Les Navigateurs de Serge Lehman & Stéphane De Caneva
"Et puis il se produit quelque chose d'extraordinaire."
Ces mots que Max Faubert, le narrateur – pas forcément fiable, soyez prévenu.e.s – des Navigateurs, prononce (page 39, chapitre 2) à propos du phénomène fantastique qui fait irruption dans sa vie (en apparence) bien rangée, nous pourrions tout aussi bien les appliquer à la bande dessinée toute entière, tant son scénariste et son dessinateur s'y montrent au sommet de leur art.
Ce n'est certes pas la première fois que Serge Lehman et Stéphane de Caneva collaborent ensemble, pour le meilleur (la relecture du Métropolis de Fritz Lang au prisme de son M le maudit) et pour le pire (La Brigade chimérique – Ultime renaissance, suite de La Brigade chimérique hélas dépourvue de toute la magie de l'original) ; mais dans Les Navigateurs leur alchimie atteint selon moi des niveaux inégalés.
Côté dessin tout d'abord, saluons la pertinence du choix fait par Stéphane De Caneva de se reposer (comme le Frederik Peeters de l'Homme gribouillé, autre grand scénario psychogéographique de Lehman) exclusivement sur le noir et blanc – ou plutôt le noir et gris (le "black and grey" des tatoueurs), car comme l'a remarqué Yossarian avant moi, le noir et blanc pur et dur est réservé (pages 160-189) au Monde de la Vieille Mer (dont j'aurai bien sûr à reparler).
De cette façon, son dessin n'est pas écrasé (et banalisé, pour ne pas dire phagocyté) par les couleurs (comme c'était le cas à mon avis dans La Brigade chimérique – Ultime renaissance) et transcende son classicisme assumé pour mieux servir cette histoire de "peintures magiques" (comme l'appelle non sans mépris un policier page 103).
La même remarque s'applique au découpage, classique (le taux de cases en scope par planche s'établit à 0,58) mais s'autorisant des effets bienvenus, comme cette case en scope presque entièrement blanche au moment (page 8) où la silhouette grise de Max s'écrie "Quoi ?" après avoir appris le retour de son amie d'enfance Neige à Clamart (je reviendrai bien sûr là aussi sur cet événement, qui lance la narration).
Sans en avoir l'air, j'ai semé deux mots importants dans mon début de chronique, "magie" et "Clamart", qui suffisent à eux deux à résumer tout ce qui se passe côté scénario : dans la droite lignée de L'Inversion de Polyphème (et avec le même thème de la bande de trois garçons et une fille se reformant bien des années plus tard), Serge Lehman parvient à enchanter Paris et la banlieue parisienne (un tour de force réussi également par le Jacques Rivette de Duelle ou la Sabrina Calvo de Melmoth furieux).
Il n'est pas si facile que ça en effet de déréaliser des lieux parisiens qui brillent fondamentalement :
– soit par leur prosaïsme, comme le (bien réel, mais portant un autre nom) "Café Chez Jalil, 14 rue de Chartres" de la page 119, avec une scène sous influence du Jacques Yonnet de Rue des maléfices ;
– soit au contraire par leur poésie un peu trop touristique pour être honnête, comme le "Château des Brouillards" des pages 88 et 189, un endroit cher au coeur de Gérard de Nerval, avant d'être "livré à des locataires divers, modèles, faux-monnayeurs, anarchistes et artistes qui le mirent en piteux état" suivant Jacques Hillairet (Connaissance du vieux Paris tome III page 155).
La clé de cet étrangement du monde réside bien sûr dans le mot que je viens de lâcher, "artiste" : en s'inspirant peut-être de Fernand Khnopff (qui vécut à la même époque et épousa lui aussi une femme plus jeune), Serge Lehman invente un artiste fictif (Ferdinand Krebs), disciple d'Odilon Redon et co-créateur, avec une autrice fictive (Jeanne Latour), d'un monde imaginaire (lovecraftien, diraient non sans raison Gromovar, Baptiste Lépine ou Benjamin Roure) inspiré par une carte (bien réelle, elle) de l'ingénieur Eugène Belgrand – le Monde de la Vieille Mer.
