vendredi 26 décembre 2025

Plan de mort

Les Lunatiques d'Adam Fyda (& Marek Ospalski) d'après Jerzy Zulawski


Disons le d'entrée, comme ça ça sera fait : Les Lunatiques (ouvrage lu en service de presse) est sans aucun doute une des grandes bandes dessinées SF de 2025 (vous avez le droit de me signaler les autres, je suis loin d'être à jour de mes lectures BD).


Si vous êtes aussi tatillon sur la terminologie que Fleur Hopkins-Loféron dans Voir l'invisible, vous ne manquerez pas de me signaler, non sans raison, qu'il y a une part d'anachronisme critique à parler de "science-fiction" (un terme américain) pour l'adaptation en bande dessinée d'une oeuvre écrite à une époque où la SF était principalement européenne, et où l'on parlait plutôt de "merveilleux-scientifique".


Je vous répondrai, non sans une once de mauvaise foi, que le texte de Jerzy Zulawski (le premier volet, indépendant, de sa Trilogie lunaire) a été écrit quelque années avant le célèbre manifeste de Maurice Renard – mais il aurait clairement pu y être cité, tant il ambitionnait de changer notre (étroit) point de vue sur le monde afin de battre en brèche notre (triste) anthropocentrisme, mais aussi "la capacité d'autodestruction ainsi que la faiblesse du genre humain" (page 120).


C'est précisément là que gît l'actualité de l'histoire, telle que la réinterprète avec brio Adam Fyda, Les Lunatiques s'offrant à la foi le luxe de rappeler le Solaris de Lem (qui a d'ailleurs postfacé le texte en son temps) et le 2001 de Clarke (et Kubrick) ; je ne peux évidemment pas vous déflorer le climax (à la 2001 donc) de la bande dessinée, mais je peux vous citer, en guise de mise en bouche, un extrait du passage où la parenté avec Solaris est la plus forte (page 99) :

"Elle s'est emparée de nos pensées. Et elle nous a amenés ici."


La bande dessinée commence pourtant de manière en apparence fort sage sur le plan narratif (même si le dessin, le découpage et les couleurs d'Adam Fyda proclament déjà des ambitions graphiques voisines de, mettons, le Gess de La Brigade chimérique) : un prologue de 6 pages (7-12) qui met en place à grand renfort de narratifs (fort peu jacobsiens ceci dit) les 5 personnages et l'univers, une uchronie où la première expédition lunaire a eu lieu en 1913 (changer l'anticipation de 1903 en uchronie est évidemment une idée, maligne, de Fyda).


Ceci dit, cette sagesse narrative initiale ne fait que préparer notre immersion brutale dans une fusée en plein atterrissage mouvementé sur la Lune, dans deux planches très découpées, dominées par un chromatisme rouge évidemment emblématique du danger encouru (pages 15-16) ; et même si les narratifs reviendront (judicieusement) scander l'action (en distillant des réflexions), ils n'étoufferont jamais le travail graphique d'Adam Fyda (qui n'a rien ou presque d'un Jacobs, répétons-le).


A partir de ce premier chapitre (couvrant la première nuit lunaire des personnages) se met en place une sorte de huis clos mobile, si vous me passez l'expression ; les personnages se déplacent certes en direction de la face cachée de la Lune, qu'ils pensent habitable, et ils ont parfois besoin de faire des sorties extra-véhiculaires, mais ils se déplacent en étant quasi-perpétuellement confinés dans leur véhicule (faute d'oxygène sur la Lune, c'est un des enjeux de l'histoire) – Jan Korecki, le philosophe de l'expédition, et principal narrateur, le souligne page 48 :

"Enfermés dans le ventre de ce Léviathan roulant à travers une contrée sans air, nous nous cachons tels des Jonas sous des couches de vêtements et de couvertures."


Dans cette comparaison biblique, que reprendra pages 60-61 la mystérieuse voix qui s'adresse à Jan dans son "cauchemar" maritime (page 63), gît selon moi une des clés de lecture de l'oeuvre, que la page 98 rendra évidente en plaçant, dans les souvenirs de Jan, le Moby Dick de Melville : l'homme est un Achab qui court après une baleine blanche (la Lune) bien trop grosse pour lui – ne ferait-il pas mieux de rester à sa place ?


Bien avant que cette problématique (au fond très pascalienne) ne vienne ouvertement sur le devant de la scène, le personnage de Martha Priya-Woodbell, la biologiste (et seule femme) de l'expédition, avait déjà souligné la vacuité fondamentale de leur voyage, avec selon moi une allusion claire à "La Véranda" de Melville, encore lui (page 70) :

"Les gens ne savent pas apprécier la beauté de la Terre ! S'ils venaient ici, ils l'aimeraient comme nous l'aimons maintenant, perdue à tout jamais... Et comme nous, ils rêveraient d'elle."


Nos Lunatiques – pourtant tous des gens de raison – deviennent ainsi de parfaits représentants de l'espèce humaine, qui vivent dans l'idéal plus que dans la réalité ; et leur voyage "sur ce plan de mort" qu'est la Lune (page 29) se change insensiblement en un voyage dans leur imaginaire, qui va paradoxalement les rappeler à leur humaine condition, bornée par l'espace et surtout par le temps (page 35) :

"Nous étions en visite dans un royaume gouverné par un dirigeant inexorable : le Temps. Et pour survivre, nous devions nous plier à ses règles."


Comme à mon habitude, j'insiste sur le potentiel réflexif de l'oeuvre (parce que je le trouve précieux en ces temps de démesure généralisée) et sur son habileté à nous présenter des espaces mentaux (parce que j'adore ce thème) ; mais je pourrais tout aussi bien souligner les setup-payoff impeccables qui émaillent l'intrigue (les limites du "tube de communication" de la page 19 seront pleinement exploitées pages 113 et 122, "les frères Remogner" mentionnés page 22 auront leur rôle à jouer page 65, "les oiseaux d'écorce" de la page 35 préparent les pages 111 et 119-120, le couteau de la page 85 reparaîtra pages 102 et 123-124, et je ne parle même pas des silhouettes encapuchonnées, qui prennent de plus en plus d'importance au fil des pages, 8, 28, 42, 61, 76-77, 114-121, 126, 132, 135).


En décrivant un périple aussi mental que physique (ai-je dit qu'il y a un plan de la face visible page 136, un à-côté qui manquait aux Champs de la Lune ?) pour mieux nous faire réfléchir sur notre humaine condition (l'épilogue des Lunatiques souligne, page 134, que l'humanité n'apprend jamais de ses erreurs, et que le pire toujours recommence, comme dans des films d'horreur politique tels que The Land of Hope de Sono Sion ou Les Chiens d'Alain Jessua), Adam Fyda (avec la complicité de Marek Opalski pour une partie du scénario, et avec Pierre Van Cutsem à la traduction pour la version française) démontre décidément à quel point Jerzy Zulawski était moderne...


Car si l'Histoire (hélas) semble se répéter, c'est peut-être bel et bien parce que l'humain, lui, ne change pas fondamentalement à travers les siècles, et il lui faudrait sans doute en prendre conscience pour pouvoir se libérer de l'illusion toxique de la croissance infinie – mais ceci est une autre histoire, quoique connexe à ces réflexions, qui font définitivement des Lunatiques une des grandes BD SF de 2025, redisons-le encore une fois.




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