jeudi 18 décembre 2025

Palais toxiques

Rose / House d'Arkady Martine


Dans un échange d'e-mails faisant suite à ma critique du numéro de Bifrost consacré au multiversalisme, Vincent Bontems, un des maîtres d'oeuvre du mouvement, m'écrivait entre autres qu'il distinguait entre la "fiction normale" et la "fiction servant à des discussions et des réflexions" – autrement dit conçue explicitement pour donner à penser (mais n'y parvenant pas si bien que ça, à en juger par l'exemple d'Homo Mangapiens).


Je lui répondais peu ou prou que pour moi – et ça se voit je pense dans ma façon de chroniquer – cette distinction n'a aucun sens, dans la mesure où toute fiction, même ouvertement présentée comme un pur divertissement, ouvre plus ou moins consciemment des pistes de réflexion – la plupart du temps proportionnelles à sa complexité et à son refus de tout manichéisme.


Un bon exemple récent de ce que j'affirme serait par exemple Cuirassés d'Adrian Tchaikovsky, que Shibia, avec un sens certain de la synthèse, a qualifié "d'une intelligence bourrine parfaitement maîtrisée" – ce que j'avais essayé de montrer dans ma chronique, avec je l'espère un sens certain de l'analyse.


Un autre excellent exemple est certainement Rose / House d'Arkady Martine, qui sous ses oripeaux de techno-thriller futuriste à la Dean Koontz (La Semence du démon, roman avec lequel il n'a au final rien à voir ou presque) dissimule en fait des idées aussi profondes que celles explorées dans "La Mort de la caserne de pompier n° 10" de Ray Nayler ou dans le Solaris de Lem / Tarkovski – et non, je ne pense pas surinterpréter, mais je vous laisse en juger.


Je l'indiquais en ouverture, il faut accepter un minimum de complexité pour pouvoir faire naître la réflexion, par exemple au moyen de la friction entre deux lignes narratives parallèles, représentant chacune un des aspects du genre hybride que l'autrice s'est choisie, ce "hentai tantei shôtetsu" dont je vous parlais à propos de Briser les os – mélange ici "de maison hantée et de film noir" (page 131), sans oublier la SF (page 10) :

"Une maison dotée d'une intelligence artificielle, ça n'a rien d'extraordinaire. Une maison qui est une intelligence artificielle, avec une créature non humaine imprégnant chaque poutre porteuse et chaque carreau de marbre fin ? C'est beaucoup moins courant."


Si l'on se concentre sur les cinq première chapitres (le sixième, d'épilogue, ayant une place un peu à part), et si l'on excepte les 2 incursion fugitives (à la fin des chapitres 1 et 2) dans l'esprit de Rose House (la maison) ainsi que les 5 fragments racontés du point de vue de Selene Gisil (un personnage au rôle semblable à celui d'Eleanor dans Maison hantée de Shirley Jackson), l'intrigue alterne en effet principalement entre deux personnages (oui, vous avez le droit de penser à Sculder & Mully, ou à Signaleur & Immacolata Sexton) :

– dans 13 fragments, nous suivons l'inspectrice Maritza Smith dans son enquête sur le meurtre (en chambre close ?) commis dans la maison hantée, une bonne partie de cette ligne narrative étant (classiquement) constituée par l'incursion nocturne dans la maison (grosso modo des pages 35 à 113) ;

– dans 10 fragments en parallèle de cette incursion, nous suivons, à l'extérieur de la maison, son partenaire, l'inspecteur Oliver Torres, dans ses tentatives de soutirer des informations à "un John Constantine de pacotille" (page 70), autrement dit à un avatar dévoyé du plus emblématique des détectives de l'étrange (j'en parlais à propos de Trese), ainsi qu'à "une pépée" (page 103) qui se prétend journaliste.


Ces deux lignes narratives ont beau se présenter comme complémentaires l'une de l'autre, elles ne visent en fait qu'à se neutraliser l'une l'autre, pour ne laisser subsister dans nos têtes que la réflexion qu'Arkady Martine a voulu placer au coeur de son récit – d'où à mon avis la désorientation, typique du méta-polar, qu'ont ressenti autant Stéphanie Chaptal et Laird Fumble que le Maki et CélineDanaé.


Pour être plus précis, c'est grâce aux différences entre les deux lignes (par exemple les comportements opposés adoptés par Oliver et Maritza envers la maison, un peu comme Kelvin et Sartorius se comportaient différemment face à l'océan de Solaris) que les points communs ressortent d'autant, à savoir la maison pensante et, plus généralement, tout l'arrière-plan SF, marqué par la thématique de l'hubris humaine (classique dans la SF contemporaine).


