lundi 21 avril 2025

Livres de silicium

La Vie secrète des robots de Suzanne Palmer


Violence, altérité, utilité


Qui osera écrire des "livres de silicium", équivalent science-fictif de ce que les Livres de sang de Cliver Barker furent au fantastique, il y a près de quarante ans ?


Selon moi, la réponse à cette question pourrait bien être Suzanne Palmer, dont le recueil (sans équivalent en anglais) La Vie secrète des robots (ouvrage lu en service de presse) serait donc la première pierre de ces hypothétiques "livres de silicium" (et oui, j'expliquerai plus loin que la comparaison avec Barker ne sort pas de nulle part, loin de là) – livres bâtis sur les pierres posées par d'innombrables prédécesseurs, dont Arthur C. Clarke & Stanley Kubrick (page 143, "Scinque numéro trente-neuf") :

"Une zone distincte existe dans mes blocs-mémoires où sont gardés les archives, les journaux et les enregistrements de l'équipe, et une partie des données opérationnelles de la mission. Je n'y ai pas accès à cause de la peur irrationnelle – très humaine – que ces informations puissent servir à une intelligence supérieure pour leur nuire. Mike m'a dit que cette paranoïa remontait à la mauvaise conduite d'un ancien système de vaisseau dysfonctionnel appelé Hal, mais à la manière dont il me l'a décrit, j'ai pensé qu'il n'existait pas vraiment."


A première vue, il paraît curieux d'attribuer une telle ambition à des nouvelles que les 42 (Ellen Herzfeld & Dominique Martel), qui les ont réunies, décrivent (page 14 de leur préface) comme "une littérature sans cause (du peuple), qui ne cherche qu'à faire des expériences stimulantes sur des idées", et non à revendiquer "un destin littéraire prodigieux" au travers d'une fresque futuriste (Suzanne Palmer ne s'inscrirait donc pas, c'est d'ailleurs l'avis d'Apophis, dans la lignée de nouvellistes comme Greg Egan, Ken Liu, Peter Watts ou Ray Nayler, ce qui se discute, comme je compte bien le montrer).


Même si 2 nouvelles ("La Vie secrète des bots" et "Les Bots de l'arche perdue", en ouverture et fermeture du recueil) se suivent directement, et si 2 autres ("Ramener Icare" et "Tomber du bord du monde") s'inscrivent clairement dans le même univers (via la référence aux mondes de Beenjai et Joszema ; notez aussi la présence du "skunk" dans "Ramener Icare", page 171, et "Vol de retour", page 74), il n'y a pas en effet chez Suzanne Palmer de toile de fond aussi cohérente (tant spatialement que chronologiquement) que chez le Ray Nayler de Protectorats ou le Ray Bradbury des Chroniques martiennes (auquel on pense toutefois pour l'aspect SF à hauteur d'homme et de femme).


D'une certaine manière, tout se passe comme si le recueil de Suzanne Palmer était à l'image de la nouvelle "Pierres dans l'eau, cottage sur la montagne", qui tisse autour d'un même lieu 6 versions différentes du futur (dont 5 funestes ; notez au passage que ce texte de 2018 anticipe le Covid-19) ; si les événements appartiennent en propre (ou quasiment) à chaque nouvelle, ils installent peu ou prou les personnages (ordinaires) dans la même ambiance, marquée notamment par :

– l'omniprésence de la violence, due notamment à la guerre ("La Vie secrète des bots", "Joe 33%", "La Boîte de tristesse", "Pierres dans l'eau, cottages sur la montagne", "Les Bots de l'arche perdue") mais aussi (directement ou indirectement, via le culte de la performance) à l'exploitation capitaliste d'autres planètes ("Vol de retour", "Scinque numéro trente-neuf", "Ramener Icare", Le Plafond est ciel", "Peintre d'arbres") ;

– la coexistence (plus ou moins réussie) avec d'autres formes de vie, notamment robotiques "La Vie secrète des bots", "Joe 33%", "Scinque numéro trente-neuf", "Ramener Icare", "La Boîte de tristesse", "Pierres dans l'eau, cottages sur la montagne", "R.U.R.-8 ?", "Les Bots de l'arche perdue") mais aussi exotiques ("Dix poèmes pour les mossums, un pour l'homme", "Scinque numéro trente-neuf", "Tomber du bord du monde", "Peintre d'arbres", "Les Bots de l'arche perdue") ;

– l'interrogation sur le sens du travail ou de la tâche attribuée ("La Vie secrète des bots", "Vol de retour", "Joe 33%", "Dix poèmes pour les mossums, un pour l'homme", "Scinque numéro trente-neuf", "Ramener Icare", "La Boîte de tristesse", "R.U.R.-8 ?", "Le Plafond est ciel", "Les Bots de l'arche perdue"), et plus généralement de l'existence ("Pierres dans l'eau, cottage sur la montagne", "Peintre d'arbres").


