The Deep Dark de Molly Knox Ostertag
Noir profond...
Quel est le plus dangereux, un noir secret comme celui de Magdalena, ou un ex toxique comme celui de Nessa ?
Si vous avez choisi la deuxième option, et/ou si vous avez apprécié une bande dessinée comme Sur la route de West de Tillie Walden (et ses deux amies poursuivies par les ombres de leur passé), alors The Deep Dark de Molly Knox Ostertag et son fantastique intimiste est peut-être une lecture faite pour vous.
Avant de vous expliquer pourquoi (en commençant par la part noire de l'oeuvre), une petite remarque : le rapprochement entre secret fantastique et relation toxique (qui resteront toutefois bien séparés ici, d'où la structure de ma chronique) n'est certes pas neuf (Skottie Young & Jorge Corona l'ont utilisé dans The Me You Love in the Dark, dont le traitement convenu affaiblissait grandement selon moi la portée de l'idée initiale, la hantise comme métaphore d'une relation toxique) ; mais Molly Knox Ostertag lui donne une forme extrêmement intéressante.
Je viens de parler de "métaphore", et il est très facile en effet d'appliquer une lecture métaphorique au noir secret de Magdalena (que je ne trahirai pas plus que la quatrième de couverture de la bande dessinée, étant donné que sa découverte progressive participe au charme de l'oeuvre) – d'autant que Molly Knox Ostertag est familière du procédé (Benjamin Roure l'a remarqué avant moi).
Souvenez-vous : dans son excellente trilogie centrée autour du Garçon sorcière (oeuvre plutôt orientée jeunesse, contrairement à The Deep Dark, qui est a minima young adult), Molly Knox Ostertag imaginait un monde de fantasy où les garçons devenaient obligatoirement loup-garous en grandissant, et les filles, sorcières – et cette métaphore de nos stéréotypes de genre fonctionnait d'autant mieux que, dans ce monde, les couples homosexuels étaient quelque chose d'ordinaire.
La métaphore n'était donc pas figée, rigide, en ce sens qu'une éventuelle interprétation (liée au genre) ne l'épuisait pas ; c'est encore plus vrai dans The Deep Dark, où le noir secret de Magdalena (qui ne dissimule pas par ailleurs son attirance pour les filles) peut évidemment être vu comme analogue à la dysphorie de genre de Nessa (voyez l'échange de secrets pages 35-38, du temps où Nessa était encore un garçon) – mais il y a d'autres lectures possibles (qui ont toutes en commun le thème de l'identité).
Ma préférée s'inspire de la Mélanie Fazi non-fictive (L'Année suspendue, la postface à l'anthologie Entités), et elle est bien sûr dans la lignée des réflexions de Joël Malrieu sur le phénomène fantastique comme miroir du personnage : comment ne pas voir en effet dans ce noir secret qu'il faut refouler dans le fond de son esprit (et de sa maison) une métaphore de l'autisme (ou de tout autre neurodivergence) qu'il faut masquer au reste du monde ?
Dans tous les cas, The Deep Dark entend clairement pointer l'aliénation que peut nous faire subir la société en nous faisant renoncer à des parts vitales – mais indisposant les autres – de nous, et surtout de montrer à quel point il est toxique (autant qu'un ex) de vivre dans des représentations factices plutôt dans un monde authentique – et pas seulement parce que ça nous oblige à repousser les personnes les plus intéressantes (page 190) :
"– Tu ne vas pas la revoir, si ?
– Je ne sais pas. Elle commence à poser des questions."
Vivre ainsi, c'est se condamner à vivre – littéralement, intéressante astuce graphique – dans un monde en noir et blanc – ou plutôt black and grey – où à part le rouge du sang et le bleu des écrans (et quelques petites autres fulgurances, voir plus loin), les seules touches de couleur sont apportées par :
– les dessins (idéalisés) que l'ex de Nessa a fait d'elle (page 91) ;
– le maillot de bain effroyablement kitsch que Nessa fait porter à Magdalena (pages 130 et 197) ;
– les cartes à jouer qu'un mystérieux inconnu étale devant Magdalena (pages 209-215) ;
– une image extraite à l'évidence du Muppet Show (page 255) ;
– les photographies au sténopé de Nessa, après développement (pages 100 et 183) ou au moment de la prise de vue (pages 132 et 133), où elles sont donc renversées (à un moment de bascule de l'histoire, exactement comme chez le Nicholas Ray de Rebel without a Cause ou Wind across the Everglades) ;
– enfin et surtout les flash-backs (pages 28-38, 82-85, 103-109, 116-121, 141-148, 169-178, 316-320, 344-346 et 359-365, la Magda adulte pénétrant en noir et blanc dans ce dernier souvenir, histoire de faire advenir le changement final).