Rose / House décrit en effet un monde (à la fin du XXIIe siècle, voir page 89) où l'humain a soit volontairement abdiqué une part de ses prétentions à la libre maîtrise du globe terrestre (les "crédits de voyage aérien" des pages 21-22) soit été contraint par les catastrophes climatiques à en rabattre un peu sur sa consommation à outrance, y compris des denrées vitales – et non sans des effets de bord parfois délétères (page 23, c'est Oliver qui parle) :

"J'ai vingt affaires en cours, dont deux de citoyens assassinés pour leurs rations d'eau au check-point de la route 178."


Compte tenu de cette perspective, nous percevons tout d'abord comme mégalomaniaque le comportement de l'architecte Basil Deniau, mort en restreignant l'accès de Rose House à une seule personne, Selene Gisil, la plus critique de ses élèves (page 13) :

"Basil avait été son maître, autrefois. Elle l'avait très probablement aimé à une époque. Comme presque tout le monde. Et ils n'avaient pas échangé un mot depuis qu'elle l'avait dénoncé, qu'elle avait dit ce qu'elle avait à dire, qualifié ces maisons autres de palais toxiques uniquement construits pour sa propre gloire..."


Toutefois, au fur et à mesure que l'intrigue avance, nous nous rendons compte que, peut-être, Basil Deniau était (paradoxalement) une manière de sage qui n'estimait pas l'humanité prête pour une technologie aussi potentiellement dévastatrice que celle au coeur de Rose House – un thème classique en SF, mais ici traité du point de vue des exclu.e.s du secret (et renouvelé par son association avec un autre thème classique, j'en parle tout de suite).


Etant donné que cette technologie – et c'est là le coeur de l'oeuvre – a eu pour effet la création d'une entité consciente presque aussi radicalement autre que l'océan de Solaris, ceci revient à dire que l'humanité n'est pas prête pour un premier contact, même avec une entité qu'elle aurait elle-même engendrée – surtout avec une entité qu'elle aurait elle-même engendrée, vu ses perversions originelles.


Je pousse peut-être l'interprétation trop loin, mais une chose est sûre : comme dans tout méta-polar, ce qui importe n'est pas tant la résolution du crime (nous ne saurons jamais, par exemple, le nom de la victime) que le questionnement ontologique au coeur de l'intrigue – à savoir, ici, la question de la conscience non humaine (page 125, avec me semble-t-il un clin d'oeil au test de Turing) :

"Plus tard, Maritza se demanderait si les intelligences artificielles avaient du chagrin, ou si elles savaient seulement l'imiter. La question la fera reculer. Elle aurait trop envie de se la poser."


La réponse apportée par Arkady Martine à cette question fondamentale des sciences humaines est simple mais efficace (et moins classique que ne le pense Tachan) : pour pouvoir considérer que nous sommes en présence d'une entité réellement consciente, nous devrons l'avoir surprise en train d'user du fameux "let's pretend" de Lewis Carroll – de cette feintise ludique partagée qui est la base de la fiction selon Jean-Marie Schaeffer.


Dès la page 53, nous comprenons que Rose House est bel et bien capable de faire comme si – et d'ainsi contourner certaines limites de sa programmation – mais Maritza ne commente vraiment cette découverte que page 79, où elle ne parle certes pas de fiction, mais de mensonge à but esthétique, ce qui revient peu ou prou au même (toute théorie de la fiction doit précisément commencer par la distinguer du mensonge) :

"Il le savait, et il faisait semblant de ne pas le savoir.

Rien dans la nature d'une intelligence artificielle ne l'empêchait de mentir. Absolument rien, à part les quelques verrous de sécurité à l'origine des appels d'obligation de diligence. Cela exigerait toutefois d'une IA de savoir reconnaître le mensonge, d'intérioriser le concept et la méthodologie de la tromperie, puis de choisir de s'y livrer comme... pratique esthétique."


Evidemment, comme les IA actuelles sont basées sur des réseaux de neurones artificiels, autrement dit des boîtes noires qui ont été paramétrées par répétition d'une même tâche, il y a peu de chance qu'elles parviennent à intérioriser un quelconque concept – mais ceci est une autre histoire, dont je parlais un peu à propos du dossier multiversalisme de Bifrost, et dont je parlerai encore en chroniquant bientôt le "tract" de Jean-Marie Schaeffer (encore lui) consacré aux Mythologies Web.


Ceci dit, cette faculté qu'à Rose / House de nous faire dériver vers des interrogations on ne peut plus actuelles, en raison précisément des circonvolutions labyrinthiques de son intrigue, c'est une preuve de ce que j'avançais au début de cette chronique : la fiction, à laquelle d'une certaine manière Rose / House rend hommage, est un excellent outil d'approche du réel, et elle l'est d'autant plus peut-être qu'elle assume ouvertement son statut de fiction (divertissante).





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