Les différentes façons de combiner ces trois thèmes principaux – la violence, l'altérité et l'utilité – définissent les différentes formes prises par les nouvelles de Suzanne Palmer ; par exemple, le thème de l'altérité (dont Gromovar a très bien parlé avant moi) va classiquement culminer dans des histoires de premier contact qui sont tout sauf classiques, jugez-en :

– dans "La Vie secrète des bots" (mais aussi, de façon peut-être moins centrale, dans sa suite, "Les Bots de l'arche perdue", où une autre forme de vie extraterrestre se rajoutera à l'équation, sans parler des "gloms", qui évoquent fortement "Dans les collines, les cités" de Clive Barker), une bonne part de l'humour du texte vient du fait que Bot 9, tel une Ripley miniature, est chargé de combattre sa version d'Alien, un "serpent-millepattes recouvert d'écailles et de fourrure" (page 23) ;

– "Dix poèmes pour les mossums, un pour l'homme" décrit au contraire (un peu à la manière pacifique de la Sylvie Denis de "Petits arrangements intragalactiques") l'instauration d'une relation de coopération mutuelle entre un poète et des créatures lithiques (qui me paraissent tout droit sorties du récit "Donald chez les Cracs-Badaboums" de Carl Barks) ;

– dans "Scinque numéro trente-neuf", un robot abandonné sur une planète étrangère, où il continue à libérer les animaux qu'il crée, doit décider de l'attitude à adopter face aux formes de vie surprenantes qu'il rencontre ;

– "La Boîte de tristesse", version mature de l'ET de Spielberg, est "un diable à ressort" robotique (page 185), à savoir une IA conçue pour éprouver "une infinie terreur existentielle" (page 180) et donc se refermer à peine ouverte, au grand dam du garçon qui cherche à communiquer avec elle (la nouvelle incorpore le point de vue de l'IA entre une activation, marquée par "[1]", et une extinction, marquée par "[0]") ;

– dans "Tomber du bord du monde", variation évidente sur le thème de la robinsonnade, dont on sait l'importance pour la SF (voir The Seven Beauties of Science Fiction d'Istvan Csicsery-Ronay), Alis, le Vendredi de Gabe, le héros naufragé, va révéler peu à peu sa nature autre quand une équipe de sauvetage va débarquer sur le vaisseau échoué (non sans un gros clin d'oeil à Alien page 256) ;

– le "Peintre d'arbres" de la nouvelle éponyme (probablement la plus terrifiante du recueil avec "Vol de retour") est un des quatre derniers représentant de son espèce, enfermé dans une manière de réserve, que visite périodiquement un membre du Conseil (lequel ? la narration à la première personne, intercalée avec une narration à la troisième personne, le masquera jusqu'à la fin).


Au travers de ce premier inventaire (couvrant 7 nouvelles sur 13), on a pu voir que Suzanne Palmer, si elle ne rechigne pas à l'expérimentation formelle, s'attache surtout à nous proposer, comme le notaient d'ailleurs les 42 dans leur préface (citée plus haut), des expériences de pensée.


Eloge du trickster


Cette idée que la science-fiction est fondamentalement liée à l'expérience de pensée, les 42 disent l'emprunter à Daniel Drode, mais elle remonte au moins à Wells (et son développement rationnel d'une prémisse "fantastique") ; elle a été théorisée notamment par Bastien Descombes, et surtout Istvan Csicsery-Ronay (encore lui) dans le chapitre de The Seven Beauties of Science-Fiction consacré à la "science imaginaire".


Istvan Csicsery-Ronay y remarque fort justement que l'expérience de pensée a beaucoup à voir avec le "canular" [hoax] tels que le pratiquent, dès les débuts de la SF, Thomas More ou Edgar Allan Poe ; il ajoute que sa pratique place l'auteur ou l'autrice dans une position de "fripon" [trickster] – cette incarnation de la roublardise dans laquelle les Sauzeau voient la quatrième fonction mythique, en complément des trois énoncés par Dumézil.


C'est clairement le cas chez Suzanne Palmer, qui prend visiblement beaucoup de plaisir à nous immerger dans ses expériences de pensée (voir le jeu déjà mentionné sur l'identité du protagoniste de "Peintre d'arbres", alors même que la nouvelle est glaçante), et qui s'autorise également des pointes d'ironie jusque dans ses nouvelles les plus poignantes – ici "La Boîte de tristesse", page 196 :

"Aucune électronique. L'inventeur lui a expliqué que son laboratoire de travail était une chambre d'isolement, ce qui est normal, mais doit-il être aussi barbant ? Le garçon en est à essayer de calculer le ratio des dalles de plafond avec les dalles de sol lorsqu'il entend la porte se déverrouiller et se redresse ; à côté de lui, la boîte se referme sans bruit mais rapidement."


