lundi 3 juin 2024

Des funérailles dans son coeur

Plus haut dans les ténèbres de Sequoia Nagamatsu


Techniquement, Plus haut dans les ténèbres (ouvrage lu en service de presse) est ce qu'il est convenu d'appeler un fix-up (comme l'ont remarqué avant moi Gromovar et Nicolas Winter) : un roman composé d'une suite de récits à première vue indépendants, mais interagissant entre eux de multiples manières (j'y viens) – ou un recueil de nouvelles inscrites dans un espace-temps cohérent, si vous préférez.


(Notez au passage que Lincoln Michel dans le NewYork Times rapproche plutôt l'ouvrage de romans polyphoniques à grande échelle comme La Cité des nuages et des oiseaux d'Anthony Doerr, et parle d'"épopée spéculative" ; mais j'avoue n'être pas entièrement convaincu par la comparaison, ne serait-ce parce que Sequoia Nagamatsu n'alterne pas régulièrement les points de vue, il en change à chaque nouvelle.)


Cette structure narrative est particulièrement adaptée au but ici poursuivi par Sequoia Nagamatsu : décrire les conséquences, immédiates et lointaines, d'un événement catastrophique, une pandémie, dans la communauté asiatique d'Amérique (symptomatiquement, seules 3 des 14 nouvelles se situent au Japon, à savoir la #6, "Parle, va chercher, dis je t'aime" ; la #11, "Triste nuit au cybercafé de Tokyo", la seule à être écrite à la troisième personne ; la #13, "Les amis du tombeau", et encore, la narratrice est une immigrée revenant au pays).


Aucun de ces deux choix n'est bien sûr un hasard (même si l'écriture du livre a commencé bien avant la pandémie de Covid-19, comme le souligne Lincoln Michel dans le New York Times, il a été poursuivi en plein milieu, comme le remarque Nina Allan dans le Guardian) :

– même si elle ne se transmet pas de la même manière ("presque tous les cas de contamination d'adultes sont dus à l'eau, à la nourriture et aux relations sexuelles", page 195) et n'a pas du tout les mêmes effets (elle provoque une "transformation des organes internes", page 105), "la peste sibérienne" (page 47) est un avatar évident du Covid-19, avec des conséquences sociales similaires (page 193 "le fait d'être confinés ensemble tout le temps" détruit les couples, mais distend aussi les liens familiaux, j'y reviendrai) ;

– sans même parler de la recrudescence de racisme qu'elle a subi lors de l'apparition du Covid-19 (ici symbolisée par les propos outranciers d'un présentateur complotiste, page 103, "Evitez ces saletés de sushis"), la communauté asiatique est, si je puis dire, un bon thermomètre des changements de fond qu'entraîne une pandémie sur les liens familiaux ou le rapport à la mort (deux aspects essentiels dans la culture japonaise, c'est un truisme de le dire).


Clairement, Sequoia Nagamatsu se place (comme Ursula K. Le Guin) dans une perspective anthropologique, et s'inscrit dans cette veine humaniste de la science-fiction qui remonte aux Chroniques martiennes de Ray Bradbury ; en ce sens, il est très proche d'un auteur comme Ray Nayler (Protectorats était un quasi-fix-up), même s'il s'en détache par l'usage délibéré de tropes science-fictifs éculés, pour ne pas dire de légendes urbaines dignes de The Department of Truth :

– la "télépathie" (page 125) est par exemple au coeur de la #4, "Notre fils porcin" ;

– la "Zone 51" est convoquée en #8, "Une porte de sortie", page 230, et en #9, "Un siècle pour une fresque, un millénaire pour un sanglot", page 253 ;

– les "Atlantes" (page 356) et les extraterrestres "créateurs de monde" (page 349) figurent parmi les acteurs de la #14, "Le champ des possibles".


Ainsi, même si Sequoia Nagamatsu nous épargne de longues explications (notamment grâce aux tropes dont je viens de parler), et qu'il introduit toujours très naturellement le contexte (par exemple lors de l'éducation de Grognus dans la #4, page 117), l'univers de Plus haut dans les ténèbres est d'une extrême cohérence temporelle, précisément parce que l'observation d'un changement anthropologique ne peut se faire que dans le temps long (et sur un vaste échantillon d'humains, j'y viens), de manière à identifier clairement les étapes du changement :

– en 2031, le "permafrost décongelé" (page 11) libère le corps d'une fillette, porteuse d'un virus inconnu, qui se répand depuis la Sibérie (#1, "30 000 ans avant une oraison funèbre") jusqu'en Amérique, où il touche d'abord "les enfants et les personnes fragiles" (page 47), puis les adultes (#3, "Le jardin de nos souvenirs") ;

– se développe alors toute une économie de la mort, que ce soit le "parc de l'euthanasie" (page 47) de la #2, "La Cité des rires" (nouvelle qui a reçu le prix des lecteurs de Bifrost 2023, j'en reparlerai plus loin), ou les "hôtels funéraires" (page 141) payables en "jetons funéraires" (page 142) de la #5, "Hôtel funéraire" ;

