samedi 20 septembre 2025

Spunk opera

Pauvre cosmos de David Sillanoli


Vous aimez ce sous-genre qu'Apophis appelle "la fantasy de crapules" (illustré par exemple par la trilogie Noon des Kloetzer, Noon du soleil noir, La Première et la dernière, Le Désert des cieux) ?


Vous allez adorer la science-fiction de crapules pratiquée par David Sillanoli dans Pauvre cosmos (ouvrage lu en service de presse) – d'autant que, s'il n'invente pas le sous-genre (quoique, j'y reviendrai, me contentant pour l'instant de citer, au hasard, le Craig Thompson de Space boulettes), il en fournit une déclinaison exemplaire, à même de ravir (redisons-le) les passionné.e.s de ce "naturalisme des bas-fonds" cher à Bakhtin. (Feyd Rautha, je pense à toi.)


C'est d'autant plus pertinent de parler d'appartenance générique à propos de David Sillanoli que tout son parcours littéraire peut me semble-t-il se résumer en un véritable jeu dialectique (à la Hegel) avec les genres, dont Pauvre cosmos serait le couronnement :

– ses premiers travaux, que Vandales emblématiserait assez bien, posaient la thèse (ou plutôt l'antithèse) d'un polar foutraque, déconstruisant les stéréotypes par un surréalisme potache possiblement hérité du Boris Vian deuxième manière ;

– avec les novellas de Protocole commotion, David Sillanoli passait à l'antithèse (ou plutôt la thèse), à savoir un polar social, détachant ses personnages des stéréotypes grâce à l'attention, toute humaniste, qu'il leur portait ;

– enfin, pour la synthèse, autrement dit le passage à un niveau différent pour résorber la contradiction entre thèse et antithèse, David Sillanoli change logiquement de genre et passe à la SF, tout en préservant à la fois (oui, c'est une gageure) des éléments humanistes et foutraques (au risque de déconcerter Noé Gaillard).


Il en arrive ainsi à ce que j'appelle ici la "science-fiction de crapules" (et que je situe dans la lignée du roman antique d'aventures et de moeurs décrit par Bakhtin, autrement dit du roman picaresque en version "moderne", j'y reviendrai) ; la quatrième de couverture préfère parler de "spunk opera", terme intéressant parce qu'il peut s'interpréter d'au moins deux façons (du moins si l'on a l'esprit tordu comme moi).


"Spunk" est en effet primitivement le terme anglais pour "cran", "audace", "vitalité", "flamme", mais aussi (pour rester poli) "semence" ; un "spunk opera" mettrait donc l'accent sur le côté bordélique et/ou la vivacité de sa narration, voire sur la verdeur de son langage – deux idées que souligne parfaitement le passage suivant (page 23), où un capitaine de vaisseau spatial s'adresse à ses troupes en pleine crise (troupes incluant un chien-com télépathe) :

"Dina, s'il vous plaît, vous vous enfermez dans l'infirmerie, vous n'en sortez que si je vous le demande. Gaur ! Il est passé où ? Ah, Gaur, faut se ressaisir mon vieux ! Je vous le répéterai pas, c'est la dernière fois que vous utilisez mon trou de balle pour vous adresser à moi."


"Spunk opera" peut aussi se comprendre comme la contraction de "space opera" et "cyberpunk", or Pauvre cosmos utilise bel et bien des motifs cyberpunk (au moins 3, je vais les détailler) en sus des ingrédients classiques du space opera (des planètes et des vaisseaux, pour aller vite) – de ce point de vue-là, et en dépit de rythmes et d'univers totalement différents, David Sillanoli entretient une certaine parenté avec l'Emilie Querbalec des Chants de Nüying (je serai amené à en reparler).


Pauvre cosmos commence en effet par une scène classique autant du roman noir que du cyberpunk (qui la lui a empruntée, songez à Molly Millions recrutant Case dans le Neuromancien de Gibson), celle qui voit un spécialiste sur le retour (le narrateur anonyme de Pauvre cosmos revendique "un demi-siècle" d'existence page 159) être tiré de sa retraite ("débusqué", page 9) par une femme fatale (qui ne l'est bien sûr pas tant que ça chez David Sillanoli – page 6, avec probablement un gros clin d'oeil au début de Ghost in the Shell) :

"J'ai hurlé en me levant d'un bond, j'ai tourné la tête et alors je l'ai vue, au milieu du couloir, moulée dans une combinaison holochrome et les yeux planqués sous la visière dorée de son casque. Au bout de son bras gauche, qu'elle tenait le long du corps, pendait une excroissance pleine de poils, à peu près ronde et de la taille d'un gros hérisson. Dans sa main droite, braquée sur moi, un flingolaser lisse et chromé de soixante-dix centimètres de long."


(Notez au passage que – toujours comme dans un roman ou un film noir – ce "Prologue" enclenche une narration rétrospective, où nous chercherons bien sûr à identifier les raisons de l'intrusion initiale ; ce n'est que dans le troisième chapitre de la quatrième et dernière partie, puis dans l'épilogue, que nous assisterons à la suite du prologue.)


Un deuxième thème typique du cyberpunk (on pense bien sûr à Matrix) est celui du "simulacre" (page 121, c'est le vocabulaire de Jean Baudrillard, Guy Debord avant lui parlant du "spectacle", et Günther Anders avant eux, d'une "image du monde") – c'est le cas ici du paysage factice offert en arrière-plan aux richards de Xeuj, et même si sa dénonciation n'a pas le rôle principal dans Pauvre cosmos (j'y reviendrai), elle est bel et bien là (page 121 toujours) :

"Car à part les montagnes, là-bas, dans la distance, qu'avaient un peu de gueule, ça tenait pas debout. En regardant vite, de loin, d'en haut, oui, ça faisait la blague ; mais vu de près, c'était ridicule et ça valait pas le coup de s'y attarder."


Un troisième thème typique du cyberpunk (voir la fin du premier Ghost in the Shell ou celle du premier Matrix, qui évidemment s'en inspire), c'est celui de la "symbiose" (page 136) ; mais je ne peux guère m'y attarder sous peine de trop déflorer l'intrigue...


A eux seuls, ces thèmes suffisent-ils à "dynamiter" le space opera classique, celui qui chante la colonisation triomphante de l'espace ? Sans doute que non, mais ce n'est pas tout ; ainsi, chez David Sillanoli, la technologie ne va pas être marquée d'un sceau d'infaillibilité, bien au contraire !


Histoire de ne pas trop vous déflorer l'intrigue, je prends l'exemple (page 60) d'une défaillance (anodine) d'un engin spatial, liée à l'approche d'un autre vaisseau, plus puissant (notez au passage le mélange entre organique et mécanique, source d'un sense of wonder de type grotesque, au sens de perturbant) :

"Enfin, une espèce de plasmode, singeant d'abord le squelette d'une feuille, de plus en plus opacifiant, a enveloppé le vaisseau. Je tapotais bêtement sur le mou, sans le regarder. On captait aucun signal mais le Huo Chuan répondait, dégazait, sifflait, s'est agité brusquement puis s'est immobilisé, encore, prisonnier de la gangue imaginée par OP."


Encore mieux (ou plutôt pire), le narrateur anonyme de Pauvre cosmos (qui s'étonne même page 129 de pouvoir "être à ce point indispensable" pour quelqu'un, taisons qui) est plus souvent qu'à son tour dépassé par les événements, contrairement au stéréotype du héros hyperactif promu par l'industrie hollywoodienne ; il l'avoue d'ailleurs à demi-mots page 147 :

"De toute façon, à l'époque et par la suite, je me suis pas posé tant de questions. Ca peut sembler bas du front, mais depuis que j'ai quitté Bélaf, j'ai jamais fait qu'aller de l'avant. Je me suis seulement trouvé où y fallait, quand y fallait. J'ai pas de mérites."


Dit autrement, Pauvre cosmos est "plein de vaisseaux spatiaux qui dysfonctionnent, de missions qui échouent, et de personnes qui ne comprennent pas", donc plein de tout ce qui, suivant Ursula K. Le Guin, constitue, en opposition à la fiction-conflit classique, la fiction-panier – un concept cher au coeur d'Emilie Querbalec.


De ce point de vue-là, il est significatif que David Sillanoli n'ait pas choisi comme protagoniste principal de Pauvre cosmos un personnage que n'importe quel.le scénariste hollywoodien.ne aurait choisi de mettre en avant, Dina van Dina et sa volonté de revanche (contre les humains, les grands méchants de l'histoire, contrairement à ce que laisse sous-entendre, à tort, Noé Gaillard).


A la place, il nous a délibérément offert un narrateur humain lambda, aussi conscient des crimes de son espèce (commis lors de l'essaimage dans l'espace) qu'il est persuadé de son impuissance à les prévenir ou les punir (page 83, constat hélas tristement d'actualité, songez à la sixième extinction de masse en cours) :

"D'ailleurs, de toutes les formes de vie connues, seuls les humains persistent à se comporter comme des merdes – je sais pas si ça changera un jour. En dépit des échecs qu'ils refusaient d'admettre, le pseudo-succès de la Semaison – avec son lot de génocides, d'écocides, d'astrocides, etc. – leur avait mis la confiance."


Utiliser ainsi un personnage situé au bas de la hiérarchie et cherchant un tant soit peu à s'en extraire (ce que Bakhtin nomme un "parvenu"), ce n'est pas seulement permettre ce parcours critique des diverses couches de la société (ici, de l'Empire intergalactique) qui est le propre du roman picaresque, c'est tout autant mettre en lumière la vie des petites gens, trop souvent piétinées par les puissants (page 79) :

"Quoi qu'il en soit, le sol était jamais bien loin, mais on se relevait en se disant "On s'en fout" et c'était reparti dans la joie. Plus rien, justement, n'avait d'importance. Ca nous épargnait pas les coups de blues, mais on se montrait discrets dans ces moments-là, par pudeur et aussi par respect."


En montrant dans Pauvre cosmos pareille attention aux futurs laissés-pour-compte du système – qui aujourd'hui comme demain a les couleurs d'un Empire technologique – David Sillanoli produit donc un texte qui a sa place autant dans la collection La Tangente de Flatland (aux côtés bien sûr de son Protocole commotion, mais aussi et surtout du Charles et moi d'Yves Letort voire des Débandades de Didier Pemerle) que dans la bibliothèque de tout.e passionné.e d'imaginaire qui se respecte, aux côtés de toutes ces oeuvres récentes qui ambitionnent de renouveler le space opera et/ou le planet opera (comme la luvan de Nout, l'Audrey Pleynet de Rossignol, l'Emmanuel Quentin de Vent rouge, l'Emilie Querbalec des Chants de Nüying, etc.)





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