samedi 10 mai 2025

Enfant-roc

Roche-Nuée de Gary Kilworth


En ce (joli) mois de mai 2025, où l'on commémorera les 80 ans de la fin des meurtres d'enfants "inutiles" dans le tristement célèbre Am Spiegelgrund, un roman comme Roche-Nuée (ouvrage lu en service de presse) est d'autant plus d'actualité (malgré son âge canonique, 37 ans) que les idées eugénistes n'ont hélas pas disparues du paysage médiatique (elles sont même relayées par France Télévision).


Il est vrai que son auteur, Gary Kilworth, semble avoir voulu donner d'entrée un caractère intemporel – et "inspatial" – à sa fable : comme l'ont remarqué avant moi Marcelline, Marco, NébalShaya ou TmBM, l'absence de datation certaine nous autorise à situer autant le roman aux temps préhistoriques (dans la lignée de Rosny aîné ou de Marcel Schwob) qu'aux temps modernes, après une régression civilisationnelle (le "miroir" des pages 178 et 192 est probablement le seul indice, bien fragile, allant dans ce sens ; contrairement par exemple au monde décrit par Ken Liu dans Les Armées de ceux que j'aime, il n'y a pas dans Roche-Nuée de technologie avancée utilisée sans bien la comprendre).


Dans les deux cas, nous nous situons après une catastrophe ("une succession d'incendies, d'inondations et de tremblements de terre", page 31) qui a remodelé en profondeur le paysage (page 150) – et les coutumes avec :

"Jadis, Roche-Nuée était un atoll de corail – une île en forme d'anneau – au sommet d'une montagne sous-marine."


Cette indication géographique, ajoutée au fait que le narrateur porte un "pagne" (page 89 ou 144), suggère que l'histoire pourrait prendre place quelque part en Polynésie ; mais l'essentiel n'est pas là, il est dans l'opposition géographique (digne de l'Outrage et rébellion de Catherine Dufour) entre le haut du plateau, où vivent les Familles Jour et Nuit, et le bas, où sont précipités les enfants "indésirés" – comme chez les Spartiates, ou chez les nazis donc (page 10) :

"En bas, il y avait toujours de la brume qui errait, déroutée et déroutante, déferlant à la surface du pays des esprits morts. C'était là que vivaient les goules et les fantômes des indésirés. Des créatures déjetées comme moi, mais sans véritable forme corporelle. C'étaient des morceaux disparates d'épaves spirituelles, balayés par les vents, portés par les brises, jusqu'aux coins les plus reculés. Ils vivaient dans de perpétuelles souffrances, sachant qu'ils ne pourraient jamais s'unir à Dieurouge, l'esprit-sang féminin qui zèbre le ciel à l'aube et au crépuscule. Seule la Famille pouvait s'incorporer à cette coulée de sang ancestrale : seuls les hommes et les femmes de race pure, parfaits de corps et d'esprit, mouraient en sachant qu'ils revivraient comme éléments du lever et du coucher du soleil."


Avec l'inceste obligatoire (inversion de valeurs à mon avis mieux traité par Gary Kilworth que par le Theodore Sturgeon de Dangereuses visions), le matriarcat et le cannibalisme post-mortem, le péritocide (suivant le mot de Johan Puttemans) constitue donc un des traits fondamentaux de Roche-Nuée – et celui qui sera le plus contesté au cours du roman.


Même si l'intrigue se noue d'abord autour d'une histoire d'amour impossible entre le frère du narrateur et une chasseresse de l'autre Famille (en mode Roméo et Juliette, comme l'ont remarqué avant moi BlackWolf ou Marco), il suffit de comparer la première et la dernière phrase du roman pour comprendre qu'il est avant tout l'histoire d'un empowerement – celui du narrateur, Ombre, un "indésiré" intersexe maintenu en vie grâce au caprice de son frère.


Certes, Gary Kilworth, épousant en apparence l'utilitarisme en vigueur sur Roche-Nuée, montre que même un "indésiré" comme Ombre peut avoir, au final, une réelle utilité sociale (une démonstration similaire à celle de Marcel Pagnol dans Les Secrets de Dieu) ; toutefois l'important n'est pas dans le regard que les autres finiront par porter sur Ombre, mais dans la façon dont il en viendra à se considérer lui-même.


Ceci dit, la façon dont la société eugéniste de Roche-Nuée va être forcée d'abdiquer son sentiment de supériorité est tout aussi riche d'enseignement que le parcours d'Ombre (en fait, les deux sont intrinsèquement liés) ; suivant un mécanisme typique des littératures de l'imaginaire (d'après moi), c'est le sublime (un des deux composantes du sense of wonder suivant Istvan Cscicery-Ronay) qui est la manoeuvre, par exemple page 39 (mais on retrouvera page 113 cet "effroi mêlé d'admiration") :

"J'étais debout sur mon rocher, et je regardais autour de moi, émerveillé. Ils avaient peur. J'aurais voulu courir et sauter, danser d'allégresse, car il y avait là quelque chose de plus puissant que la Famille. Même si cela ne devait pas durer, une entité inconnue sapait leur suffisance. J'aurais voulu rire et caracoler au milieu d'eux parce qu'ils avaient peur et moi pas."


Ce passage est aussi exemplaire de la manière dont Gary Kilworth – et la société de Roche-Nuée avec lui – construit Ombre en figure mythique du désordre – autrement dit, en trickster, le roman abondant en preuves de l'ingéniosité d'Ombre, que la femme idéale de son frère reconnaîtra d'ailleurs page 162 :

"N"importe comment, j'ai deviné que tu avais roulé Jaunécorce d'une manière ou d'une autre. Tu as toujours été doué pour ça."


Même si cet éloge du trickster et de ses pieds-de-nez au pouvoir fait de Roche-Nuée un ancêtre de Noon – La Première ou la dernière ou de La Vie secrète des robots, l'essentiel est plutôt me semble-t-il dans le caractère chthonien d'Ombre, qui fait ce coup-ci de Roche-Nuée un ancêtre du Cant de luvan (d'ailleurs publié par le même éditeur) – voir par exemple page 155 :

"J'étais l'enfant de la terre, l'enfant de la pluie, l'esprit du paysage. En moi, il y avait les minéraux et les roches, les vents et les eaux de mon pays natal."


Un peu avant, dans le chapitre 13, Ombre s'était rêvé en "enfant-roc" (page 119), lointain cousin du Petit enfant huître de Tim Burton (et comme lui inadapté à son monde) : Gary Kilworth ne saurait mieux souligner qu'Ombre n'est pas le vecteur (plus ou moins indirect) du changement, il est le changement lui-même, la Nature qui va rabattre le caquet de la Famille, sans méchanceté aucune (la vengeance est un concept étranger à Ombre).


Mieux (mais là je surinterprète peut-être) cette affinité avec le roc – qui sert traditionnellement de lest – me semble renvoyer à l'expression "ballastexistenz" par laquelle les nazis désignaient précisément les existences soi-disant inutiles, candidates toutes trouvées pour le péritocide (rappelons au passage que l'activiste autiste Mel Baggs avait donné par antiphrase ce nom à son blog).


Pour moi, Roche-Nuée de Gary Kilworth prend donc place dans la longue galerie des oeuvres qui rappellent, aux côtés des Mains sales de Sartre, que "non-récupérable" est le plus beau mot de la langue française.





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