lundi 7 avril 2025

Photosphère intérieure

Soleil.s – 12 fictions héliotopiques


Le soleil en questions


En ces temps de "solastalgie, le sentiment morbide qui saisit l'âme face aux dégradations du monde" (Sabrina Calvo, page 181), qu'y a-t-il en apparence de plus immuable, donc de plus rassurant, que le soleil, cet astre qui brille en permanence au-dessus de nos têtes ?


A partir de quelque chose d'aussi évident dans notre décor, est-il vraiment possible d'enclencher ce pas de côté, ce saut dans "l'inconnu et le douteux" (dixit Maurice Renard dès 1909, voir L'Art du vertige page 127) qui est la marque la plus sûre des littératures de l'imaginaire en général et de la science-fiction en particulier ?


C'est la tâche à laquelle s'attellent brillamment (si, si) les 12 scribes de l'anthologie Soleil.s (lue en service de presse), dont le prétexte est l'exposition Solar Biennale au Mudac – mais les 12 nouvelles choisies dépassent largement ce cadre, ne serait-ce que parce que la thématique de l'énergie solaire n'est qu'un des (nombreux) sujets abordés dans le livre (Soleil.s n'est donc pas une anthologie de solarpunk, disons-le, même si évidemment certains textes sont rattachables à ce sous-genre).


Plus précisément, et exactement comme les hallucinations visuelles peuvent être divisées en 4 catégories principales (tunnel, spirale, treillis, toile d'araignée, d'après les travaux de Jack Cowan reprenant ceux de Heinrich Klüver), chacune des nouvelles de Soleil.s est marquée (lors de son apparition et au sommaire, avec un écart dans au moins un cas, j'en reparlerai) d'un macaron (a priori conçu par Etienne Mineur) qui la range dans une catégorie bien précise.


Chacune de ces 4 catégories correspond à une vision particulière du soleil (un héliotope si vous suivez le sous-titre de l'anthologie), et au questionnement qui lui est rattaché, divisant ainsi Soleil.s en 4 sections d'inégales longueurs – et permettant accessoirement au chroniqueur que je suis de recenser l'ouvrage en 4 grandes questions, correspondant chacune à un macaron.


Avant de commencer la recension, une dernière précision : selon moi, exactement comme une batterie solaire, l'anthologie a son temps de charge, et ne se déploie à pleine puissance qu'après sa première section – n'hésitez donc pas à commencer votre lecture par la nouvelle qui vous attire le plus.


Tomber dans le panneau... solaire ?


Le premier macaron, qui orne les 4 premières nouvelles, représente une structure en nid d'abeille (ou en fleur de tournesol si vous préférez) plongée en partie dans l'ombre : il s'agit à l'évidence d'évoquer le revêtement d'un panneau solaire, donc de commencer l'anthologie par le thème qui vient le plus facilement à l'esprit quand on pense au soleil de nos jours (ou de nos nuits).


En ces temps tout à la fois de besoins énergétiques croissants (ah, nos bien-aimés smartphones !) et de réchauffement climatique, l'énergie solaire semble en effet une solution des plus prometteuses au problème, pour peu qu'on n'en questionne pas trop avant les présupposés (des plus douteux).


En effet, plutôt que de toujours chercher dans la technologie (du reste pas si verte que ça, un panneau solaire ou l'IA qui le gère parfois nécessitant de grosses ressources, y compris minières, pour être produits) la réponse aux problèmes où nous a plongé la même technologie (le "technosolutionnisme", dixit Michael Roch dans la section suivante de l'anthologie, page 129), pourquoi ne pas aussi réduire les besoins humains, au moyen par exemple d'une inflexion vers "une courbe démographique douce" (dixit luvan vers la fin de l'anthologie, page 242) ?


Même si elles posent d'autres questions, tout aussi intéressantes (la spoliation de terres pour y implanter des fermes solaires chez Nnedi Okorafor ou Wu Ming-Yi, ou les inégalités systémiques chez Vincent Gessler, voire la pérennité de la technologie chez Li-Cam), les 4 nouvelles de la section ne traitent pas celle-ci – ce qui n'enlève rien à leur talent.


