La Guerre des marionnettes – Andrea Cort 3 d'Adam-Troy Castro
Miroir, mon beau miroir...
"Thatharsi lui lança un regard incrédule. "En somme, tu ne connais rien de cette planète ? Juje, j'en viens à me demander comment tu t'es retrouvée ici ? Qu'est-ce que tu as fait, planté une aiguille au hasard sur une carte stellaire ?"
Les Porrinyard décidèrent de ne pas quitter Vlhan avant d'avoir présenté cette femme à Andrea. Ce serait trop drôle de voir ces deux-là rivaliser de sarcasmes jusqu'à l'épuisement."
Le mérite de cet extrait (page 247) de La Guerre des marionnettes (ouvrage lu en service de presse), outre son trait d'humour (bienvenu dans un texte d'une noirceur et d'une qualité exemplaires), c'est de résumer plusieurs des enjeux du roman (et des deux novellas qui l'encadrent), tout en constituant un excellent avertissement au lecteur ou à la lectrice.
En effet, si Adam-Troy Castro prend toujours soin de nous récapituler les traits les plus saillants de son univers à chaque tome, et qu'il est donc possible (mais dommageable) de lire La Guerre des marionnettes indépendamment de tout autre texte, il faut bien reconnaître que la force de cet ouvrage tient en la conjonction de deux des créations les plus marquantes de son auteur :
– les Vlhanis, des extraterrestres à l'apparence voisine des tripodes de Wells (selon Tachan), mais posant de toutes autres problématiques, relatives notamment à l'art et à la communication (ce n'est pas un hasard si Apophis ou Maks Ubsr parlent de worldbuilding exceptionnel à ce propos) ;
– Andrea Cort, une enquêtrice interstellaire dont la sagacité (digne de Sherlock Holmes) et la vivacité (digne du Continental Op d'Hammett) n'égalent que les traumatismes (dignes de Clarice Starling).
Or les Vlhanis (ici présents dans la novella Les Lames qui sculptent les marionnettes et dans le roman La Guerre des marionnettes) sont déjà apparus dans deux excellentes novellas (La Marche funèbre des marionnettes et Les Fils enchevêtrés des marionnettes), qu'il est à mon avis intéressant d'avoir lues avant, pour apprécier la progression d'un texte à l'autre (ceci dit, lesdites novellas n'étaient pas disponibles en français quand La Guerre des marionnettes est primitivement parue, donc vous pouvez aussi, même si vous auriez bien tort, faire l'impasse dessus).
Surtout, Andrea Cort est déjà apparue (avec son garde du corps et amant, le duo d'inseps Porrinyard, formé de deux corps mais d'un esprit unifié) dans Emissaire des morts et dans La Troisième griffe de Dieu (dans ce dernier texte intervient également Jason Bettelhine, dont le passé est exploré dans Les Lames qui sculptent les marionnettes) : pour apprécier l'évolution d'Andrea dans le roman La Guerre des marionnettes et la novella qui le suit, La Cachette, il est vivement conseillé de l'avoir fréquentée auparavant – et ce d'autant plus que ce dernier tome de ses aventures fait une large part à sa quête personnelle.
Plus précisément, si l'on retrouve bien ici "des tours de passe-passe" (page 151) et "un numéro de singe savant" (pages 154-155) à la Sherlock Holmes (autant pour impressionner le client que pour finalement résoudre le problème qu'il a soumis), c'est sans doute plus l'action physique (qui n'est d'ailleurs pas étrangère à Sherlock Holmes, on oublie trop souvent sa maîtrise du bartitsu) et surtout les dilemmes psychologiques qui sont mis en avant dans La Guerre des marionnettes.
Tout au long du roman, Andrea Cort va en effet se trouver confrontée à des personnages ou des situations qui lui renverront une image (déformée ?) d'elle-même ou du passé violent qui a façonné sa personnalité antisociale – et toutes ces images de son aliénation (au sens premier du terme, sa coupure de soi-même) seront autant d'occasion de retrouver son intégrité perdue, ou au contraire de la compromettre un peu plus (page 445, dialogue mental avec les IAs-source) :
"Vous m'avez détruite, vous en avez conscience ? Vous m'avez détruite.
