Capsule d'urgence d'Alastair Reynolds
Une représentation brillante d'Alastair Reynolds
Si j'ai choisi de chroniquer ensemble ces deux textes d'Alastair Reynolds, le premier paru dans le Bifrost 117 (aux côtés du Joe 33% de Suzanne Palmer, avec lequel il formait une manière de diptyque), et le second, dans le hors-série 2025 de la collection Une-Heure Lumière, c'est parce qu'ils traitent tous deux (gravement pour l'un, légèrement pour l'autre) de la même thématique : "l'interface homme-machine" (dixit FeyGirl), "les frontières entre meatware et hardware" (dixit Gromovar), "la dualité Humain/Machine" (dixit le Maki, en accord avec le Nocher).
Brouiller – pour mieux la questionner – cette séparation a priori claire entre carbone et silicium (pour reprendre une expression de Mathieu Bablet), c'est engendrer ce puissant effet de grotesque (au sens de difforme) qui est une des deux modalités du sense of wonder – donc de la science-fiction – suivant Istvan Csicsery-Ronay (c'est aussi le ressort du fantastique, qui a beaucoup usé de la séparation entre animé et inanimé, songez à nos ami.e.s vampires ou automates).
Dans Une représentation brillante, Alastair Reynolds va convoquer – mais pas forcément valider – l'image médiévale du corps (féminin à l'origine) comme "sac de fiente", image due au (très misogyne) Odon de Cluny, et popularisée par Le Nom de la Rose d'Umberto Eco – corps déliquescent opposé bien sûr au poli d'un corps robotique, d'une façon pas si éloigné que ça du Sweet Harmony de Claire North (page 43, point de vue de Ruby, une autolaveuse) :
"Les humains étaient des machines à laisser des traînées, des engins à taches, des sacs de graisse et de merde qui ne cessaient de perdre des bouts de leur personne. Ils étaient faits d'os, de viande et de vilains tendons. Ils ne fonctionnaient même pas très bien."
De même, dans Capsule d'urgence, le narrateur immobilisé va ressentir du dégoût pour son corps humain (et corollairement une attirance pour un corps mécanique) après une expérience de décorporation – un sentiment qu'il commente ainsi (page 21) :
"Je possède encore assez de recul pour comprendre qu'il s'agit d'une réaction neurologique. A un certain niveau, mon image corporelle a subi une catastrophe. Comme si la perception de moi-même, ce qui compte vraiment à mes yeux, s'était échappée de mon corps humain blessé pour s'échapper dans la perfection blindée du robot de secours."
En apparence, les deux récits divergent dans le traitement qu'ils font de ce même sentiment de dégoût pour notre corps imparfait (mais vivant), en raison notamment de l'accent mis, dans Une représentation brillante, sur la nécessité dans laquelle un équipage de robots se trouve d'imiter ses passagers humains ; la progression de l'histoire suggère très fortement qu'un corps est aussi nécessaire pour cela qu'un esprit, contrairement à ce que semblait penser au départ le robot le plus évolué du groupe (page 36) :
"Restreins tes anxiétés au système de propulsion et laisse les véritables sujets d'inquiétude à ceux d'entre nous qui possèdent la sentience nécessaire."
Cette morgue – très humaine – affichée par Chrysoprase, opposée à l'approche plus conciliante du Dr Obsidienne, un robot médical, c'est évidemment un reflet de la classique opposition entre politiques et expert.e.s, et c'est aussi un des nombreux thèmes secondaires qui nourrissent la "satire sociale" (dixit Jean-François Seignol) à l'oeuvre dans Une représentation brillante – texte décidément très proche du travail de Suzanne Palmer, comme le Maki l'a d'ailleurs remarqué.
A première vue, Capsule d'urgence, dont le ton est beaucoup plus grave, ne semble pas sur la même longueur d'onde ; son narrateur semble même consacrer l'absurde rêve transhumaniste du transfert de conscience dans un corps plus durable – sauf qu'Alastair Reynolds, un peu comme le Ray Nayler de Défense d'extinction, prend bien soin de nous rappeler que la conscience est avant tout une sécrétion du corps, en plongeant son narrateur dans une véritable spirale paranoïaque à la Nicholas Ray (Bigger than life).
C'est difficile d'en dire plus sans déflorer l'intrigue de cette nouvelle très réussie, aussi me contenterai-je de dire que, de façon classique, cette distorsion mentale est à mon avis annoncée, dès les premières pages, par les descriptions tourmentées du paysage environnant (la classique analogie paysage/personnage, page 11) :
"Une sorte de tour ou de pylône de transmission pend au-dessus du terrain accidenté comme un squelette de saurien monstrueux. Dans le ciel, les nuages couleur moutarde ont absorbé la pollution de l'air. Des ténèbres chimiques ondulent à l'horizon."
Etant donné que la paranoïa prolifère bien entendu sur la tromperie, réelle ou supposée, Capsule d'urgence rejoint ainsi Une représentation brillante, où la tromperie s'exerce, de manière similaire, sur les images captées par les outils technologiques utilisés par les humains (page 28, avec cette ironie typique d'Une représentation brillante) :
"– La vue n'était pas convaincante, rappela Chrysoprase à l'autre robot. Elle manquait de résolution et de parallaxe de synthèse. Les différences lui auraient sauté aux yeux.
– Vraiment ? demanda Rubis. J'ai pu constater qu'ils ne prêtent guère d'attention à la vue. Ils la considèrent surtout comme un décor d'arrière-plan pendant qu'ils boivent leurs cocktails ou qu'ils choisissent où manger."
Cette ignorance délibérée des alentours contraste avec le soin vigilant que le soldat de Capsule d'urgence met à scruter les images de son environnement, lequel va décider de sa survie il est vrai ; mais si l'on y réfléchit bien, la problématique est la même : en quoi les perceptions – possiblement trompeuses – que nous recevons du dehors façonnent-elles notre conscience ?
Au bout du compte, ces deux textes, dissemblables par leurs tonalités, abordent donc de façon semblable ce qui est selon moi le thème fétiche d'Alastair Reynolds, tel qu'il transparaissait dans son oeuvre la plus ambitieuse, La Maison des soleils (GPI 2025) : la nature humaine – et sa fondamentale corporéité.
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