Dragon de Thomas Day
Policier ?
Il y a peu d'auteurs à s'être hasardés sur le territoire de Dan Simmons et en être ressortis vivants, pour ne pas dire vainqueurs : le Francis Berthelot de Nuit de colère, qui défiait L'Echiquier du mal, et donc le Thomas Day de Dragon, qui défie me semble-t-il "Mourir à Bangkok", une nouvelle extraite de L'Amour, la mort.
De l'univers de Thomas Day (dans lequel le Nocher des livres m'a gentiment incité à me replonger), je gardais l'image floue d'un auteur qui, un peu comme le scénariste de mangas Kazuo Koike (Lone Wolf & Cub, devenu Baby Cart au cinéma ; Crying Freeman ; Lady Snowblood), travaillait dans l'outrance (pour le dire vite et mal) , ce qui le rapprochait de certaines oeuvres de Dan Simmons, mais surtout de la mouvance splatterpunk (et ses scènes de violence décrites en détail, j'y reviendrai).
Je n'utilise pas ce terme générique au hasard : suivant Ken Tucker donc, le splatterpunk est né de la volonté de remplacer les fantômes par les tueurs en série dans les récits horrifiques, et il a débouché par exemple sur la célèbre tétralogie de Thomas Harris, entamée par Dragon rouge, un ouvrage adapté une première fois au cinéma par Michael Mann, comme Thomas Day le sait fort bien (notez qu'Aelinel a fait ce rapprochement pertinent avant moi).
Or le "héros" thaïlandais de Dragon, celui qui va partir à la poursuite du tueur éponyme, s'appelle Tannhäuser Ruedpokanon, un prénom wagnérien (expliqué dans les chapitres 1 et 27), mais surtout un nom que tout le monde (voir pages 46 ou 70) veut prononcer "redpokemon", soit "Pokémon rouge" en anglais : à travers ce qui peut apparaître comme un running gag (pour BiblioSFF), on ne saurait mieux dire qu'il va s'instaurer, entre les deux protagonistes, une relation aussi ambiguë que celle entre Will Graham et Hannibal Lecter (ou Francis Dolarhyde, le Dragon Rouge autoproclamé).
Même s'il égrène un par un (non sans ironie) les motifs attendus dans un tel thriller horrifique ("La scène de crime", chapitre 6 page 24 ; "La mission", chapitre 7, page 46 ; "Les experts Bangkok", chapitre 11 page 60) et s'offre même des comparaisons avec le célèbre cas de Jack l'Eventreur (pages 55 ou 92), Thomas Day nous montre dès la page 36 qu'il y a un ver fantastique dans le fruit policier :
"Au bout de sept pas, au moment même où les sirènes de police commencent à se faire entendre, Dragon disparaît."
Dès lors, nous ne saurions nous étonner que la trame policière s'évanouisse elle aussi au bout de sept pas, à la fin du troisième mouvement (la novella en comprend quatre), quand la scène attendue de duel au sommet entre Dragon et Ruedpokanon prend la forme d'une "simple" joute verbale (un peu comme dans le Black Orchid de Neil Gaiman & Dave McKean ; la scène est en tout cas tout aussi déconcertante, donc tout aussi forte).
Le polar se transforme alors, dans le quatrième mouvement, en "une plongée anti-kurtzienne dans la jungle non pas pour aller au cœur des ténèbres, mais pour en sortir (ou bien pour embrasser des ténèbres aptes à en éclairer d'autres)", suivant Apophis ; c'est en quelque sorte l'équivalent fantastique des chapitres en flash-back à la fin des rares romans que Conan Doyle a consacré à Sherlock Holmes, puisque on y explore la genèse de Dragon (Gillossen y voit lui de la fantasy).
Et Dan Simmons dans tout ça, me direz-vous ? Hé bien, sa nouvelle "Mourir à Bangkok" suit à peu près le même genre de mouvement, celui d'un récit en apparence réaliste qui se révèle finalement fantastique ; par ailleurs, elle parle également de vengeance et se déroule dans la même ville que Dragon (si l'on omet le détour du personnage éponyme par Phuket dans le troisième mouvement, et bien sûr le quatrième mouvement, situé à Mae Sariang).
Exotique ?
La première différence, majeure, c'est que la Bangkok de Dan Simmons (qui situe son récit en 1992) est d'emblée déréalisée, c'est une ville largement fantasmatique, perçue "avec une netteté onirique" par un touriste (ex-soldat) pour qui elle est avant tout synonyme de plaisirs faciles (il a d'ailleurs une érection dès son arrivée dans la ville ; notez que Dragon commence également par une érection, mais d'un personnage secondaire, différence significative).
Rien à voir avec Dragon, où Bangkok est beaucoup plus concrète : certes, comme le Tiger d'Eric Richer (publié bien après, mais traitant tout aussi magistralement d'un sujet similaire), Thomas Day situe implicitement sa novella, parue en 2016, dans un futur proche, à savoir 2027 (si l'on en croit, comme Apophis, le numéro de dossier présent dans les pages 61, 62 et 70) ; mais le changement apporté par "les inondations" de la page 22 ne fait qu'accentuer l'ambiance à la Blade Runner de la ville, telle que Thomas Day a pu la ressentir lors d'un voyage de documentation (de son côté, Yossarian a pensé à Seven).