Mieux, exactement comme chez les Kloetzer de Noon – La Première et la dernière, Suzanne Palmer donne dans son univers une place centrale aux tricksters, ces "figures de bienveillance ou d'espièglerie" (dixit Soleil Vert), ces "gens modestes qui font une différence" (dixit Feyd Rautha) par l'astuce plus que la force brute – jugez plutôt (et concluez, avec Gromovar, qu'on est bel et bien dans de la fiction-panier à la Ursula K. Le Guin) :

– dans "La Vie secrète des robots" aussi bien que dans sa suite, "Les Bots de l'arche perdue", les humains ne devront leur survie que grâce au sens de l'improvisation d'un de ces vieux bots pourtant considérés comme "des fauteurs de troubles" (page 41) ;

– dans "Vol de retour", dont le mécanisme évoque fortement le film Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures de Claude Lanzmann, une ouvrière détourne de leur usage les outils mis à sa disposition par son employeur (ou plutôt son exploiteur) pour marquer des points contre lui ;

– dans "Joe 33%", basé sur le même concept que "Le Corps politique" de Clive Barker (ce qui nous fait un total de 2 nouvelles évoquant directement Les Livres de sang), "les unités cybernétiques" (page 33) en viennent progressivement à se soucier plus du bien-être moral que physique de leur porteur, donc repousser les limites que leur assigne leur programmation ;

– dans "Dix poèmes pour les mossums, un pour l'homme", le personnage principal, confronté à un prédateur inconnu, va devoir improviser avec les moyens du bord pour le renvoyer d'où il vient (ce n'est qu'une petite partie de la nouvelle, mais ça mérite d'être noté) ;

– dans "Ramener Icare (nouvelle à la deuxième personne qui aurait parfaitement pu figurer, comme son nom l'indique, dans l'anthologie Soleil.s), le protagoniste, en apparence un vendeur intergalactique individualiste, va se révéler doué autant d'une morale que d'un talent pour tromper son monde (la partie de "billard aérien" entreprise page 169) ;

– dans "Tomber du bord du monde", l'inventivité est forcément le maître mot de Gabe, avatar évident de l'ingénieux Robinson (évidemment, la robinsonnade peut parfaitement être utilisée pour faire l'éloge de la colonisation, mais ce n'est pas vraiment le cas ici, en raison de l'accent mis sur l'histoire de premier contact dont j'ai déjà parlé) ;

– dans "R.U.R.-8 ?", satire mordante dans la lignée de Karel Capek, qui n'est pas aussi "anecdotique" que le pensent Soleil Vert ou Apophis (voir ce qu'en dit Feyd Rautha), une femme va devoir recourir à une astuce pour sauver quelques-uns des derniers représentants d'une humanité apathique (là encore, ce n'est qu'une petite partie de la nouvelle, mais ça mérite d'être signalé, d'autant que le trickster, même masculin, est souvent caractérisé par des traits féminins, quand il n'est pas asexué) ;

– enfin, dans "Le Plafond est ciel", pour sortir du "cagivie" (page 305, excellente traduction de Pierre-Paul Durastanti, et je suis d'autant plus d'accord avec Soleil Vert que l'endroit comprend un "bouton d'euthanasie", page 313) où il croupit sans trop sacrifier à ses idéaux, un intérimaire va devoir réussir la tromperie ultime, un peu comme le protagoniste de La Solitude du coureur de fond d'Alan Sillitoe & Tony Richardson.


Ce deuxième inventaire, couvrant 9 nouvelles sur 13 (dont 2 où le thème est sans doute moins prégnant), démontre à merveille me semble-t-il combien Suzanne Palmer met en avant cette roublardise qui est le propre du trickster – et plus généralement l'importance de "l'action individuelle, l'interpersonnel" comme le note fort justement Gromovar en invoquant "l'obligation éthique individuelle d'aller de l'individu vers l'individu" chère à Lévinas.


C'est évident dans des nouvelles comme "La Vie secrète des bots", "Joe 33%" ou "Les Bots de l'arche perdue" : exactement comme le Ray Nayler de La Montagne dans la mer, Suzanne Palmer (administratrice système sous Linux, rappelons-le) croit en l'instauration de ces liens individuels, horizontaux (rhizomatiques, diraient Deleuze & Guattari, à chacun ses philosophes), plus qu'aux relations de sujétion, verticales (arborescentes, diraient Deleuze & Guattari, soit du type existant entre processus Linux).


Si Palmer écrit selon moi des "livres de silicium", ce n'est pas forcément parce qu'elle met en scène des bots, mais aussi et surtout parce qu'elle dénonce notre aliénation, notre transformation insensible en inforgs (dixit Byung-Chul Han à la suite de Luciano Floridi), à force d'interagir avec des infomates (page 336, nouvelle "Peintre d'arbres") :

"Voilà un bon résumé de ce qu'on est, les dents d'un rouage, et de ce qu'on fait – nous allons sans cesse vers l'avant, tenant chacun notre rôle, jusqu'à ce qu'on tombe pour être remplacé par la dent suivante qui se charge alors de notre travail."


La Vie secrète des robots est d'autant plus un recueil indispensable qu'il résonne fortement, comme je pense l'avoir montré dans cette chronique, avec d'autres ouvrages récents du Bélial' (Noon – La Première ou la dernière des Kloetzer, La Montagne dans la mer de Ray Nayler ou Changements de plans d'Ursula K. Le Guin) : il est donc de ces ouvrages qui démontrent brillamment la cohérence d'une ligne éditoriale.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire