w0rldtr33 1 de James Tynion IV, Fernando Blanco & Jordie Bellaire
Dans The Department of Truth, le comics princeps de James Tynion IV, un des scénaristes les plus intéressants du moment, je décelais (comme son traducteur attitré, Maxime Le Dain) l'influence du comics princeps de Warren Ellis, Planetary – dont l'ombre plane également, quoique plus lointainement, sur w0rldtr33 (les cheveux bancs et le caractère froidement calculateur de Gabriel Winter évoquent évidemment Elijah Snow ; le logo, entrevu dans l'épisode 5, et le nom de w0rldtr33, aka "world tree" en leet speak, suggèrent un multivers arborescent).
"Je me présente : Gabriel Winter, co-dirigeant d'un moteur de recherche intitulé Angel dont, j'imagine, tu as déjà entendu parler. J'avais dix-huit ans lorsque mes amis et moi avons découvert un moyen d'accéder à ce qui pourrait s'apparenter à un étrange sous-sol du cyberspace, que nous avons baptisé l'undernet... Tout ce qu'on y trouvait finissait répertorié sur un forum privé répondant au nom de w0rldtr33. Quand nous avons compris quelle entité rôdait dans l'undernet, et quelle ambition elle nourrissait pour notre monde, nous avons tout fait pour l'isoler du reste d'internet. Mais selon moi, ton frère a réussi à la retrouver."
Comme le montre cet extrait de l'épisode 3 (résumé des événements en cours pour un Ellison Lane largué), dans le premier tome de w0rldtr33, c'est un autre comics majeur de Warren Ellis, Injection, qui est convoqué, avec une première différence (mineure ?), le fait que la bande au centre du récit (Gabriel, Liam, Yoshi, Darren, Amanda) ait découvert plutôt que créé la créature (ou plutôt le lieu) hantant les réseaux.
Notez au passage que l'influence d'Ellis (visible aussi dans le côté mémétique de l'histoire, qui évoque un épisode de Global Frequency) est tempérée par tout un tas d'autres allusions, au Kiyoshi Kurosawa de Cure et Kaïro, au Stephen King de Cellulaire et de Ca (influence revendiquée dans cet entretien), voire au Robert Kirkman d'Outcast (pour le concept de "bascule") et aux X-Files (j'en reparle bientôt), mais aussi (suivant Gromovar) à Strange Things.
Il y a une deuxième différence (majeure, elle) avec Injection : fidèle à sa volonté de briser le moule super-héroïque (là où Ellis l'hypertrophiait jusqu'à la rupture), volonté visible jusque dans un comics aussi mainstream que Something is Killing the children, James Tynion IV (comme Naoki Urasawa, dont il dit s'inspirer) ne va pas faire de la bande au centre de l'histoire un regroupement d'archétypes héroïques (rappelez-vous, Injection comprenait son James Bond, son John Constantine, son Sherlock Holmes et sa Docteur Who).
La remarque ironique de Yoshi dans l'épisode 2 (à propos des missions dont Gabriel charge les membres de la bande) souligne précisément cette absence a priori de spécialisation (donc ce refus du typage héroïque) :
"A chacun sa mission bien cool. Moi, je suis le techno-mage. Je branche des prises."
Le même épisode 2 voit l'entrée en scène des agents spéciaux Siobhan Silk et Nicky Gallo, et leur paire pourrait faire songer (y compris visuellement) au duo Mulder & Scully des X-Files, si leur premier dialogue (en contradiction avec celui, beaucoup plus profond, de l'épisode 4) ne nous disait pas clairement qui est la plus maligne des deux :
"– J'ai besoin de me concentrer, Nicky.
– Et tu sais pourquoi ils peuvent pas me piffrer ? Le salon de massage.
– Seigneur.
– J'étais censé réagir comment, Silk ?"
Cette façon de superposer un dialogue intime ou introspectif sur des actions policières ou criminelles (avec un décalage déjà exploité par, encore lui, Warren Ellis dans, entre autres, un épisode de Global Frequency, décidément une influence majeure de James Tynion IV pour w0rldtr33), c'est précisément la technique qu'utilise James Tynion IV pour caractériser ses personnages, et nous les rendre plus humains qu'héroïques.
