vendredi 26 décembre 2025

Regarder une bête dans les yeux

Cave Girls 1 de Greg Broadmore (& Andy Lanning & Nick Boshier)


Par définition, il est toujours un peu difficile de chroniquer le tome 1 d'une série, qui est souvent un tome de mise en place, dont le potentiel latent peut n'être pas complètement exploité par la suite ; mais c'est peut-être encore difficile quand l'oeuvre (un peu comme Cuirassés ou Rose / House, dont je vous parlais récemment) dissimule, derrière un pitch d'apparence simpliste (ici, filles des cavernes vs dinosaures, Big Girls n'est pas si loin, voire Claymore), des "concepts denses" (dixit Neill Blomkamp en quatrième de couverture de Cave Girls, ouvrage lu en service de presse).


C'est d'autant plus difficile de prendre du recul ici que le trait et les couleurs de Greg Broadmore en mettent littéralement plein la vue (le Nocher des livres ne me contredirait pas), avec un étonnant (et détonant) mélange d'expressionnisme (les contours parfois appuyés, les postures toujours étudiées, ce n'est pas pour rien que PrimeSinister a pu évoquer Goya à son propos) et d'hyper-réalisme (les traits parfois quasi-photographiques, pouvant évoquer le travail du Corben dernière manière).


Passé le choc initial (la grande claque dirait le Nocher) apparaît très vite, toutefois, que le postulat initial de Cave Girls est en fait triple, autrement dit que nous est réclamée, au moins provisoirement, une triple suspension d'incrédulité, en raison de trois écarts par rapport à la (pré)histoire que nous connaissons :

– la tribu dépeinte dans Cave Girls s'organise clairement autour de la chasse (suivant il est vrai un stéréotype largement répandu), alors que nos ancêtres vivaient au moins autant sinon plus de la cueillette, d'où une fiction-flèche assumée (jusqu'à un certain point, nous le verrons) plutôt qu'une fiction-panier à la Ursula K. Le Guin ;

– comme l'a remarqué le Nocher, "dinosaures et humains se côtoient", au mépris (délibéré) de la chronologie qui les a fait se succéder sur notre Terre (d'où d'inévitable querelles de territoire) ;

– alors que nous sommes habitué.e.s (peut-être indûment) à nous considérer comme une espèce sexuée, il n'y a absolument que des femmes dans la tribu, ce qui pose également la question de leur reproduction (naîtraient-elles dans des roses ?)


Ce dernier point est peut-être celui qui nous interpelle le plus, surtout si on le marie au premier : étant donné qu'il n'érotise pas les corps nus de ses Cave Girls (il évite en tout cas soigneusement l'esthétique lisse et rebondie en vigueur dans le porno, en nous montrant des toisons pubiennes abondantes, des seins pendants et des corps musclés couturés de cicatrices), on ne peut guère soupçonner Greg Broadmore de complaisance dans sa représentation du corps féminin – bien au contraire.


On pourrait en revanche se demander si, en nous montrant en version féminine des scènes de chasse dignes du Moby Dick de Melville (ce n'est évidemment pas un hasard si le haut de la chaîne alimentaire est occupé par un tyrannosaure blanc, l'Albinos), il n'entend pas se livrer à une inversion des stéréotypes de genre (similaire à celle en vigueur dans Mondo Reverso, mais en beaucoup plus réussie, précisons-le) – ainsi nous apprenons dès les premières pages, via le personnage de La Bosse, que les voleuses sont mangées par la tribu.


L'objectif de Greg Broadmore serait alors de montrer que la violence est consubstantielle à l'espèce humaine plutôt qu'à un sexe en particulier, ou tout simplement de souligner qu'un matriarcat ne serait pas mécaniquement plus évolué qu'un patriarcat ; ce n'est pas non plus un hasard si son personnage principal, Chemin-Droit ou Pas-d'Sein-Droit, présente, comme son second surnom l'indique, la même asymétrie mammaire artificielle que les Amazones dans l'imaginaire grec (particulièrement viriliste il est vrai) – notez au passage qu'elle partage d'une certaine manière cette caractéristique physique avec l'Albinos, à qui il manque la patte avant droite.


Ceci dit, le personnage de Chemin-Droit, comme son nom anglais l'indique (One Path, le titre original de la bande dessinée), est aussi précisément celle qui, dès sa première apparition, va manifester un comportement différent du reste de sa tribu (le Nocher l'a dit avant moi) – par exemple en nourrissant un petit dinosaure, "Gringalet", plutôt que de le tuer, ce dont elle sera d'ailleurs "récompensée" dans le chapitre 7 et dernier de ce tome (notez au passage que c'est moi qui numérote les chapitres, par commodité).


Cette scène introduit la thématique de la domestication, vue dans ce premier tome comme un complément plutôt qu'une alternative à la chasse (comparez les personnages d'Una et de l'Avorton, dont le traducteur aura sans doute dû féminiser le surnom) ; mais le changement dont rêve (littéralement, puisque c'est une sorte de chamane) Chemin-Droit va beaucoup plus loin, comme en témoigne ce qu'elle répond dans le chapitre 4 à sa cheffe, Corbeau-Haut (je cite le dialogue dans son intégralité, car je pense, comme le Nocher, qu'il est important) :

"– On ne peut pas laisser les bêtes nous dominer. Elles doivent connaître leur place.

Il reste beaucoup à faire... et nous ne sommes plus qu'à quelques saisons du moment des naissances.

Nous devons faire ce qui rendra les dieux heureux pour être sûres d'être récompensées par de nombreux enfantements.

Je peux regarder une bête dans les yeux... mais je n'ai jamais vu ceux d'un dieu."


Cette dernière phrase de Chemin-Droit n'est pas qu'une façon de parler : il y a de nombreuses scènes d'échanges de regards entre femmes et dinosaures dans Cave Girls (certaines associées à la domestication que j'évoquais plus haut) ; en fait il y a même une scène entière, au début du chapitre 3 (celui consacré à l'Avorton) qui adopte le point de vue de dinosaures charognards, et surtout il y a un chapitre entier (le 5) qui nous donne à voir les pensées (pas si bellicistes que ça) de l'Albinos.


Ceci dit, contrairement à ce que prétend Chemin-Droit, il y a bien – mais pour nous plus que pour les protagonistes – un élément surnaturel dans Cave Girls, celui qui nous offre, dans le chapitre 6 "un début d'explication sur la non-présence de mâles" (dixit le Nocher) dans un lieu géographique au potentiel symbolique évident, le lac de sang (métaphore évidente des règles).


C'est précisément autour de ce début d'explication, laissant entrevoir selon moi des développements proches du Roche-Nuée de Gary Kilworth, que le destin de Chemin-Droit va basculer (et probablement celui de sa tribu avec elle) ; en écho à son dialogue avec Corbeau-Haut, Una va alors déclarer, sans qu'on sache si elle est d'une façon ou d'une autre dans le vrai, ni de quel côté est en fait l'hubris (la démesure), cette offense à la moïra (le destin) :

"Les dieux nous ont maudites pour... les avoir défiés... Nous nous sommes montrées arrogantes, et le prix à payer en est de plus grandes souffrances. L'Albinos en a été le messager et nous l'a apporté."


On l'aura compris je pense, le potentiel de Cave Girls, tel que le laisse entrevoir ce premier tome, est immense ; il ne nous reste plus qu'à souhaiter que Greg Broadmore s'en montre digne dans les 3 prochains volumes.




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