Le premier contact de Max et ses amis avec ce monde à côté du nôtre va se faire par l'intermédiaire d'une fresque, qui une fois totalement découverte (pages 44-45 après les pages 26-27, découpées presque de la même manière) va montrer une femme nue (renversée en arrière) et la célèbre "araignée qui rit" (page 62) – plus précisément L'Araignée souriante – d'Odilon Redon (une araignée géante connue sous le nom Caquemare dans le Monde de la Vieille Mer).
Le rapport qui s'instaure ainsi entre une femme vulnérable et une figure animale prédatrice rappelle tout à la fois le Rêve de la femme du pêcheur d'Hokusai, le Cauchemar de Füssli et le Rêve causé par le vol d'une abeille autour d'une pomme-grenade une seconde avant l'éveil de Salvador Dali – voire le Persée et Andromède de Carle Vanloo (à l'évidence, l'archétype de Neige est celui de la femme à secourir, mais celui de Max n'est pas forcément celui du sauveur, j'y viens tout de suite).
Je l'ai déjà dit maintes fois dans d'autres chroniques : suivant Joël Malrieu, dans tout récit fantastique qui se respecte le phénomène (ici la fresque) est au fond le reflet du personnage (ici Max), et cela se vérifie une fois de plus ici (petit indice de cette fonction spéculaire de son art, Ferdinand Krebs est censé avoir illustré, à la place d'Octave Denis Victor Guillonnet, le Narkiss de Jean Lorrain, pages 36 ou 61).
Comment en effet ne pas voir dans cette fresque, puis dans le reste du Monde de la Vieille Mer une fois qu'il se dévoile un peu plus, un reflet de la frustration ressentie par Max, encore des années après, du fait de sa relation avortée avec Neige, qui s'est précisément dénouée (d'une manière évoquant fortement La Chambre des dames de Jeanne Bourin) autour d'un lieu aquatique (voir les flash-backs des pages 74-80 et 154-156) et lui a inspiré son roman Presque (page 80) ?
Du reste, une petite astuce visuelle bienvenue va souligner que Max est le genre d'homme pour qui "le passé n'est pas mort, il n'est même pas passé" (page 30, suivant le mot de Faulkner popularisé par Godard) : tout au long de l'histoire (à l'exception des pages 200-201 à la toute fin de la bande dessinée) Max porte un petit pansement sur la joue droite, qu'il change même page 34 – chez lui (comme peut-être aussi chez Neige), les blessures du passé n'ont jamais vraiment cicatrisées.
Autant pour lui (la confrontation des pages 176-177, je reste à dessein flou pour ne pas déflorer l'intrigue) que pour son ami Arthur (l'excellente chute de la bande dessinée, page 202, dont je ne dirai rien non plus), la plongée dans le Monde de la Vieille Mer est tout aussi bien une descente en soi-même, pour enfin affronter son passé et/ou assumer son destin – l'enquête (historique) tournant classiquement à la quête (personnelle).
De ce point de vue-là, Les Navigateurs éponymes sont sans doute autant la société secrète héritière des anciens Nautes (déjà mise en scène par Lehman dans Masqué) que les hommes ordinaires capables de mener la barque de leur vie – ce n'est pas un hasard si leur guide dans cet autre monde se prénomme Ismaël, comme le narrateur du Moby Dick de Melville (dont la page 184 cite un des passages les plus célèbres, comme le Léo Henry de Point-du-jour, autre univers inoubliable).
Dès lors, la "morale" des Navigateurs – ou du moins le sens à donner à la trajectoire de son narrateur – pourrait être la célèbre devise figurant sur "le blason de la ville" (page 146), jamais citée mais nous trottant dans la tête depuis la première apparition du blason dans l'oeuvre (sur le mug de Max page 30) : "fluctuat nec mergitur" – il est ballotté en tous sens mais ne coule pas.
Je surinterprète peut-être, mais une chose est sûre : la bande dessinée de Serge Lehman et Stéphane De Caneva surnage clairement dans la marée graphique de 2024, de concert avec La Route ou L'Héritage fossile.
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