<> Dans ce cas, Andrea Cort, c'est que vous l'avez voulu. La seule question en suspens pour vous est comment vous choisirez de vous reconstruire. <>"
Au niveau des personnages, j'ai déjà mentionné (via l'extrait de la page 247) sa ressemblance (superficielle) avec Thatarsi ; mais comme le remarque François Schnebelen, c'est le personnage de Tara Fox qui sera (jusque dans son nom) son principal reflet, ce que soulignent les pages 196, 255 et surtout 313 (via un dialogue avec un des Porrinyard) :
"A l'abri derrière le brouilleur, je m'essuyai une larme au coin de l'oeil. "Elle est mon double, n'est-ce pas ?"
Oscin serra ma main. "La ressemblance ne m'a pas échappé, Andrea. Mais elle n'est que superficielle.
– Oh, vraiment ?"
Au niveau des situations, le simple fait que la folie meurtrière qui s'empare soudain des Vlhanis soit "virale" (page 294) suffirait à raviver le passé traumatisant d'Andrea ; mais si en prime ce sont les mêmes marionnettistes (les "Démons invisibles", voir page 220) qui sont à la manoeuvre, quoi d'étonnant à ce que tout l'univers d'Andrea se mette à transpirer la violence ?
Ca commence par le décor, dès la page 120 :
"Les sables colorés s'étendaient d'un horizon austère à l'autre, uniquement interrompus par quelques montagnes, en fait de gros blocs encastrés dans le sol. Des carrés de broussailles écarlates ajoutaient juste la bonne nuance pour que la ressemblance avec des plaies ouvertes frappe un oeil humain."
Ca continue par la nourriture (prise par une de ses compagnes d'infortune), à la page 306 :
"Elle alla s'asseoir à l'arrière, sautant sur l'occasion pour manger sur le pouce. La substance qu'elle sortit du papier ressemblait à du pain, luisant sous une matière rouge et visqueuse. C'était sans doute un genre de sauce, mais dans le contexte, je ne pus m'empêcher de penser à du sang."
Quelle est la pire des espèces sentientes ?
Comme Sylvain Bonnet, on peut voir dans cette contamination généralisée des personnages et des paysages par la cruauté (au sens étymologique du terme, la vue du sang qui coule) une "quête des origines de la violence" ; mais si Adam-Troy Castro s'intéresse en effet bel et bien aux responsabilités des uns et des autres dans les événements, il dépasse heureusement son postulat de départ, énoncé page 127 par les IAs-source et repris tel quel page 301 (après un rappel abrégé page 278) :
"<> La crise à laquelle vous aurez bientôt à faire face a commencé quand des humains ont sauvé quelque chose qui n'aurait jamais dû avoir le droit de vivre. <>"
Ce thème voltairien du petit mal pour un grand bien, ici retourné en un petit bien pour un grand mal (le "pauvre petit handicapé à sauver" de la page 409 étant en fait un "monstre"), pourrait en effet déboucher sur un éloge malvenu de l'eugénisme plutôt que, comme c'est en fait le cas dans La Guerre des marionnettes, sur une dénonciation de la maltraitance entre espèces sentientes (le fil rouge de la saga Andrea Cort).
Lors des précédentes apparitions des danseurs pèlerins (dans les novellas La Marche funèbre des marionnettes et Les Fils enchevêtrés des marionnettes), l'accent était plutôt mis sur leur volonté de combler l'écart culturel et communicationnel entre eux et les Vlhanis en se transformant physiquement ; même si ce thème est encore présent ici (à travers notamment le personnage de Harille dans la novella Les Lames qui sculptent les marionnettes), l'accent se déplace sur ceux qui effectuent ces transformations – et ceux qui en tirent profit.
S'inspirant ce coup-ci du Wells de L'Île du docteur Moreau, Adam-Troy Castro convoque la figure classique du savant fou se livrant à des transformations corporelles extrêmes dans l'intérêt supérieur de la science, et à l'esthétique (fondamentalement grotesque, au sens de difforme, pas de risible) qui y est associée, la body horror ou horreur corporelle (Apophis, la Geekosophe, Nicolas Winter, Noni, Stéphanie Chaptal ou Yossarian l'ont dit bien avant moi).
Ca commence dès la novella Les Lames qui sculptent les marionnettes (au titre éminemment évocateur), voir notamment page 75, avec un recours significatif au vocabulaire du martyre chrétien :
"Les deux êtres humains en cours d'augmentation n'étaient plus allongés sur le dos sur des plateformes flottantes ; tous deux occupaient une position verticale, grosso modo à hauteur des yeux. Leurs nimbes respectifs de microcâbles et de tubes de maintien en vie semblaient bien trop lâches pour expliquer l'immobilité des deux torses tronqués, face à face, à environ deux mètres de distance. Les deux corps se terminaient à la dernière paire de côtes, par des genres de ressorts brillants, comme une colonne vertébrale prothétique qu'on aurait laissée pendre – un oubli."