Il faudra que le soleil se lève – autre jolie idée – sur la scène du "duel" final pour que le présent de Magdalena et Nessa passe définitivement (mais progressivement, voir les pages 436-440) à la couleur – en même temps que le noir secret voit enfin le jour (page 444) :
"Tu l'as déjà vu dans la lumière du soleil auparavant ?"
Mmm, me direz-vous, The Deep Dark, n'est-ce pas au final la classique histoire de la personne (Magdalena) qui arrive à s'accepter parce qu'une autre (Nessa) l'accepte ? Hé bien, pas tout à fait, voyez plutôt ce que dit Nessa à son ex dans la dernière scène en noir et blanc de l'ouvrage (page 421) :
"Ce n'est pas à moi de te rendre meilleur. C'est un travail que tu dois faire tout seul."
Et rose toxique
Venons-en aux ex justement, car il y en a au moins deux dans la bande dessinée, celui de Nessa et celle de Magdalena – enfin, pour être plus précis, au début de la bande dessinée ce n'est pas encore son ex, car elle voit toujours Ava, derrière le dos de son petit ami.
Minute ! une personne qui "impose" à une autre une relation cachée, car elle n'assume pas ouvertement sa bisexualité (son noir secret à elle), ça ne vous dit rien ? Oui, c'est exactement la situation (douloureuse) dans laquelle se trouve Charlie au début de la plus célèbre (non sans raison) des romances queers en bande dessinée, Heartstopper.
La différence, c'est que Molly Knox Ostertag ne s'abandonne pas à la facilité narrative à laquelle succombait Alice Oseman dans Heartstopper (suivant la très intéressante analyse de Plume D. Serves) : faire de ce personnage de bisexuel non assumé le grand méchant de l'histoire, quitte à l'exclure du cercle des "bons queers" quand il comprend enfin son erreur.
Au contraire, Ava va se montrer très lucide sur ce qu'elle "fait" à Magdalena – avec sa complicité, puisque son noir secret lui interdit des relations plus suivies – et surtout elle va se révéler d'une aide précieuse autant pour Nessa que pour Magdalena (pages 353-354) :
"– Qu'est-ce que tu veux ?
– Ouch ! C'est juste que... Honnêtement ? Je voulais prendre de tes nouvelles. Parce que tu as l'air d'aller super mal."
Non, le vrai méchant de The Deep Dark, c'est évidemment Aaron, l'ex toxique de Nessa, et encore, il est clairement présenté comme un paumé à aider plus que comme un démon à abattre (ce qui ne l'empêche pas bien sûr d'être dangereux) ; comme tout méchant qui se respecte, on le voit venir avec ses gros sabots bien avant Nessa (y compris littéralement, puisque Magdalena le croise, sans savoir qui il est, page 180).
Dit ainsi, ça fait stéréotypé, mais Molly Knox Ostertag trouve une astuce graphique simple mais géniale pour nous faire ressentir (pages 366-377) autant le malaise de Nessa que le male gaze de son ex : des traits bleus et rouges se superposent à des cases en monochrome violet pour nous indiquer (en les redoublant) quels traits et quels mots de la scène (parfois dessinée deux fois) Aaron retient, et quels autres il ignore – il est par exemple incapable d'entendre ceci (page 371) :
"Mais on se remettra pas ensemble, d'accord ?"
Il faudra que Nessa se mette à crier (page 377) pour ramener (page 378) les cases à leur noir et blanc – ou plutôt leur black and grey – ordinaire ; mais bien sûr, briser le male gaze ne fait que mettre au jour la violence latente d'Aaron – une forme de révélation qui n'a évidemment rien de commun avec le coming out du noir secret de Magdalena.
C'est précisément là que gît la justification de ce parallélisme entre secret fantastique et relation toxique dont je parlais en début de chronique : la société pousse autant certains de ses membres à dissimuler des "secrets", pourtant essentiels, qu'elle ne tolère – voire encourage – des stéréotypes, pourtant toxiques, chez d'autres (le récit fantastique dissimule donc une critique sociale, comme souvent d'après Joël Malrieu).
Je déplie ici (comme d'habitude) toutes ces réflexions, mais elles ne sont jamais matraquées dans The Deep Dark, juste suggérées, comme le montrera cet extrait, très symbolique, d'une des dernières scènes de la bande dessinée (pages 460-461) :
"– On jurerait qu'il est impossible que des choses aussi colorées puissent pousser ici.
– Certains de ces graines sont probablement plus vieilles que nous, tu le savais ? Elles attendent la pluie pendant des années."
De mon côté, plutôt que la pluie, j'attendrai avec beaucoup d'intérêt la prochaine oeuvre de Molly Knox Ostertag...
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