Un corps d'avance de Lou Jan
La première chose qui frappe en ouvrant Un corps d'avance (roman lu en service de presse), c'est l'écriture de Lou Jan, qui pousse à son extrême (en surponctuant, dirait Drillon) ce que le XVIIIe siècle appelait le style coupé (page 11, le prologue ouvrant le roman) :
"Des lapiez strient le plateau sommital. Le calcaire affiche ses gerçures. La montagne souffre aussi du froid. Au bord du gouffre, je grelotte dans ma combinaison. La croix de zinc marque le début du vide. La promesse d'une chute de mille huit-cents mètres. Je suis sur la margelle de la vie."
Cette façon de privilégier le staccato au legato (idéale dirait Glenn Gould pour faire ressortir la structure complexe d'une oeuvre comme celle de Bach), ce n'est évidemment pas du maniérisme dans un roman qui insiste autant – et ce dès son prologue, on l'a vu – sur les fêlures et les brisures de ses personnages autant que de ses paysages – les uns n'étant pas sans rapport avec les autres, comme ici (page 93) :
"La bataille du temps a anéanti son visage. J'observe un champ de ruines. Yeux en cratères d'obus. Tranchées le long des joues. Bouche fine comme une entaille de baïonnette. Peau criblée de balles. Cheveux gris et épars, pareils à une forêt calcinée. L'enfer coule dans ses veines."
D'une certaine façon, on n'est pas si loin que ça de la Chris Vuklisevic de Du thé pour les fantômes, à cette différence près que la forme d'art chargée de recoller ces morceaux épars d'existence (et d'en faire un tout cohérent), ce n'est pas le kintsugi, mais le vitrail, dont il serait criminel de dévoiler le rôle dans Un corps d'avance ; contentons-nous donc de signaler sa première apparition dans le roman (page 87) :
"J'entre dans le métavers et pénètre dans une cathédrale aux magnifiques vitraux. Namaya pointe une vierge à l'enfant sur une rosace bleu cobalt scellée au plomb. Son délire personnel. Son chef d'oeuvre. Des heures de travail."
On l'aura compris, dans Un corps d'avance, la forme s'accorde au fond, lequel nous dépeint un monde (idéal ?) où un traitement anti-vieillissement (dispensé tous les 75 ans, à chaque reset) a définitivement (ou presque) conjuré cette hantise si humaine du morcellement et du délabrement (page 60) :
"Même si nous ne l'avons jamais expérimenté, nous savons tous les deux ce que vieillir signifie. La mort en pièces détachées. La peau se fend comme le ciment d'un mur. Cheveux. Dents. Force. Des briques se descellent et tombent en silence. Le mur se désagrège et s'écroule. Déchéance. Trépas."
Le 2320 de Lou Jan fait tout de suite penser à des oeuvres comme Immortalité à vendre de Joe Haldeman (et à son adaptation en bande dessinée par Marvano, Dallas Barr), Jack Barron et l'éternité de Norman Spinrad ou Le Goût de l'immortalité de Catherine Dufour (auquel Un corps d'avance ressemble pour la façon dont la science rejoint parfois la magie, suivant la fameuse loi de Clarke ; l'ouvrage figure d'ailleurs dans la bibliothèque idéale de l'autrice, aux côtés du Replay de Ken Grimwood, autre influence possible).
De fait, si optimiste soit-elle (prétendument ?) Lou Jan va précisément s'attacher, dans une sorte de démonstration par l'absurde, à décrire les conséquences d'un transhumanisme poussé à l'extrême – à nous montrer l'envers du décor.
D'abord, même si ce monde a l'air idéalement démocratique (on y perd tous ses biens tous les 75 ans) et écologique (on s'y soucie de préserver la Terre puisque on vit vieux, idée un peu naïve peut-être, mais que je ne discuterai pas, car elle fait partie des postulats de base de l'oeuvre), il apparaît très vite (dans les propos de Jinseï, le premier narrateur, mais ceux de la deuxième narratrice, Léan, confirmeront cela de façon éclatante) que tout repose en fait, exactement comme la cité grecque antique, sur l'esclavage (robotique) – voir les explications de Jinseï pages 38-39 :
"Posséder un robot qui travaille à sa place, ce n'est pas donné à tout le monde, car les androïdes et les avatars sont extrêmement chers à l'achat. Les banques exigent un apport personnel conséquent des recent resets pour leur prêter de l'argent. Privés d'héritage, nous trimons des années durant pour économiser et constituer cet apport. Travailler pour ne plus travailler. Nous brisons enfin ce cercle originel, pour caracoler sur la droite du temps retrouvé. La plupart d'entre nous finissent heureux propriétaires d'un esclave cybernétique en une ou deux décennies. Le coût d'entretien des androïdes et des avatars est ensuite négligeable, les robots intelligents n'étant pas rémunérés."
Ensuite, exactement comme le faisait Jean Anouilh dans ses pièces, Lou Jan souligne que, s'il est capable d'imposer une nouvelle temporalité (plus cyclique que linéaire) aux gens, le progrès (supposé) que représente le reset ne change pas fondamentalement le coeur humain... (D'où l'accent mis par le roman sur les sentiments, au risque de déconcerter CélineDanaë.)
Yvan Fauth l'a remarqué avant moi, "les états d'âme demeurent" ; l'homme reste toujours autant avide d'attentions et ne supporte toujours pas l'indifférence (je cite à titre d'exemple la page 97, où Jinseï affiche une aversion certaine pour l'aromantisme apparent de Léan ; notez au passage que l'asexualité semble l'impensé du monde de Lou Jan, alors même qu'il est plein de trouples et d'agenres) :
"Léan manie la courtoisie glaciale. Ses traits restent inexpressifs. Ses yeux dorés ne la rendent pas plus précieuses pour autant. J'ai compris que son coeur est en toc. Elle esquive mon accolade et s'en va. Elle emporte avec elle une part de moi-même, mes frustrations et mes désirs contrariés."
Autrement dit, la technologie ne vous préserve pas des pièges que vous tend votre propre esprit, et elle ne vous empêche pas de croire à tort, comme Jinseï, que votre amour vous doit tout (pages 64-65) :
"Léan devient aussi toxique qu'un casque virtuel. Comme le junkie sombrant dans le tréfonds du métavers, je m'enfonce dans un monde chimérique dont je risque de ne jamais ressortir."
Pour souligner cette immaturité consubstantielle de l'humanité, Lou Jan emploie (d'une façon pas si éloignée que ça du Her de Spike Jonze) le triangle amoureux classique :
– l'homme (Jinseï Fumetsuno, le narrateur du prologue et de la première partie, chapitres 1 à 12) ;
– la femme de rêve, idéale mais inaccessible (Léan O'Reilly, la narratrice de la deuxième partie, chapitre 13 à 15) ;
– la femme réelle, beaucoup plus accessible, elle (Namaya Diarra, la narratrice de la troisième partie, chapitre 16 à 21 ; je laisse délibérément de côté le chapitre 22, qui est presque une quatrième partie en soi, voir le récapitulatif de la page 204).
Ce triangle – cette "corde à trois brins" (page 179) – se complexifie d'abord en devenant un losange – une corde à quatre brins – grâce aux personnages de Sol Théotokis puis de Zoi, de charmants Néanderthaliens (dans le monde de Lou Jan, voir page 35, "un programme biogénétique" a ranimé des espèces éteintes, un peu comme chez le Peter Watts de Vision aveugle et d'Echopraxie).
Surtout, derrière ce triangle – ou ce losange – amoureux de 2320 s'en profile – sans s'y superposer – un autre, ce coup-ci du type mari / femme / amante (Henri, Aliénor, Rosemonde), en 1167 (interludes 1, 2 et 3), 1173 (interludes 5, 6, 7 et 8, et épilogue) et 1199 (interlude 4), avec des échos d'une ligne de narration à une autre ("la chasse" entre les pages 41, 53 ou 152 ; "l'Hôtel-Dieu" entre les pages 63, 80, 98, 101, 103 ou 139).
Cet envahissement de l'intrigue futuriste par une intrigue médiévale n'est évidemment pas fortuite, elle sert à souligner ce qui est le troisième et principal envers du monde décrit par Lou Jan.
Le traitement anti-vieillissement a en effet une conséquence d'apparence anodine, mais qui va en fait se révéler capitale dans l'histoire (page 27) :
"Ai-je une question ou un ultime souhait avant de quitter l'hôpital ? Non. Oui. Alors que je hoche négativement la tête, se produit un événement singulier. Poussé par un instinct incontrôlable, je réclame le download intégral des mélodies de musique médiévale occidentale, ainsi qu'une connaissance des instruments de l'époque. Cet effet de pulsion, sans aucune logique apparente, est bien documenté dans la littérature scientifique. La plupart des resets l'expérimentent. Il semble inoffensif, quoique augmentant en intensité au fil des vies. Va pour la musique médiévale."
Cette passion subite pour le Moyen-Âge, partagée par Jinseï, Sol, Namaya et Zoi, va trouver une explication à la fin de chacune des trois parties de l'histoire, où Jinseï, Léan et Namaya vont expérimenter, chacun d'une façon différente, la même révélation ; même si leur triangle amoureux va trouver une résolution dans le chapitre 21, le chapitre 22 est là pour souligner que l'intrigue se centrait en fait sur cette triple révélation et ses conséquence (un peu comme chez James Mallahan Cain, le facteur sonne trois fois chez Lou Jan).
C'est évidemment difficile de parler, sans la déflorer, de cette révélation (et du premier twist qu'elle déclenche au tiers de l'histoire, avant qu'un magistral twist final ne vienne rebattre les cartes) ; je me contenterai donc de souligner qu'elle découle (quasi-logiquement) des prémisses du transhumanisme (l'âme comme algorithme exécuté par la machine corporelle), et qu'elle sert à merveille ce qui est peut-être au fond, la morale d'Un corps d'avance (page 198, chapitre 22) :
"Être parfait, c'est aspirer à ne pas l'être."
Comme La Vie secrète des robots de Suzanne Palmer, Un corps d'avance de Lou Jan appartient à cette science-fiction qui vous propose d'expérimenter, à hauteur d'homme et de femme, les conséquences (imprévisibles) de prémisses (transhumanistes) en apparence désirables – et donc d'observer votre présent avec plus d'esprit critique que de confiance aveugle...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire