des 13 sections de la novella sont des flash-back).


Les Armées de ceux que j'aime est aussi un texte qui, en nous montrant, dans un futur plus ou moins lointain, un personnage (Franny) tourné vers le passé (notre présent), s'interroge sur notre capacité à évoluer (pour survivre) ou, au contraire, à demeurer éternellement égaux à nous-mêmes – car comme le dit si bien Franny (page 54) :

"On n'est pas si différent des anciens, dit-elle. A la fin, on ne laissera que nos os, nos dents et nos histoires."





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