L'exemple le plus frappant est sans aucun doute le dialogue entre Darren et Amanda dans le même chapitre 2, alors qu'ils sont en train de commettre un acte manifestement illégal (ne les imitez pas) :
" – J'aimerais pouvoir dire : pouce, attends une seconde. Tiens, voilà tout le bordel dans ma tête qui te fera bientôt flipper.
– Du genre ?
– Hein ?
– Bah vas-y, vide-le moi, ton sac."
Comme souvent chez James Tynion IV, face à ces figures "affaiblies" (car ré-humanisées) de héros et d'héroïnes (Gabriel, Liam, Yoshi, Darren, Amanda, Nicky, Silk) se dresse un méchant surpuissant, que James Tynion IV choisit (contrairement à l'Ellis d'Injection) d'incarner dès l'épisode 1, dans le corps nu et tatoué de PH34R.
Plus qu'au corps féminin volé par le Puppet Master du premier Ghost in the Shell , celui de PH34R ("phear" en leet speak, donc "fear", avec me semble-t-il un clin d'oeil au NOS4A2 de Joe Hill) renvoie à l'évidence à celui de toutes les hackeuses de la littérature, à commencer par la Molly Millions de William Gibson (et non, ce n'est pas un hasard si le frère d'Ellison s'appelle Gibson, et si son pseudo de connexion est M1LL10N5, soit "millions" en leet speak).
Comme souvent chez James Tynion IV, entre les deux forces en présence, il y a des tierces parties, des personnages pris dans un affrontement qui les dépasse mais pouvant, à l'occasion, y jouer un rôle d'assistant ou simplement de commentateur (et fournir ainsi ce que j'appelle le point de vue de Robin).
Je pense bien sûr à Fausta (qui rêve de faire un podcast sur Gibson), mais aussi et surtout à Ellison Lane lui-même, qui se révélera dans l'épisode 5 être (un peu comme dans The Nice House on the Lake) le narrateur, 25 ans plus tard, des événements de 2024 (oui, son nom est bien un hommage à Harlan Ellison, dont une phrase sert d'épigraphe à l'épisode 1) :
"Ceci est l'histoire d'une fin du monde évitée de justesse il y a bien, bien longtemps.
Puis de la fin du monde telle qu'elle s'est déroulée.
Et, peut-être, de la manière dont nous allons reconquérir notre avenir."
Pour mettre en image cette apocalypse, et poser une fois de plus la question des coulisses du monde ("l'autre côté du miroir" évoqué dans l'épisode 4) et de l'influence des fictions (ici des images violentes) sur le monde réel, James Tynion IV va, pour une fois, s'adjoindre un dessinateur, Fernando Blanco, adepte de la classique ligne claire plus que de ce que j'appelle la ligne trouble – mais c'est pour mieux mettre en lumière les décalages de lignes et de couleurs qui soulignent l'impact de l'undernet sur les personnages, en simulant un tremblement de l'image.
De la même manière, l'usage fréquent d'un gaufrier de 4 fois 3 quasi-carrés (opposé par exemple au découpage en scope de certaines planches des épisodes 2 et 4, formées de 5 cases horizontales) sert à souligner, à des moments-clés du scénario, l'omniprésence, dans le monde de w0rldtr33, des écrans et des conséquences mortelles qu'ils entraînent quand l'undernet s'y immisce.
Je pense notamment à cette planche du chapitre 5 où des images de l'affrontement (verbal mais pas que) entre Gabriel et PH34R (dans une dominante de bleue) alternent avec des images de l'undernet (dans une dominante de rouge ; notez au passage que Jordie Bellaire fait de l'excellent travail pour accentuer le côté étouffant du découpage, tellement qu'elle en incommode presque Marc Vandermeer).
Même si ce premier tome de w0rldtr33 laisse (logiquement) beaucoup de questions en suspens (y a-t-il une parenté entre Amanda et Silk, ou James Tynion IV aime-t-il juste mettre en scène des rousses ? quel rôle peut bien jouer le symbole découvert par Fausta dans la chambre de Gibson, symbole aperçu ensuite sur un corps et un mur du monde de 2049 ?), il va bien bien au-delà de ce qu'on pourrait attendre d'un simple tome d'ouverture (l'affrontement de l'épisode 5, que j'évoquais plus haut, marque déjà un tournant capital dans l'intrigue) et met une fois de plus en lumière le talent de James Tynion IV.
Pour le dire avec les mots de Gromovar : "c'est brillant" (et bluffant, bien sûr).
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