samedi 10 mai 2025

Portrait du gamer en ninja

Samouraï vs ninja de Jason Shiga


Le chef d'oeuvre de Jason Shiga est probablement sa tétralogie Démon, dans laquelle il poussait à l'extrême (un peu comme les mangas Death Note d'Ôba & Obata ou, en version un poil plus gore, Ajin de Gamon Sakurai) les règles qu'il avait lui-même assignées à une créature fantastique – le dessin volontairement très stylisé étant là pour tempérer les outrances (bienvenues) du scénario.


Ce goût pour les règles et leur transgression ne pouvait que pousser Jason Shiga à remettre au goût du jour (mais à la sauce bande dessinée) un genre que sa génération (il est né en 1976) a bien connu : le livre dont vous êtes le héros – plus connu des anglophones sous le sigle CYOA, Choose Your Own Adventure (plus explicite à mon avis, d'où son emploi ici).


Le genre a connu des déclinaisons "post-modernes", et Jason Shiga s'est lui-même livré à ce type de récit oulipien avec son Vanille ou chocolat ? (analogue graphique du Smoking / No smoking d'Alain Resnais) ; mais ici il s'agit bel et bien de retrouver le plaisir "naïf" du CYOA – enfin, pas si naïf que ça, puisque, comme nous le verrons, Jason Shiga est un MJ quelque peu retors.


Samouraï vs ninja est le troisième volet (lisible indépendamment des précédents) de la série Adventuregame Comics (j'emploie à dessein le nom originel) de Jason Shiga, après Léviathan (une histoire de fantasy qui posait déjà la question du pouvoir de la fiction, un peu comme Le Magicien d'Oz) et L'Au-delà (où l'après-vie autorisait à s'immerger dans, au choix, une histoire de romance ou de piraterie, voire à mélanger les deux).


Contrairement à ce que le titre peut laisser supposer, il ne s'agit pas d'une histoire d'affrontement entre deux figures canoniques de la pop culture nippone (ici vous devez normalement soupirer de soulagement), mais du choix de vie qui va être offert au héros (vous, donc) à la section 14 de l'histoire (je parlerai de section plutôt que de page, vu qu'on est dans un CYOA).


Avant cela toutefois, un autre choix (faux, celui-là, j'y viens) avait été offert au héros, alors bébé, dès l'entrée du CYOA (section 3) :

"Choisis, mon fils. Choisis ton destin. Suis-moi sur la route du sang et de la vengeance, ou vis une vie de fermier paisible qui cultive des patates douces."


Ajoutez à ça que le bébé fait face à un tas d'armes et une jolie balle, et vous comprendrez ce qui se passe : Jason Shiga rejoue une des scènes les plus célèbres du manga Lone Wolf and Cub (de Koike & Kojima), devenu Baby Cart au cinéma (une référence tout aussi prégnante pour sa génération que celle du CYOA).


La différence, c'est que le choix ici est tout aussi factice que ceux du début de L'Au-delà (où le personnage mourait à chaque fois qu'il choisissait un service fourni par Earl, mais aussi en évitant systématiquement cette figure de mort) : non seulement le père ajoute "des jouets" (section 5) ou des "sucreries" (section 7) sur le tas d'armes quand son fils se dirige vers la balle, mais en prime la balle elle-même est une "balle de la vengeance" (section 9) !


Avant d'en venir au choix éponyme (Samouraï vs ninja), un petit mot sur la suite de ce faux choix (typique de la façon dont Jason Shiga mène le jeu) ; au lieu d'en voir les conséquences immédiates, nous sommes transportés dans un autre lieu (et une autre époque, 1827 au lieu de 1798, mais nous ne l'apprendrons pas tout de suite), face à un personnage visiblement haut placé, qui interrompt le héros (vous, donc) en ces termes :

"Suffit ! Je n'ai pas le temps de t'écouter raconter toute ta vie."


On va vite s'en rendre compte, ce seigneur (Touma, nous saurons son nom plus tard) joue la vie de ses prisonniers (incluant notre héros, donc vous) au moyen de 4 jeux de hasard, imposant des choix binaires, soi-disant équitables (une pièce Kinza avec bien sûr un recto et un verso, 2 cartes Karuta, 2 coffres Choba, 2 prunes) – cela fait de lui une figure évidente du Maître de Jeu, donc possiblement un avatar de Jason Shiga lui-même.


L'histoire du héros (donc vous) telle qu'elle a été entamée en section 3 ne se poursuivra que dans les intervalles entre ces jeux mortifères (pendant qu'un serviteur court chercher le prochain) : cette structure en flash-black n'est pas seulement unique (à ma connaissance) dans la brève histoire du CYOA, elle permet en prime à Jason Shiga de "tricher" avec nous – voici comment.


Dans un CYOA classique, vous êtes souvent en mesure de préférer une alternative à une autre parce que vous avez obtenu une information spécifique dans une branche du récit (par exemple, dans le Léviathan de Jason Shiga, vous ne pourrez vous enfuir de l'île que si vous êtes passé.e à la bibliothèque auparavant) ; mais dans Samouraï vs ninja l'information utile ne sera pas disponible avant le prochain flash-back : c'est notamment le cas pour la première occasion de mourir dans le récit, le choix des cartes Karuta (section 23 en version samouraï ou 91 en version ninja).


La rouerie de Jason Shiga ne s'arrête pas là, mais pour la mettre en lumière, je vais devoir revenir au choix que vous devez faire à la section 14 (qui se prolonge page 15) : devenir samouraï, et poursuivre l'histoire dans les pages au fond blanc, ou devenir ninja, et passer sur les pages au fond vert.


A première vue (pour qui prend la peine de comparer les deux histoires, une opération métatextuelle nécessaire si vous voulez battre le MJ, j'y reviendrai), les différences entre les deux lignes sont mineures, et découlent toutes plus ou moins du fait que le samouraï reçoit un sabre court, qui se dégaine grâce à un +30 (voir section 36), et le ninja, un crochet, qui s'active grâce à un + 7 (voir section 98) – à chaque fois, détail important, un changement de couleur indique sur quel numéro de section l'usage de l'outil est possible.


Toutefois, seul le ninja se voit gratifié des mots suivants par son père (section 118), mots qui sonnent tout autant comme un avertissement au lecteur (il devra lui aussi s'affranchir des limites du textes, donc "tricher" pour gagner) :

"La voie de ta mère, la voie des ninjas, offre une infinité de possibles. Alors que le réel est d'ordinaire si contraignant, si limitatif."


Le problème est le suivant : seul le jeu des prunes offrira au ninja l'opportunité d'utiliser son crochet à bon escient (taisons pourquoi), et seul le jeu des coffres offrira au samouraï l'opportunité de récupérer son sabre (qu'il a planqué là) ; mais le seigneur Touma, renseigné (comme nous) grâce aux flash-backs, offre le jeu des prunes au samouraï seul, et celui des coffres au ninja seul.


Alors certes, dans les deux cas, il existe un moyen pour le héros de s'en sortir en vie, mais sans accomplir l'objectif fixé par son père (qui n'est pas si sanglant que ça, soit dit en passant) ; la seule manière de vraiment gagner, c'est d'utiliser (en dépit de l'enchaînement logique de l'oeuvre) l'outil fétiche du ninja sur un numéro de section du samouraï, auquel il ne peut normalement pas s'appliquer (le 82, qui fait passer à la séquence 89-96-80-30) – le gameplay va donc bien plus loin que le fameux usage du pendentif dans La Créature venue du chaos de Steve Jackson.


Dit autrement, pour vraiment finir Samouraï vs ninja (et battre à la fois le seigneur Touma et Jason Shiga), il ne faut pas s'être contenté d'une lecture naïve, il faut avoir adopté, tel un ninja métatextuel, une lecture structurelle, et avoir décortiqué un peu l'enchaînement des sections (ou avoir bénéficié du coup de pouce d'un blogueur réputé pour sa maniaquerie analytique).


J'ai pas mal parlé ici de ces auteurs et autrices (les Kloetzer de Noon – La Première et la dernière, la Suzanne Palmer de La Vie secrète des robots, le Gary Kilworth de Roche-Nuée) qui font (plus ou moins frontalement) l'éloge des tricksters, ces incarnations de la ruse et de l'astuce, qualités nécessaires pour survivre dans un monde contraignant (pour ne pas dire verrouillé) tel que le nôtre.


D'une certaine manière, Jason Shiga s'inscrit dans cette tradition, à ceci près qu'avec un livre-jeu comme Samouraï vs ninja il entend bien mettre le lecteur lui-même (ou la lectrice) en position de trickster, histoire de le faire survivre dans un texte en apparence contraignant, mais qui au final est donc une véritable ode à la liberté que procure l'imagination.





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