jeudi 15 mai 2025

Epopée sans héros

Nout de luvan


Hard science...


Disons-le d'entrée : Nout démontre à quel point luvan est une maîtresse du vertige – ce que laissaient déjà soupçonner ses récents textes science-fictifs, à savoir ses novellas dans Arborescences ou Derrière le grillage et sa nouvelle dans Soleil.s.


Je n'emploie pas cette expression par hasard : recensant les anciens Maîtres du vertige francophones, Serge Lehman s'attarde tout particulièrement sur l'un d'eux, qui aurait pu, tant par son style que par ses concepts, évolutionnistes mais refusant le darwinisme social, devenir une référence indépassable si Wells n'avait pas pris sa place dans notre imaginaire – j'ai nommé Rosny aîné.


Dire de luvan qu'elle est la Rosny moderne n'est pas une exagération dans la mesure où, comme son lointain prédécesseur, elle s'intéresse à l'évolution, tant biologique que sociétale (Ursula K. Le Guin n'est pas loin non plus, voir l'allusion à la fiction-panier page 124), de l'humanité après un événement astronomique parfaitement plausible – tellement qu'il a donné lieu à un article scientifique.


L'inspiration de luvan pour cette "épopée sans héros" (page 162, je mets juste l'expression au singulier) me semble provenir du film Aniara, pour lequel elle professe – à raison – la plus vive admiration (avec The Unthinkable, c'était le meilleur film de la sélection au festival de Gérardmer 2019, mais le jury lui a hélas préféré une pochade gore sans intérêt).


Dans Aniara, un vaisseau spatial s'écartait de sa trajectoire ordinaire, et nous assistions, sur de longues échelles temporelles, à la décomposition – et à la recomposition – de la micro-société qui l'habitait ; dans Nout, c'est notre bonne vieille Terre (Terra Proxima) qui va quitter son orbite (et devenir Terra Lapsa, pages 191-192, j'essaie de respecter la mise en page) :

"Rappelez-vous la Dérive.

Rappelez-vous le récit que nous vous en avons fait.

Aussi peu probable que ce fût, une étoile invitée se frotta au système solaire.

Aussi improbable que ce fût, Terra survécut,

en compagnie de sa lune, qui se rapprocha.

Terra ne percuta ni son étoile, ni planète soeur.

Elle n'entra en collision avec aucun satellite ni autre corps massif.

Aussi improbable que ce fût, Proxima devint Lapsa.

Brûlée un temps par la seconde étoile,

elle fut projetée à hauteur de l'orbite bouleversée de Jupiter.

Froid.

Advint alors un long cycle orbital peuplé,

par moments brefs, de marées joviennes."


Les animaux – incluant les humains – se réfugient alors dans le sous-sol, inaugurant une "ère troglodyte" (page 36), mais surtout une longue série d'hybridations génétiques, catalysées par tout ce que l'humanité a enfoui sous terre depuis que Lise Meitner a imaginé la fission nucléaire (page 76, ce sont les hybrides qui parlent) :

"Sans la bombe atomique, pas de déchets radioactifs,

sous-produits enfouis sous-enfouis.

Sans cette promenade dans la neige,

cet esprit élégant

ouvert au monde, à la parole du monde,

Nos ancêtres troglodytes auraient eu un tout autre visage.

Et leurs métamorphoses souterraines,

dénuées de radiations artificielles,

plus lentes.

Et nos hybridations, à leur tour, moins chatoyantes."


La deuxième moitié de Nout s'attache précisément à décrire – ou plutôt à suggérer – 4 de "nos Descendances hybridées" (page 127), autrement dit à imaginer – comme Rosny aîné ou comme un enfant jouant à créer "un panthéon en pâte" (page 153) – ce qui viendra après les "hominides" dans la longue histoire – non linéaire – de l'évolution, soulignant ainsi "l'altérité du devenir" chère à Jean-Marc Gouanvic (et oui, on n'est pas si loin que ça du Léo Henry de Point-du-jour) :