"Sahara Solaris" de Nnedi Okorafor (nouvelle traduite par Marie Surgers) est probablement la plus "réaliste" des 4 (ce qui en fait une excellente nouvelle d'introduction, même si elle ne laisse en rien présager de la tonalité d'ensemble du recueil) : elle se présente en effet comme le voyage documentaire (raconté à la première personne) d'une "autrice de science-fiction" au coeur du Sahara, jusqu'à "Noor Ouarzazate, la plus grande ferme solaire thermodynamique au monde" (page 13).


Quoique Nnedi Okorafor ne fasse pas parler que des industriels (Mustafa Sellam ou Bill Gross, qui se dit inspiré par Greta Thunberg, on en ricane) mais aussi une chercheuse (Karen Rignall), quand elle en vient au point d'imaginer (en italiques) une fiction dans son documentaire, elle ne fait que recycler à la fois le trope industriel de la "success story" (page 5, préface de Scott Longfellow & Rafael Santianez) et le trope complotiste de l'inventeur persécuté, non sans violer au passage les lois de la thermodynamique (page 26) :

"C'est vraiment comme le fantôme du soleil, cette charge d'énergie recueillie, condensée et restructurée à partir du rayonnement intense de cette journée. Zagora la regarde flotter sur l'étendue rocheuse puis, arrivée à portée du récepteur, disparaître. Lorsqu'elle court vers son récepteur et relève les mesures de la quantité d'énergie accumulée dans sa batterie, elle rejette la tête en arrière et éclate de rire. Exactement 5 mégahertz ! Assez pour alimenter tous les appareils de sa famille pour la journée. Le même nombre que dans la batterie de l'émetteur. Pas un seul mégahertz perdu lors du transfert. Succès !"


Malgré au moins un thème semblable (l'expropriation, je l'ai déjà dit), "Vibrations solaires" de Wu Ming-yi (nouvelle traduite par Gwennaël Gaffric, qui confirme ici son talent pour repérer de bons textes en langue chinoise, après notamment Le Bracelet de jade) est ouvertement fictive, et à hauteur d'homme plus que d'espèce (même si des enseignements peuvent sans doute être retirés de la trajectoire individuelle d'A-lun).


De fait, en brassant les thèmes de la famille (ici en sus des relations de couple), du deuil (la nouvelle commence dans un "columbarium", page 35), de la transmission (d'abord par le biais d'une chaîne YouTube) et de la métamorphose (la vie d'A-lun va prendre peu à peu une orientation nouvelle), "Vibrations solaires" relève clairement de ce que j'appelle la résilience-fiction, et en tant que telle, elle véhicule ces sentiments doux-amers propres selon moi au (sous-)genre (page 41) :

"Dès qu'il avait su marcher, A-lun avait aimé la saison des récoltes. Au crépuscule, les bananes fraîchement cueillies étaient triées dans des paniers selon leur degré de maturité, et la sève qui s'écoulait des troncs imprégnait le vent d'une douce fraîcheur qui se mêlait à l'arôme de leur fermentation imminente, procurant au petit A-lun, qui s'asseyait près des champs, un sentiment de sécurité semblable à celui qu'il éprouvait dans les bras de sa mère."


Ces 2 nouvelles étaient situées dans le présent (ou du moins dans un futur très proche), les 2 suivantes seront, elles, clairement positionnées dans un futur (plus ou moins) lointain (une preuve de plus que cette anthologie est très savamment construite).


Avec "Baies de soleil" de Li-Cam on est clairement dans ce type d'univers post-technologique où évoluent autant Nausicaa de la vallée du vent de Miyazaki que la Franny de Ken Liu dans Les Armées de ceux que j'aime : Anna-Molly, la narratrice, et ses ami.e.s "nomes" (diminutif de "nomades", page 68) y exploitent "une forêt artificielle qui trait l'énergie solaire du ciel" (page 56), mais sans maîtriser tous les tenants et aboutissants de la technologie (d'où certaines prises de risque pour les réparations).


Portrait sensible d'une adolescente neurodivergente dans le monde d'après, parsemé des "petits poèmes de trois lignes" en "vieux français" (binaire) "sur la Vivante" (la Terre) qu'elle écrit (page 66), cette jolie nouvelle n'est cependant pas sans ambiguïtés (volontaires ?), la plus criante étant probablement la façon dont Anna-Molly et ses amie.e.s gaspillent tout en la récoltant l'énergie chèrement acquise (page 58, avec un emploi, peut-être délibéré, du désuet "pauser" là où l'on attendrait plutôt "poser") :

"Prune m'envoie une photo de Ringo pausant près de leur petite remorque comptant déjà plusieurs centaines de baies pleines. Je leur envoie mes félicitations via une salve d'applaudissements et réoriente mon attention sur le superviseur, une grosse boîte en acier corrodé par les ans. L'état de la porte ne me dit rien de bon. Je ne suis même pas certaine de réussir à l'ouvrir."


Avec "4 degrés" de Vincent Gessler, on est au contraire dans un monde futur qui est parvenu à tirer parti de la technologie (énergie solaire et intelligence artificielle, comme chez Nneni Okorafor) pour créer une "utopie agraire, joyeuse et familiale" (page 75), qui se double hélas d'un "bidonville" (page 79) – le contraste est classique, mais il correspond malheureusement à la réalité.


Au moyen d'un dispositif astucieux (le point de vue à la troisième personne de Phaéton, dit Pha-Pha, est sur la gauche ; celui d'Abad, est sur la droite ; les dialogues sont au centre), Vincent Gessler organise une confrontation entre ces deux mondes, laquelle débouche sur 3 fins possibles, suivant qu'Abad choisit "la rage" (donc la violence physique), "l'empathie" (donc la non-violence) ou "l'estime de soi" (et le chantage, aka la violence morale) – on pense au dispositif ludique des livres dont vous êtes le héros, mais aussi et surtout aux parallèles en vigueur dans la littérature (pseudo-)morale, comme la Juliette et la Justine de Sade.


Comme tout texte sarcastique qui se respecte, "4 degrés" est sans doute un peu appuyé, tout en posant sans forcément en avoir l'air des questions intéressantes, comme ici celle de l'évangélisme technologique (page 79, où Pha-Pha interprète évidemment de travers la réaction d'Abad) :

"Sans doute est-il encore trop choqué, confus de se trouver ainsi projeté dans l'univers élitiste de ceux qui fabriquent son mode de vie, qui donnent littéralement corps à ce qui l'entoure. Il pourra mesurer plus tard sa chance d'avoir été accueilli en personne par le grand prêtre de SoLove, le designer en chef, celui qui instancie les rêves à partir des valeurs sociales, le Grand Architecte du coin, un mini être suprême, démiurge secondaire mais indispensable.

Pha-Pha savoure un orgasme narcissique et poursuit sur sa lancée."


(Ca tombe bien, moi aussi.)


Vivre dans le feu ?


Le deuxième macaron, qui représente des taches noires agglomérées sur une surface blanche, me semble autant évoquer la surface du soleil qu'une peau de salamandre, et donc poser la question de ces êtres capables, sinon de vivre dans le feu comme dans le roman d'Antoine Volodine, du moins de s'hybrider avec lui.


Dit autrement, les 3 nouvelles de cette section considèrent le feu comme un élément (comme l'eau, l'air ou la terre), voire comme un matériau (plutôt qu'une ressource, comme dans la première section), avec lequel l'humain peut composer – on bascule donc frontalement dans cette altérité qui est, selon Jean-Marc Gouanvic, l'attendu fondamental de la science-fiction, et de l'imaginaire en général.


Que ce soit avec la trilogie Elohim (Anamnèse de Lady Star / Vostok / Issa Elohim) ou avec le cycle Noon (Noon du soleil noir / La Première et la dernière), les Kloetzer ont amplement prouvé leur talent pour construire des mondes : est-il vraiment étonnant que "Le Champ de la mi-été" soit un modèle de world-building – et surtout de word-building ?


Sans jamais utiliser (ou presque) un seul néologisme ou néosème, les Kloetzer parviennent pourtant à nous faire pénétrer dans l'esprit d'un personnage (Asinus, peut-être un discret clin d'oeil à Apulée) vivant dans un monde (futur) radicalement autre – plus exactement un personnage vivant dans la partie non-technologique du monde et ne comprenant rien (ou presque) à sa partie technologique (notez que ces deux mondes ne s'opposent pas aussi brutalement que chez Vincent Gessler).


De cet autre versant du monde va venir un personnage (Terence) porteur d'une technologie (nucléaire ?) censément neutralisée, mais qui va peu à peu se réveiller, ce qu'Asinus va décrire avec son vocabulaire à lui ; voyez les pages 103-104, passage symptomatique de l'étrangeté (fazienne) dans laquelle baigne à la fois le récit tout entier, mais aussi cette section de l'anthologie :

"Je sais regarder. J'ai vu la peau de Terence brunir sous la Soleil, comme celle des autres, plus vite que celle des autres. J'ai vu les veines plus nombreuses qu'avant sur ses bras, ses poignets et le dos de ses mains. La Soleil était aussi dans son corps.

Le soir, il dormait lourdement dans la roulotte de Marymad. Le plancher craquait quand il se retournait dans son sommeil. A l'extérieur, je l'écoutais à travers la paroi. La graine en lui appelait de plus en plus fort."


Dans "Ce qui nous échappe", nouvelle dans le prolongement de Tè mawon et de Lanvil emmêlée, Michael Roch va utiliser la même thématique de l'hybridation avec le soleil (et le même dévoilement progressif de l'intrigue) que les Kloetzer, mais en y adjoignant la possibilité pour la technologie de s'émanciper de l'humain (sous une forme qui m'évoque personnellement un feu follet, peut-être parce que l'histoire se déroule dans un marécage, ou plutôt une mangrove).


Evidemment, cette hybridation se retrouve en miroir dans le style, qui est, comme toujours dans l'univers de Lanvil, du français métissé de kriyol (avec une absence de majuscule dans les dialogues), voyez par exemple cette interaction du Vieil Obé avec Kéva (page 127, soit un peu avant d'avoir le fin mot de l'histoire, comme si le kriyol servait aussi à nous faire approcher progressivement une réalité insoutenable ; on n'est pas si loin que ça de Lovecraft) :

"Son oeil se calcinait à chaque fois qu'il parlait de sa mécanique. Il brasillait de la même manière que pulsait la tek qui lui servait de coeur. J'vlé me connecter à tout, avait-il annoncé, envieux, à Kéva. j'vlé continuer à manger le monde, j'vlé jamais arrêter, jamen kité sa, wé, et c'est toi qui vas porter mon sang là-bas.

mo koer à part tient à la flanbwayans qui s'élève sur la mangrove. elle est bien plus qu'un soleyman. elle flotte et inonde et divague et dans tous les trous d'air des palétuviers. elle nourrit aussi les corps élektik des moun an vakabondaj."


Ce thème du feu follet est poussé à l'extrême dans "Obscur Interregnum" de Saul Pandelakis, où les humains d'un monde sans soleil ont domestiqué des êtres solaires (les orbes) pour éclairer un peu leur nuit – typiquement le genre de concept dont la plausibilité est faible, mais le potentiel d'émerveillement, énorme (tout l'inverse d'un panneau solaire quoi).


"Obscur interregnum" décrit vingt-quatre heures (ou à peu près) dans la vie d'un des habitants de ce monde, un accoucheur d'orbes qui entretient une relation de soumission avec un de ses collègues – ce détail, en apparence gratuit, fonctionne me semble-t-il comme un indice de la gêne qu'éprouve le protagoniste à "exploiter" les orbes, les deux relations s'éclairant l'une l'autre.


Ce texte (qui sera bientôt prolongé par un autre, qu'on espère tout aussi puissant) est clairement sur le versant grotesque (au sens de difforme, non de risible) du sense of wonder, avec une forme de body horror tempérée par l'ambiance médicale de l'ensemble (page 151) :

"Dans les binocles, je vois : l'orbe-mère se contracte, le troisième tissu utérin s'agite. Diastole, systole. Toute la peau est sous tension, même si ce terme ne convient pas pour décrire la physionomie de l'animal. Les veines qui réticulent habituellement son corps forment des reliefs comme autant de soupçons. Des bourrelets violacés prêts à éclater sous la pression. Un utérus plein d'un placenta sombre, qui craque, flatule, cède face à ce qu'il accueille et ne peut plus contenir."


Se brûler les ailes ?


Le troisième macaron a la forme de ces labyrinthes qui foisonnent dans l'art médiéval (voire d'une empreinte digitale) – et cela sert sans doute à nous rappeler que, dans la mythologie grecque, c'est en voulant s'évader du dédale construit par son père qu'Icare fut pris de l'envie folle de se rapprocher du soleil, au risque de faire fondre la cire de ses ailes improvisées.


Dit autrement, les 2 nouvelles de cette section (celles d'Aiki Mira et de Sabrina Calvo) vont voir le soleil non comme une ressource ou une matière, mais comme un horizon à la fois inspirant et menaçant, car infranchissable (même si elle met aussi en scène une quête personnelle quelque peu exaltée, la nouvelle de Peter Watts appartient selon moi à la section suivante, comme le suggère d'ailleurs le macaron apposé sur la page de présentation, contrairement au macaron figurant au sommaire – c'est la discordance, peut-être volontaire, que j'évoquais en introduction).


De manière symptomatique, dans ces 2 textes (dont les scribes partagent par ailleurs une même appétence pour le cyberpunk poétique et les questions de genre, pour le dire vite et mal) une héroïne contre-balance une apocalypse solaire imminente par une immersion dans un monde artistique (musical chez Aiki Mira, vidéoludique chez Sabrina Calvo) – une "photosphère intérieure" quoi (dixit Sabrina Calvo page 184).


"Eruption solaire et pluie de diamants" est le deuxième texte d'Aiki Mira traduit en français (toujours par Thomas Herth), après le génial "Une fluctuation dans le vide" (dans Arborescences) ; contrairement à ce dernier texte (ou au multi-primé "Utopie27"), c'est un texte bref, mais parvenant tout de même à nous installer dans son univers (en peu de mots, comme les Kloetzer) et à nous émouvoir.


Si le thème est classique (la transposition d'un combat de gladiateurs dans un monde futuriste, ici un système planétaire dont le soleil, visiblement, agonise), le traitement l'est évidemment beaucoup moins, parce que la protagoniste de la nouvelle utilise la musique comme réconfort, et que le style se met à l'unisson de ladite musique, qu'on imagine bien rythmée (page 165) :

"Arène de combat, une gueule béante. Vorace. Puante.

Le soleil cru momifie. Tout. Cadavres. Cramé. Carbonisé. En poussière.

Elle se tapote l'oreille. C'est sa musique à lui qui résonne. Flux distordu."


"Fiancées du silence" de Sabrina Calvo développe (de fort belle manière) – ou plutôt tricote – un motif similaire, mais sans combat aucun : dans un monde où l'humanité a déjà subi, de la part du soleil, "six vagues, pour nous fondre toutes" (page 174, allusion transparente à Tolkien), une développeuse vit dans l'attente de la septième (et dernière) vague solaire – un peu comme dans une célèbre nouvelle de Richard Matheson (dont le titre m'échappe).


La narratrice va affronter une série de "petites" pertes (son chat, son emploi, son appartement, mais aussi le jeu vidéo qu'elle crée, menacé par un bug) en écho à sa fin prochaine ; elle va surtout transcender tout cela par la création artistique, car "Fiancées du silence" est aussi et avant tout un formidable hommage à l'art comme activité essentielle à l'humanité (page 176) :

"Phébus était un jeu sans autre but que de ne pas tuer le jeu, un compte à rebours à ralentir autant que possible pour maîtriser le tempérament d'un dieu capricieux. Dompter les vagues de feu pour diminuer l'intensité d'un effondrement. C'était la promesse d'une nouvelle ère, une façon de vivre et de jouer qui ne serait pas compétition, appropriation ou extraction. Préserver une terre d'or et de miel en utilisant des ressources présentes au monde dont l'accumulation ne mettrait pas en danger l'existence de peuples menacés. Comme un rite pour recoudre les haillons du monde, mystère renouvelé."


Déchiffrer les photons ?


Le quatrième et dernier macaron représente une alternance fractale de bandes noires et blanches en zigzag, comme si un objet mystérieux en modifiait par sa gravité l'alignement parfait – ou comme si les fréquences émises par le soleil avaient été mises en image.


De fait, les 3 dernières nouvelles de Soleil.s (y compris donc celle de Peter Watts, que le sommaire rattache plutôt à la section précédente, contrairement à la page de présentation) me semblent s'articuler autour d'une seule et même question (étrange) : et si le soleil avait quelque chose à nous dire ? et si ses photons étaient comme autant de phonèmes d'un langage mystérieux qu'il nous faudrait déchiffrer, afin de parvenir à une vie meilleure ?


Chez Peter Watts, où la promesse d'un premier contact est souvent déceptive, ne faisant que renvoyer l'humanité à sa propre finitude (voir les géniaux Vision aveugle et Echopraxie), plus que d'un message, il s'agit ici d'une forme de révélation : dans "Eclat" (traduit par Gilles Goullet), le seul moyen d'acquérir une réelle (mais fugace) "autonomie cognitive" (page 200, prospectus inséré dans le texte), c'est de s'exposer de très près au rayonnement électromagnétique du soleil – une expérience que va donc tenter la narratrice, Sunday Ahzmundin.