– en 2037, alors que la médecine ne parvient guère qu'à retarder l'échéance fatale au moyen de "transplantations d'organes" (page 68, voir aussi la #4), la physique offre une "seconde chance" (page 243) à l'humanité, en lançant un vaisseau spatial de peuplement vers les étoiles (la #9 propose alors une chronologie alternative, je veux dire une bifurcation de la trame principale, dans un temps ultra-long qui rappelle le film Aniara) ;

– en 2039 (dans la #10, "Fête à l'ancienne"), l'élaboration d'un vaccin provoque la sortie du coma des adultes infectés, non sans séquelles, tant physiques que psychiques (voir la #11 et la #12, "Avant de fondre dans l'océan") ;

– malgré tout, en 2105 (la #13, "Les amis du tombeau"), la mort s'est durablement installée dans le paysage (au sens littéral du terme), au grand dam des nouvelles générations, désireuses de tourner la page.


Ces 74 ans (sans compter la chronologie alternative de la #9) pourraient tout entiers êtres résumés par ces deux remarques, faites respectivement par Skip dans la #2, page 69, et Rina dans la #13, page 244 :

– "Pas de bavardages ou d'échanges de potins entre voisins. Chacun de nous portait en permanence des funérailles dans son coeur et dans son esprit, gardait les yeux fixés sur le sommet d'Osiris."

– "Même de notre quartier résidentiel, il était difficile de ne pas voir les tours funéraires les plus proches. C'était la même chose à Chicago ou dans n'importe quelle grande ville – on trouvait partout des gratte-ciel convertis en nécropole. Tout le monde semblait se rendre à des funérailles ou en revenir. La mort était devenue un mode de vie."


Pour observer cette "transition anthropologique" (dixit Gromovar), ce changement de paradigme, ce retour à un sentiment tout médiéval de précarité de l'existence, délibérément nourri par les "sociétés de la "nouvelle mort" qui sont en vogue depuis la fin de la pandémie" (page 309), Sequoia Nagamatsu a besoin, tout autant que d'un temps long, d'un échantillon d'humains (plus ou moins connectés entre eux), de manière à évaluer leur évolution au fil des événements (ce n'est pas un hasard si 13 des 14 nouvelles sont racontées à la première personne).


C'est ici que le fix-up montre sa force : à l'exception du narrateur anonyme de la #12, qui ressemble sans doute un peu trop à la narratrice de la #7, "Le Son du déclin" (un des sommets du recueil selon moi, avec "La Cité des rires" et "Notre fils porcin", je suis d'accord avec Nicolas Winter), toutes les situations mises en scène sont différentes, quoique relevant de la même exploration des relations humaines (principalement familiales, mais aussi amoureuses).


Le lecteur ou la lectrice se retrouve ainsi dans la position même de l'anthropologue, à chercher des parentés entre les histoires, que ce soit dans le vécu affectif ou, en premier lieu, dans la récurrence de personnages ou d'objets au fil du roman :

– Cliff Miyashiro, le narrateur de la #1, est le mari de Miki, la narratrice de la #9 ;

– leur fille Clara portait un "pendentif en cristal violet" (page 12), qu'on retrouvera (page 231) au cou de Theresa, la femme de Bryan Yamato, le narrateur de la #8 et le destinataire de la #14 ; l'Eiko Takahashi de la #11 porte de même un "cristal violet" (page 302), similitude qu'expliquera finalement la #14 ;

– le tatouage de Clara Miyashiro dans la #1 ("une planète violette orbitant autour de trois naines rouges", page 12) ressemble autant au tatouage d'Annie ("3 points noirs dans un cercle portant un autre point", page 14) qu'à la peinture de Theresa dans la #8, "une planète violette cerclée d'un halo de lumière et orbitant autour de trois naines rouges" (page 230), similitude qu'expliquera là encore la #14 ;

– un des tableaux peints par Miki dans la #1 (page 19) a été acheté par l'ex de Val, l'amie de Dennis dans la #5 (page 146) ; une autre version du même tableau est évoqué dans la #9 (page 245) ;

– Skip, le narrateur de la #2, où il fait la connaissance de Dorrie, est l'une des personnes rencontrées par Jun dans la #3 (la nouvelle la plus onirique du recueil, même si elle a une explication rationnelle, l'hyperactivité cérébrale évoquée page 104) ;

– Dorrie, qui apparaît dans la #2 donc, est aussi bien l'ex de David, le narrateur de la #4, que la future amie et collaboratrice artistique de Miki dans la #9 ;

– Kayla, la fillette que doit surveiller Skip dans la #2, est vraisemblablement la cousine de Jun, le narrateur de la #3 ;

– le bébé dont s'occupe Jun dans la #3 est à l'évidence la Baba de Rina, la narratrice de la #13, ainsi que le suggèrent les "rêves récurrents" décrits page 330 ;

– Dennis Yamato, le narrateur de la #5, est le frère de Bryan Yamato, le narrateur de la #8, et il se retrouve également dans la #9, pour le départ du vaisseau spatial, et dans la #10, en tant que superviseur de Dan Paul ;

– le "réseau social BitPalPrime", qui propose dans la #5 "des pubs pour les hôtels funéraires, des vidéos d'amis prospères réfugiés dans leur confinement douillet, des messages indiquant que certains profils étaient désormais des rubriques nécrologiques" (page 156), devient "WeFuture" dans la #10, après son rachat par "les banques funéraires" (page 276), mais il a toujours peu ou prou le même usage, comme nous l'apprennent les pages 309-310 de la #12 ;

– Ayano, la femme du narrateur de la #6, est l'arrière-grand-tante de Rina, la narratrice de la #13, comme nous l'apprend (page 327) la présence "sous l'autel, dans une vitrine," du cyberchien Hollywood, vu précisément en action dans la #6 ;

– Laird, le patient dont s'occupe Aubrey dans la #7, est le sujet d'une des peintures de Miki évoquées dans la #9 (page 245) ;

– Dan Paul, le narrateur de la #10, est l'amie de la mère de Mabel, la destinataire de la #12, dans laquelle il fera d'ailleurs une apparition.


On le voit, outre l'importance de l'art (voire de l'artisanat) pour exorciser la mort (j'y reviendrai un peu), ces échos d'une nouvelle à l'autre font deviner qu'un des thèmes majeurs de Plus haut dans les ténèbres, c'est l'affaiblissement du lien social induit par la pandémie, qui complique les débuts de relations, amoureuses ou amicales (#2, #5, #7, #8, #10, #11, #12), ou perturbe les relations déjà existantes, amoureuses (#7) et surtout familiales (toutes les nouvelles, à un degré ou à un autre).


Ce n'est certainement pas un hasard si un des effets du virus est de rendre les corps transparents, donc semblables à des fantômes prêts à s'évanouir d'un instant à l'autre ; cette transformation métaphorise me semble-t-il la façon dont les humains s'absentent de leurs relations dans la société (de transparence ?) ici décrite par Sequoia Nagamatsu (page 88) :

"La peau de mes bras me paraissait anormalement pâle, presque translucide, comme si je me transformais en une créature des profondeurs marines."


L'habileté de Sequoia Nagamatsu à entremêler problématiques personnelles et sociales est clairement un des charmes de Plus haut dans les ténèbres ; c'est par exemple évident dans la #2, où rien qu'à la façon dont Cliff décrit son arrivée dans "La Cité des rires", on devine que le lieu tient plus du Spiegelgrund que du parc d'attraction (page 50), suivant un motif classique dans le récit d'horreur (de La Foire des ténèbres de Bradbury au Nos4a2 de Joe Hill) :

"En sortant de la voiture, j'ai eu l'impression d'arriver dans un pénitencier qui dissimulait sa véritable fonction. Il restait des clôtures de fil de fer barbelé, et même si les vieilles plaques de balisage avaient été retirées des murs, on distinguait encore clairement le contour des mots PRISON D'ETAT."


Sans avoir l'air d'y toucher, par simple comparaison avec le sort de Grognus dans la #4 (lui au moins choisira son destin, quoique sous la pression des circonstances), Sequoia Nagamatsu rappelle donc, me semble-t-il, que l'euthanasie sans consentement n'est rien qu'un assassinat – et la nouvelle résonne avec, par exemple, l'affaire du petit Frédéric, assassiné en 1987 par sa mère sous couvert d'abréger ses hypothétiques souffrances.


De même, le respect avec lequel Audrey traite Laird dans la #7 évoque, par contrecoup, la négligence dont l'université de Paris-Descartes a pu faire preuve envers les corps de personnes ayant donné leur corps pour la science ; et le choix de la "liquéfaction" (page 314) fait par Mabel dans la #12 rappelle la façon dont des cadavres ont pu être plastinées pour former des oeuvres d'art – certes, elle a choisi, mais le fait même qu'on puisse lui offrir ce choix n'est-il pas significatif ?


En posant ces problématiques éthiques, non pas abstraitement, mais dans la chair même de ses personnages, Sequoia Nagamatsu nous pousse évidemment à nous interroger sur la façon dont nous perdons peu à peu ce qui nous a pourtant constitué en tant qu'homo sapiens (page 150, avec là encore une allusion à la plastination) :

"Je baissais la tête en signe de respect. Autrefois, c'est ainsi que nous considérions la mort. Mais quelque chose s'est brisé en nous quand nous n'avons plus été capables de gérer le nombre des morts et de leur dire adieu. Les entreprises de suspension cryogénique ont proliféré, ainsi que les hôtels mortuaires, ou les sociétés qui préservent vos défunts dans des positions amusantes, ou encore les compagnies de transport qui promettent un départ "naturel" des morts."


Grâce tout à la fois à sa narration au plus près des personnages, qui nous immerge dans leurs problèmes, et à la multiplication desdits personnages, qui nous pousse à émerger du flot narratif pour prendre une vue d'ensemble de l'oeuvre, Sequoia Nagamatsu parvient donc autant à nous émouvoir qu'à nous faire réfléchir, faisant de Plus haut dans les ténèbres un fix-up très réussi.




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