– les "sessiles", dont le "totem atavique" serait "le dauphin", et "l'émotion", "la colère", et le "mode de transcendance", le "destin" (page 107), mais qui sont génétiquement proches des "gorgones rouges" (page 112), aka des polypiers, donc du corail ;

– les "volantes", dont le "totem" pourrait être "le fou de Bassan" (page 147), et le "mode de transcendance", "la surprise" (page 156), mais qui sont génétiquement proches des "serpentes" (page 155) ;

– les "hycéennes", dont le "totem atavique" serait "le lynx" (page 162), qui auraient "l'hésitation" pour "émotion motrice"(page 172), mais qui sont génétiquement proches des "lichens" et des "colossales" (page 168) ;

– les "joviennes", dont le "totem atavique" serait "le loup" (page 199), et la "transcendance", "le groupe, l'amas", mais qui sont génétiquement proches des "fourmis" (page 203).


J'ai parlé de description ° suggestion (pour employer une technique d'assemblage de mots chère à luvan), car il est évidemment difficile pour ces êtres futurs de nous faire comprendre leur constitution, dépendante d'un milieu qui n'est pas le nôtre, et que nous ne comprenons pas davantage (page 149) :

"A vos yeux d'hominides, notre dessus serait un miroir de notre dessous. Votre peau, vos poils sentiraient sûrement les vastes dimensions du dehors, mais il paraîtrait tout aussi sombre que le dedans.

Passer à la surface serait pour vous comme de s'éveiller d'un rêve pour tomber dans un autre.

Volupté d'une chaîne de semblables étoupés."


Tout comme elles n'approchent notre monde que par l'histoire (d'où leur fréquent recours aux expressions "on raconte" et "dit-on"), la littérature ("nous citons") ou l'étymologie, les hybrides se décrivent avec un système d'analogies, qui peut évoquer la façon dont un jeu de rôle construit ses personnages – à charge pour nous d'imaginer ou non leur histoire, comme Francesca (pages 156-157) :

"J'imagine une sessile et une volante

sur une berge,

à pêcher.

Les cieux sont verts pour me rappeler

que c'est un autre monde.

J'imagine le ciel vert.

Je les vois dansant l'une en l'autre.

Elles rient et pêchent.

Et puis je ne les vois plus.

L'histoire de nos descendances

sous les cieux d'hydrogène

m'est inaccessible.

Heureusement,

la prophétie n'exige aucune histoire

hormis la sienne propre.

Aucune voix ne m'invite à mettre en récit

des personnages.

Seulement de les former dans mon esprit."


Et musique douce


Le coeur de Nout est en effet la façon dont, par-delà le temps (seule partie véritablement non justifiée de l'oeuvre), les créatures futures s'adressent à une compositrice baroque (Francesca Caccini) pour lui délivrer un aperçu du monde d'après la Dérive (et d'avant la Chute, aka le retour de la Terre au bercail) : de fait, la communication ("la tendresse interespèce" chère à Leigh Brackett, page 156) est peut-être le vrai sujet de Nout, qui n'est pas sans lien avec La Montagne dans la mer de Ray Nayler.


Francesca – la narratrice de Nout, de concert avec les hybrides – est tout autant une figure de la lectrice (ou du lecteur), puisque elle reçoit des paroles venues du futur, qu'un avatar de l'autrice, puisque elle cherche, comme luvan, à transposer ces paroles dans un format – l'opéra – recevable par ses contemporaines (et ses contemporains).


Cette idée de la transposition nécessaire d'un phénomène fondamentalement astronomique (la Dérive, ou la Chute, puisque ce sera le choix final de Francesca) en un phénomène acoustique (un opéra) est ouvertement affichée page 64, où elle est vue comme un exemple parfait d'intuition suppléant à la défaillance des sens (autre grand thème de Nout) :

"Nos ancêtres hominides saviez que les astres chantaient mais ne les entendiez pas.

Contrairement aux ondes électromagnétiques en effet, les ondes sonores se propagent grâce à la déformation d'un support physique.

Pour comprendre le ciel, Nos ancêtres hominides n'aviez donc de cesse de traduire les secondes

vers les premières.