Comme le montre le passage suivant (également emblématique de la façon magistrale dont Peter Watts enrichit son texte de vocables scientifiques, d'où sa réputation de faire de la hard SF), il s'agit surtout et avant tout pour le personnage (et nous avec) d'éprouver l'illisibilité fondamentale de l'univers (et donc l'insignifiance de l'humanité, limitée par sa biologie) – raison pour laquelle le texte de Watts est bien à sa place dans cette section (page 208) :

"Ce qui compte, ce sont ces invisibles cerceaux de force magnétique qui montent jusqu'à la tachocline et traversent la surface du soleil. Il se passe tant de choses, à cet endroit : les contours dansent avec les contours, les lignes de force s'entortillent autour d'invisibles fuseaux... réactions qui multiplient par cinq mille la force du champ. Ce n'est toutefois pas qu'une question d'intensité. Il y a aussi de la complexité : toutes ces lignes entremêlées se nouant et se tissant exactement de cette manière en un motif si complexe, si tendu qu'il faut bien que quelque chose cède.

Il paraît que c'est le seul endroit où on peut trouver le libre arbitre. Au point de rupture."


On retrouve dans le "Panoptikum" de luvan (nouvelle qui fait écho me semble-t-il à son "Cant" de Derrière le grillage, et qui peut aussi se voir comme une version de La Grande panne de Théo Varlet racontée du point de vue des extraterrestres) cette idée que les humains déchiffrent le monde de travers, se méprenant autant sur les intentions des entités narratrices que sur celles du soleil.


La nouvelle alterne (sans majuscules, et sans ponctuation à part des tirets) des passages présentés comme des poèmes (des syntagmes centrés sur la page), qui font avancer "l'intrigue", et d'autres adoptant le format justifié d'un paragraphe de prose (mais sans alinéas), pour décrire l'impact culturel de la venue des extraterrestres sur l'humanité – et il y a autant d'espoir dans ce constat qu'elle est capable d'évoluer, que de désespoir dans l'idée que ce n'est possible que sous influence extérieure (page 237) :

"les humaines tournaient leur visage

vers le soleil

sans être plantes

pas encore –

les humaines pensaient le soleil

comme une chose

à capter à stocker

inépuisable

disaient-elles de son essence

jamais ne leur était encore venu

à l'idée

d'exister simplement

à partir de

naître de

l'étoile

&

du

noyau

alternance

fusions

–"


Ce constat de luvan aurait parfaitement pu servir de conclusion à l'anthologie, mais "Chants magnétiques" d'Ezra Pontonnier prolonge (avec beaucoup d'ironie mais aussi beaucoup de tendresse) cette idée que le soleil parle mais que nous ne le comprenons pas, tout simplement parce que la sixième extinction de masse s'accompagne aussi d'une extinction des langues (la raison est la même dans les deux cas, ou à peu près : l'urbanisation galopante).


Pour déchiffrer un message émis par le soleil à l'intention de la Terre (et la réponse de celle-ci), les 4 personnages d'Ezra Pontonnier (dont une muette baptisée Odradek, clin d'oeil à Kafka) se retrouvent à voyager en montgolfière vers une banque de graines – et "Chants magnétiques" devient une version déjantée du fameux Cinq semaines en ballon de Jules Verne (page 283, avec un "e" en exposant à la place du ".e." classique, que je ne rendrai pas sur ce blog) :

"Passé l'Ukraine, l'air refroidit. Il y eut des forêts monochromes, des troncs moitié blancs moitié noirs montés vers le ciel. Un vilain grésil se leva, criblant la montgolfière sans discontinuer, obligeant ses occupantes à se rencogner dans les angles de la nacelle sous des couvertures de laine. Il fallait bien, et plus que jamais, que Toupie sorte inspecter le ballon. Sa silhouette flagada se faisait malmener par les bourrasques. De temps à autre, elle ripait, s'agrippait in extremis du bout des doigts dans un cordage et flottait à l'horizontale pendant une heure, comme un drapeau."


Ce dernier détail (cocasse) fournit cependant une excellente conclusion à ma chronique de Soleil.s : si un étendard flotte au-dessus de cette anthologie, il est indubitablement humain, tout simplement parce que Soleil.s vise avant tout à nous rappeler que "nous sommes nus sur un océan de flammes" (Peter Watts, page 207).



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