Ca continue bien sûr dans le roman La Guerre des marionnettes, notamment avec le trajet d'Andrea dans ce "paysage de cauchemars entrevus" (page 417), autant dire cet enfer à la Jérôme Bosch qu'est le laboratoire des Thane (pages 374-375) :
"Je vis passer quelque chose de l'autre côté de la paillasse ; cela ressemblait à un être humain au-dessus du cou, mais le reste évoquait un méli-mélo abstrait et déconcertant. Les danseurs pèlerins que j'avais pu croiser se définissaient par un compromis entre leur apparence d'origine et celle d'un Vlhani. La plupart d'entre eux suivaient les grandes lignes d'une silhouette humaine, avec certaines altérations à leur proportions, ainsi qu'au nombre et à la longueur de leurs membres. Là, ce que je voyais me donnait mal aux yeux : une tête chauve, perchée sur quelque chose de luisant – mais pas un torse –, qui se repliait sur lui-même et se réinventait en donnant naissance à de nouvelles formes."
Si Adam-Troy Castro va aussi loin dans le "visuellement révoltant" (dixit Gromovar), ce n'est pas par plaisir sadique, mais bel et bien parce que ces diverses transformations ne sont que l'aspect le plus immédiatement tangible d'une réalité totalement immorale, dans laquelle les diverses espèces sentientes en présence (et pas que l'humanité, contrairement à ce que laisse entendre FeyGirl) jouent allègrement avec la vie et le destin des autres.
Voyez par exemple (page 366) la confrontation entre un Riirgaan et une des Porrinyard, momentanément séparée de sa moitié (une astuce permettant à Adam-Troy Castro de "déployer des lignes narratives plus amples et plus souples", dixit Nicolas Winter) – notez que l'extrait est choisi à dessein pour ne pas trop déflorer l'intrigue :
"Vous avez leur sang sur vos mains."
La seule réaction de Hurrr'poth fut un signe affirmatif de la tête. "Oui.
– Bande de salauds. Vous êtes incroyables.
– Nous sommes des débris flottants à la surface de l'histoire ; reconnaissez-le : changer le cours de ce fleuve sans véritablement comprendre les forces en jeu ne peut qu'accroître les noyades dans ses eaux."
Skye ne se laissa pas attendrir. "C'est certainement commode pour votre conscience."
Evidemment, contrairement aux Riirgaans ou aux autres homsaps (sans parler des intelligences logicielles), quand Andrea sera elle-même poussée à patauger dans ce fleuve aux eaux troubles, pour ne pas dire ce bourbier, sa conscience en sera profondément affectée ; j'ai déjà cité plus haut la page 445, voyez maintenant les pages 451-452, où elle acquiert la stature de la lady Macbeth de Shakespeare :
"Je réglai la température de l'eau au-delà du seuil de la douleur et me tins sous le jet près d'une heure, laissant le liquide fumant agresser mon visage. Pendant plusieurs minutes, une flaque noire se forma autour de mes chevilles, mais même après qu'elle eut viré au gris, puis fut devenue limpide, je ne bougeai pas. Je me sentais toujours sale, sachant qu'on pourrait bien me frotter jusqu'au sang, rien ne chasserait l'infamie souillant chaque centimètre de ma chair. Comme tant de mes crimes, cette tache-là ne s'effacerait pas."
J'ai beaucoup insisté jusqu'ici sur la noirceur de l'oeuvre, qui fait à la fois sa force (en nous tendant le même miroir qu'à Andrea) et son charme (paradoxe relevé avant moi par Noni) ; mais j'en parlais en commençant cette chronique, il y a également de l'humour dans La Guerre des marionnettes – ainsi que, comme l'a remarqué Nicolas Winter, de l'amour, vu comme une force salvatrice (surtout dans La Cachette, la novella concluant l'ouvrage).
Au final, La Guerre des marionnettes est clairement la clé de voûte de l'arche narrative bâtie par Adam-Troy Castro, s'appuyant d'un côté sur Emissaire des morts et La Troisième griffe de Dieu, et de l'autre sur La Marche funèbre des marionnettes et Les Fils enchevêtrés des marionnettes – en attendant, peut-être, une pierre supplémentaire, qui sait ?
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