Car ainsi fonctionne l'intuition."


Un peu avant, page 63, cette parenté – à première vue improbable, mais au fond à la base de toute SF – entre musique et astronomie, donc entre art et science, avait été exposée par le biais d'une référence à l'antiquité :

"Platon, dit-on, considérait la musique

et l'astronomie comme des soeurs.

L'une s'adressait aux oreilles, l'autre aux yeux."


Entre les deux passages – évidemment liés – que je viens de citer s'intercale un extrait de l'Orfeo de Monteverdi, qui évoque notamment le pouvoir du chant ; et cette façon de tisser des liens à distance entre plusieurs parties de Nout évoque très fortement le montage à contrepoint d'Artavazd Pelechian (le rapprochement est d'autant plus évident que Nout a une structure délibérément musicale, rythmée par des soupirs, des demi-soupirs ou des quarts de soupir, et que Laurie Spiegel est mentionnée pages 67 et 69 ; par ailleurs la compositrice Valérie Leclercq présente en annexe des partitions inspirées de Nout).


Pour le cinéaste arménien, amateur comme luvan d'oeuvres ne s'attachant pas à des "destins individuels", il ne faut pas faire se suivre "deux plans importants, porteurs de sens", mais au contraire les séparer par d'autres plans, de manière à créer entre eux une "action réciproque à distance" ; les oeuvres en résultant sont "semblables à un organisme vivant possédant un système de relations et d'interactions internes complexes" – exactement comme Nout donc, avec une forme appropriée au fond (l'hybridation).


Autre exemple évident de ce montage à contrepoint, Nout convoque à intervalles réguliers (souvent dans le discours des hybrides) les mêmes figures historiques (autant féminines que masculines, les premières étant souvent hélas moins connues que les deuxièmes) : j'ai déjà évoqué Lise Meitner (pages 12, 73, 74 et 75), mais il y a aussi Vera Rubin (pages 16, 18 et 33) ou Johannes Kepler (pages 42, 58, 64, 65 ou 68), etc.


Ces figures scientifiques prestigieuses servent tout autant à Francesca de miroirs pour ses interrogations artistiques (qui sont probablement aussi celles de luvan), car elle suppose (peut-être hardiment ?) que d'autres avant elle (Galilée, Copernic) ont eu les mêmes révélations (pages 118-119, et oui, il y a un petit côté "histoire secrète" dans Nout) :

"Cette prophétie qui nous est

collectivement confiée,

dois-je l'écrire ?

Au-delà de la diffusion

car il est certain que je ne la publierai pas,

je sais ce qu'il advient des hérétiques

et Galilei a beau être l'ami du pape,

ses thèses sont frappées de censure.

Sa position,

ai-je entendu,

fragile.

Avant lui, Copernic est mort

sans avoir jamais parlé

d'hybridations,

de Dérive,

ni de déesses aux insondables

desseins – Au-delà de la diffusion donc

comment l'écriture hominide,

avec ses vastes failles

ses écarts au moins aussi nombreux

que ses fulgurances,

sa capacité de propagation

ridicule au regard des fleurs

par exemple – pourrait-elle servir

de germes aux floraisons futures ?"


Nout est donc tout autant l'histoire de la façon dont Francesca – et luvan avec elle – surmonte "notre incapacité à chanter le monde" (page 52), entrevue dans son enfance, et parvient au bout du compte à propager cet émerveillement – ce sense of wonder – que lui ont fait ressentir, par-delà les éons, les hybrides (page 210) :

"Le monde lointain que me

dépeignirent les Voix

m'inflige encore un vertige

à pétrifier les dents.

Mais la tendresse.

La tendresse pourtant

de ce cosmos m'évoque

les journées passées à la lagune,

la vasière,

la crique,

la portion la plus sombre des bois."


Et là, j'en reviens à ce que je disais au début de ma chronique : avec Nout, luvan s'impose en véritable maîtresse du vertige – de ce vertige science-fictif qui, s'il conteste fortement notre anthropocentrisme, n'est heureusement pas dépourvu de bienveillance.





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