Le portrait de Bangkok qui en découle a le réalisme cru de la chair en décomposition, qui peut certes ressortir de l'onirisme, mais d'un onirisme à la Beckett (ou à la Kafka), pas à la Disney (page 30) :
"Cette ville est pourrie jusqu'à la moelle, c'est la carcasse aplatie d'un chien rongée par les vers. Il ne peut plus mordre depuis longtemps, mais ses miasmes vous tuent à petit feu. C'est comme si on vous enfonçait dans la gorge un court tuyau d'arrosage relié au rectum d'un mort."
Dit autrement, les clichés ne sont pas du côté de chez Thomas Day (contrairement à ce que dit le Dragon galactique), mais bien de celui de Dan Simmons, qui il est vrai prend pour personnage principal un touriste, et non un local (mais Le Livre écorné de ma vie fait de même, et cela n'empêche pas Lucius Shepard de manifester une distance critique évidente envers le point de vue de son narrateur, là où "Mourir à Bangkok" est plus monolithique me semble-t-il).
Dit autrement encore, Thomas Day ne fait pas dans l'exotisme (Albedo l'a parfaitement vu), ni même selon moi dans le "pur-exotisme" décrit par Philippe Curval en quatrième de couverture de Dragon ; j'aurais même tendance à voir une certaine proximité avec le post-exotisme d'Antoine Volodine, en raison du motif de la pluie, tout aussi prégnant que dans, par exemple, Les Filles de Monroe, voir par exemple la jolie page 132 :
"Une pluie tressée tombe sur la région de Mae Sariang. Tiède, elle ruisselle le long des montagnes, s'attarde à peine dans la jungle après avoir transformé la moindre parcelle de sol en piège boueux. Bifide et sifflante, elle caresse les troncs. Grasse de matières végétales, épaisse de terre noyée et de vie morte ou excrétée, elle roule dans les rigoles, dévale les talus."
Non seulement donc "la Thaïlande respire sous la plume de Thomas Day", comme le dit joliment David sur SyFantasy, mais en prime Dragon fait me semble-t-il partie de ces oeuvres nées, comme L'Architecte de la vengeance de Tochi Onyebuchi (novella éditée par l'alter ego de Thomas Day, bien des années après la publication de Dragon), voire La Sentence de Louise Erdrich, par un sentiment de colère envers une situation bien réelle – ici, le tourisme pédophile en Thaïlande, qui a hélas peu régressé depuis 2016, voir ce rapport de 2021.
La "colère" est en tout cas le sentiment qui passe (page 96) dans les yeux de Dragon, "notre mauvaise conscience devenue agissante" (dixit Anudar) plus qu'un "justicier solitaire" (autre cliché évité par Thomas Day d'après les Mondes de poche) ; et cette colère est un sentiment intrigant, sinon contagieux, y compris pour nous, simples lecteurs et lectrices, et non protagonistes comme Ruedpokanon.
Symptomatiquement, ce dernier va d'ailleurs mettre de côté sa quête à lui, celle (toute romantique ou décadente) de l'androgyne parfait, "une nouvelle forme de vie, homogène, équilibrée" (page 65), pour remonter aux origines de Dragon (et trouver bel et bien, d'une certaine manière, "une nouvelle forme de vie", même si Thomas Day me semble plutôt écarter la ressemblance, classique dans le récit fantastique traditionnel, entre le personnage et le phénomène, voir l'essai de Joël Malrieu, maintes fois cité ici, sur le sujet).
Instiller dans nos coeurs une passion (la colère), puis la résoudre narrativement : quoique il y ait, à mon avis (et à celui de Yueyin je pense), quelque chose de désespéré à imaginer ainsi une solution fantastique à un problème difficilement solvable en réalité (malgré la deadline de 2030 fixée par l'ONU), Dragon peut parfaitement être vu comme un texte cathartique, au sens premier du terme (Apophis, le Dragon Galactique, Feyd Rautha ou Lorhkan l'ont dit avant moi) ; en revanche, que dire de "Mourir à Bangkok" ?
Contrairement à celle de Dragon, qui cible les clients et les proxénètes d'enfants prostitués (tel un M le maudit à l'envers, et comme lui dérangeant l'ordinaire d'une ville), la vengeance du narrateur (et client) de "Mourir à Bangkok" vise une prostituée (vampire, certes), comme s'il était intolérable pour un prédateur d'être un jour devenu proie, et qu'il lui fallait à tout prix rétablir l'ordre normal des choses (c'est sans doute une lecture discutable de la nouvelle de Dan Simmons, mais elle me paraît difficilement évitable quand on compare ce texte avec Dragon).
Outrancier ?
Evidemment, l'objectif de Dan Simmons en écrivant "Mourir à Bangkok" était sans doute avant tout de susciter (chez son lecteur sans doute plus que chez sa lectrice) un frisson à l'évocation du mélange entre vampirisme et sexe oral (qui était bien mieux traité dans Un peu de ton sang de Theodore Sturgeon, voire dans le Carmilla de Sheridan Le Fanu, deux textes beaucoup plus allusifs il est vrai) – et non d'exorciser quoi que ce soit (pas même une frustration de consommateur).
Le résultat de cette primauté accordé à l'effet sur le sens, c'est que, quoique mémorable (la preuve, j'en parle ici), il manque à "Mourir à Bangkok" ce grondement souterrain qui se fait entendre dans le texte de Thomas Day, et en justifie la moindre de ses outrances (je pense bien sûr à la scène de "Torture" du chapitre 10, qui fait étonnamment écho à la description de Bangkok citée plus haut) ; car comme l'observe l'Ours inculte, ici "chaque scène a un sens et un but, c'est pas du glauque pour le sensationnel".
De fait, contrairement au ressenti de, par exemple, Boudicca, il y a bel et bien des scènes éludées dans Dragon, Thomas Day tenant au bout du compte la promesse qu'il s'était faite "de ne jamais écrire de scène pédophile" ; et le fait que ces scènes soient éludées, là où tant d'autres nous sont contées par le menu, contribue bien sûr à renforcer leur pouvoir sur nos esprits.
Ainsi, de la scène qu'on devine être la plus insoutenable du roman (bien plus que la scène de torture que j'évoquais plus haut), nous ne saurons rien que les prémisses et les conséquence (page 96, avec en prime une justification psychologique du refus de raconter) :
"Apichatpong a mis des semaines à mettre les bons mots sur ce qui s'est passé dans cette chambre."
Ce jeu avec l'ellipse est bien sûr renforcée par la narration éclatée (et virtuose, car toujours lisible) de Dragon, dont les 33 chapitres se présentent dans un ordre privilégiant l'émotionnel sur le chronologique (ce n'est sans doute pas un hasard si le personnage d'Apichatpong Khomsiri a le même prénom que le cinéaste Apichatpong Weerasethakul, spécialiste de ce type de constructions).
Plus précisément, on peut distinguer dans Dragon une ligne temporelle linéaire de 18 chapitres (5, 6, 7, 9, 11, 12, 13, 16, 18, 20, 21, 23, 24, 26, 30, 31, 32, 33), autour de laquelle se répartissent 7 chapitres en flash-forward (17, 8, 15, 14, 29, 27, 25) et 8 chapitres en flash-back (4, 3, 10, 1, 19, 22, 28, 2), avec de nombreux effets de sens induits, par exemple (liste non exhaustive, mais qui devrait suffire à faire mentir Lorhkan ou Philémont) :
– un peu comme le Sobibor de Lanzmann commence par une phrase tirée d'une scène-clé du documentaire, une phrase qui va rythmer tout notre visionnage ("Est-ce qu'il avait déjà tué avant, M. Lerner ?"), Dragon commence (page 17, ça ne s'invente pas) par un chapitre 17 constitué d'une seule phrase ("Apichatpong Khomsiri ? Je suis allé dans la jungle et je l'ai tué."), qui va nous hanter jusqu'à la fin du troisième mouvement, où elle va être enfin prononcée ;
– à la fin du troisième mouvement justement, nous avons eu droit à tous les chapitres de 1 à 21, sauf le 2, qui ne surviendra que dans l'épilogue, et qui symbolise donc, d'une certaine manière, le secret de Dragon, celui que Ruedpokanon part chercher dans la jungle (c'est en tout cas le chapitre qui se fait le plus attendre dans la novella) ;
– la conversation en flash-forward du chapitre 15 nous apprend notamment que l'enquête de Ruedpokanon est bien avancée, alors même que nous n'avons pas encore assisté aux avancées en question, d'où un effet de suspense certain, sans parler de l'écho qui se créera, quand le chapitre apparaîtra enfin, avec le chapitre 14, où Dragon converse avec la même interlocutrice que Ruedpokanon dans le 15, Susan Schwartz.
Là encore, Dragon et son montage tout cinématographique se révèlent plus riches que "Mourir à Bangkok", qui comprend pourtant quelques flash-backs ; surtout, cette structure millimétrée, quasi-musicale (les parties s'appellent des mouvements, et le prénom de Ruedpokanon renvoie à Wagner, je l'ai dit), contribue à ordonner l'outrance splatterpunk, tout comme dans une symphonie des accords discordants se résolvent en d'autres plus consonants.
Ajoutez à tout ceci ce que Thomas Day lui-même appelle un "style épuré, aiguisé", aka un style efficace, mais non dépourvu de poésie par moments (voyez les citations dont j'ai émaillées cette chronique), et vous obtenez un petit bijou narratif, plus fort que Dan Simmons donc – un texte qui mérite amplement l'honneur d'avoir ouvert la désormais célèbre collection Une-heure lumière.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire